dimanche 11 novembre 2018

Décès et autres petites morts - Première partie, Chapitre 1

Décès et autres petites morts, Pierre Rousseau, 2003.

Première partie
Chapitre 1

Écrasés d’azur, pétris d’air sec, nous marchons dans cette commune des Yvelines qu’on appelle Louveciennes. Des volutes d’une poussière crayeuse s’élèvent sous nos semelles. Ma barbiche grisonne ; même Bépécé n’a plus la peau aussi noire.

– Fait chaud, dis-je.

Vaseline lève les bras vers un ciel vide comme un trou :

– Arrête de te plaindre.

– Je me plains pas.

Malgré son âge, Vaseline est impressionnant. Six pieds et 3 pouces, droit comme un poteau, épaules carrées, chemise carreautée et une intelligence très au-dessus de la moyenne. J’apprécie son style, sa parlure, suffisamment pour le suivre dans des lieux étranges et chez des inconnus qui ne me disent absolument rien.

Midi sonne au village. Trois cyclistes nous dépassent en maugréant. En haut d’un raidillon, je vois une fermette au loin, comme dans un tableau impressionniste. Je pourrais presque la toucher.

– C’est là ? dis-je en mettant mon doigt dessus.

– La ferme de mon frère, dit Vaseline.

– Elle ne paye pas de mine, la fermette. Je m’attendais à beaucoup plus.

Vaseline tape dans ses mains et pointe sa casquette droit devant :

– Voilà un beau corps de ferme avec grange et écuries, dit-il.

– Où ça un beau corps de femme grande et équarrie ? m’exclamai-je.

Il me prend par le collet.

– La ferme, imbécile ! tempête-t-il.

À bien y regarder, c’est une belle ferme, avec une maison aux murs de pierres, quelques bâtiments très bien tenus et une marre aux canards. Je pense à Cécile Dranac. Je geins. Vaseline passe son bras autour de mes épaules :

– Qu’est-ce que tu as, encore ?

– Je pleure.

– C’est pas un cœur que tu as dans la poitrine, mais un détecteur de drame.

– Qu’as-tu vu ?

– Des canards.

– T’es un imbécile ! Cette femme-là est partie. Ça fait des mois, un an maintenant. Elle ne reviendra pas. Compris ?

– Oui.

– Allez, avance !

Avec Cécile Dranac, je conjuguais mon amour au conditionnel. M’aimes-tu ? était mon plus grand cri de détresse. Si elle disait oui, je lui demandais pourquoi. J’étais devenu terriblement jaloux. Si elle trouvait intéressants les propos d’un autre homme, j’haussais les épaules de dédain. Je n’aime pas qu’on tourne autour de mes amours, surtout les confrères de travail.

– T’es certain qu’il voudra te voir ton frère ? demandai-je à Vaseline.

– J’en suis certain, répond-il en allumant sa centième cigarette.

– Comment il s’appelle, ton frère ?

– Antoine.

– Pourquoi il vit en France ?

– Longue histoire. Dette de jeu.

– Il te ressemble ?

– Tu verras.

– T’es venu souvent ici ?

– Une fois. Il y a longtemps. T’inquiète pas, il ne dira pas non.

Vaseline a soixante-sept ans – trente-six de plus que moi – et une queue de cheval qui lui descend jusqu’aux reins. « Ma plus grande force, » affirme-t-il. Je fais le compte de ses mensonges et je ne suis pas encouragé. Pas d’hypocrisie, de calomnie, ni même de médisance de sa part, mais de la mystification.

– Peut-être le frère de Vaseline a-t-il bien changé, hein ? dit Bépécé à Nobel Flat qui, tout à ses pensées, ne commente pas.

Les trois marchent d’un bon pas devant moi. J’ai toute la peine du monde à les suivre.

– C’est encore beaucoup de fatigue avant de l’atteindre ? demandai-je à Vaseline.

– Un kilomètre. Une fourmi qui traverse un sentier.

– Les fourmis ont six pattes, répliquai-je.

Des abeilles bourdonnent autour de nous. Elles butinent les fleurs sauvages comme des débiles, interprètent un minuscule concert en pleine nature. L’une d’elles s’approche, me regarde droit dans les yeux, se pose sur la monture de mes lunettes, marche sur la lentille droite, puis sur la gauche. Je louche. J’ai peur. Vaseline fait un drôle de bruit avec sa bouche. L’abeille s’en va.

– Imbécile ! dit-il.

Je traîne de plus en plus la patte.

– J’ai mal ! me plaignis-je.

– Où ? me demande Vaseline.

– Je sais pas.

Il s’arrête, se retourne et me donne un coup de pied dans le tibia. Je sautille sur place.

– Et là, où t’as mal ?

Nous nous remettons en route. Vaseline sifflote.

– C’est long un kilomètre, dis-je. Pour moi, ta fourmi est cul-de-jatte.

Des odeurs de fumier nous encerclent, une armée de succubes malpropres.

– Ça sent mauvais, dis-je.

Personne ne répond. Bépécé dépoussière aux dix enjambées ses Reabook blancs achetés à Paris. Un peu plus loin, une bonne odeur me fait lever le nez.

– Ça sent bon, dis-je.

Bépécé respire un grand coup :

– La lavande.

Un orage se dessine au fusain, à l’horizon.

– Il va pleuvoir, observai-je.

– La ferme, crie Vaseline.

Comme de fait, nous passons enfin le portail de la fermette convertie en couette et café. Vaseline frappe à la porte qui s’ouvre aussitôt. Le bonhomme nous surveillait. C’est un homme gras et court, poilu du visage, des bras, des oreilles, de partout, une espèce de chenille, avec des lèvres massives et pincées comme celle d’un chimpanzé. Il ne ressemble pas du tout à Vaseline.

– C’est pas encore la saison, c’est fermé, dit-il.

Sa froideur nordique me rassérène, nous ne moisirons pas ici.

– C’est Raoul, ton frère, dit Vaseline.

– Je te reconnais.

Vaseline prend un air de petit saint pour nous présenter :

– Avec mes amis : Samuel, l’Anglais, surnommé Nobel Flat ; là, c’est l’Haïtien, Bernard Philippe Carrié, dit Bépécé ; et derrière, c’est l’imbé… Coco. Mes amis, voici mon frère Antoine.

– Appelez-moi Jacques, lui dis-je. Lui, c’est Vaseline.

Monsieur Antoine ne dit rien, mais Vaseline ne lâche pas prise :

– Nous pouvons loger chez toi quelque temps ? Nous visitons la région.

– Retombées économiques, ajoutai-je avant de me rendre compte de ma bévue.

– Il y a une chambre. Entrez.

Monsieur Antoine a une attitude convenable, mais peu invitante. Il n'incite pas ses visiteurs à s’incruster. La chambre, grande comme un mouchoir de poche, est propre. Une forte odeur de fond de pot de tapioca flotte dans l’air. De petites pierres de toutes les couleurs ont été collées sur des bouteilles de vin et des plantes sèches comme des allumettes mises dedans. Il y a deux grands lits. Vaseline et Bépécé coucheront ensemble, moi tout seul et Nobel Flat à terre. « Pour mieux écouter ce qui se dira en bas », dit-il.

Nous descendons pour le dîner. Monsieur Antoine nous engueule :

– Je vous avais interdit de fumer !

Je regarde Vaseline et je fais « Hé ! » Pour me punir, il enlève ma tuque et s’assoit dessus. Je boude. Pendant le repas, nous sommes silencieux comme des moines. Monsieur Antoine affiche un air triste, forcé peut-être. Il mâchonne son pain comme un ruminant. Sa femme est partie avec les enfants. « Depuis 172 jours », dit-il. S’il compte en jours, c’est qu’il s’ennuie. Il ne l’avouera pas. Peut-être prête-t-il à sa femme des sentiments bien trop compliqués.

– Bon débarras ! murmure-t-il.

– Même les enfants ? dis-je.

Vaseline me donne une taloche derrière la tête. Même s’il ne le prononce pas, le mot « imbécile » résonne sous mon crâne. Dans le salon et la cuisine trônent des mobiliers et des appareils électroniques dernier cri. Le bonhomme s’entoure de gadgets, fait de folles dépenses, se laisse aller. Sur le buffet, la lettre d’un huissier.

Après le dîner, Vaseline décide de faire une tournée au village. Bépécé et Nobel Flat le suivent, moi aussi, presque obligé, même si j’ai mal au cœur. Passer de 30 000 pieds d’altitude à rat de terre n’a pas fait de bien à mon estomac. Les saucisses de monsieur Antoine non plus.
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