dimanche 10 février 2019

Simulacres - Chapitre 2 - La momie

Voici le deuxième chapitre de Simulacres (Pierre Rousseau, 1995; ancien tire Dague)

02 La momie

Après avoir fait une incision le long du flanc, Hilaire Daumal enleva le cœur et les autres viscères: foie, poumons, estomac, intestins, rate, reins, utérus. Cela lui fit penser qu'enfant, il aimait regarder son oncle charcuter les animaux en extirpant des entrailles les boyaux, les tripes et les abats.

Lentement, il tirait les morceaux du corps en les nommant, comme s'il tirait les mots eux-mêmes. Car, même s'il ne savait ni lire ni écrire, il savait nommer les choses, éléments indispensables aux transactions orales qu'il avait faites pendant des années, réussissant par la parole à transiger de grosses sommes d'argent. Tout ce qu'il avait eu à apprendre, c'était le dessin de sa signature.

Ensuite, il fit l'ablation du cerveau en l'extirpant de la boîte crânienne par les narines, se demandant d'ailleurs pourquoi il procédait de cette manière. À défaut de respecter une certaine culture ancienne, peut-être voulait-il conserver à la tête sa forme intégrale. Mais il perdait ainsi du temps, et le temps devenait un prérequis à sa survie. Il ne devait laisser aucune émotion faire trembler ses mains, ou ralentir son rythme.

L'odeur était écœurante, voire insupportable, mais ces émanations volatiles des chairs mortes mises subitement en contact avec l'air de cette pièce fermée ne le dérangeaient pas. Il manipulait les organes sans se préoccuper des vapeurs qui émanaient du corps entrouvert étendu sur la table.

Au retour des locataires participant à un voyage organisé, l'odeur aurait disparu, aidée en cela par un encens spécial qu'il faisait brûler nuit et jour. Il entendit son fils vomir dans la salle de bain, pour la dixième fois sûrement. Mais il lui imposait la vue du cadavre pour bien lui démontrer, et surtout lui faire comprendre, que le corps, si humain soit-il, n'était qu'un magma de chairs immondes et grotesques, sans aucune beauté.

Il aimait son fils, d'une certaine façon, et malgré le fait qu'il soit à demi paralysé du côté gauche, ce qui ne l'avait pas empêché, contre toute attente, de devenir un excellent charpentier, métier qu'il avait appris en prison.

Mais en ce qui regardait sa femme étendue devant lui dans sa nudité intérieure, il ne l'avait jamais aimée. Ni en tant que femme, ni en tant qu'épouse, ni en tant que mère de ses enfants. C'était cependant une femme d'une grande beauté, mais dont l'embonpoint alourdissait le corps et le regard. Née à An-Ahkro-Nîs, un petit village - une oasis - dans le désert de Libye, elle passa son enfance à folâtrer dans la douce oisiveté que lui permettait le prestige - c'est à dire l'argent - que son père retirait de ces gigantesques négoces à travers les déserts de l'Afrique du Nord. Mais le modernisme chassa l'archaïsme des moyens de transport et, par ce fait, accéléra la ruine de cette famille qu'on qualifiait jusqu'alors de «princière».

Mais lorsque Hilaire Daumal arriva dans ce village, en quête d'objets exotiques, et tel un heureux sort, il fit miroiter les beautés et les richesses d'un grand pays devant les yeux alanguis de cette petite fille qui n'était jamais sortie de son village. Les parents ne s'objectèrent pas au mariage, y voyant une occasion d'émigrer et de fuir l'ostracisme apporté par leur déchéance. Mais d'heureux, le sort devint mauvais, et le malheur déchira les sens et l'âme de la jeune femme, et la fit devenir la caricature d'une société dans laquelle elle ne s'intégra jamais. 

Et tout un chacun s'ingénia à scruter cette étrangère. Madame Daumal ne se levait jamais pour faire le déjeuner à ses enfants. Se coucher tard, être paresseuse et désordonnée, c'était ce que le destin réservait à cette femme qu'une fatalité biscornue avait rendue alcoolique. Mais pas question -officiellement - de lui en vouloir, ou de la condamner: chacun, à cette époque, visait la propagation de la foi chrétienne, et nul n'était accrédité à démêler chez autrui les profondeurs des sentiments et des émotions, ni à définir strictement les rôles de mère et d'épouse pour en graduer les mérites à son bon vouloir. Tous, sauf son mari bien sûr.

Mais chacun s'avouait à lui-même, et aux autres parfois, que Madame Daumal était digne de figurer dans les annales de l'enfer. À y regarder de plus près, et pour qui le désirait, elle s'adonnait aux sept péchés capitaux mis en évidence dans le Petit Catéchisme. 

L'orgueil, évidemment, pour cette femme issue de la petite bourgeoisie, très relative cependant, habituée à gagner sur tout, consciente de sa valeur - de souche - et de l'importance du fait même de son existence; pointant parfois vers l'arrogance, cet orgueil pouvait ressembler à de la fierté, mais sûrement pas à de l'estime de soi. 

L'avarice, sans aucun doute: il n'y avait qu'à regarder les sous noirs qu'elle accumulait en petites piles bien rangées sur sa table de chevet, et qu'elle tronquait d'un sou ou deux lorsque ses enfants insistaient pour en obtenir, les donnant chichement, sans générosité, comme une obligation; elle poussait même cette avarice jusque dans les gestes de sa vie quotidienne, ceux d'épouse et de mère.

L'impureté aussi, parce qu'elle aimait se caresser en se lavant, bien timidement cependant, n'osant jamais aller jusqu'au bout; elle avait un jour regardé, brièvement et en cachette, un journal jaune montrant un couple faisant l'amour par en arrière - par où sortent les déchets du corps - et cela lui avait plu d'imaginer recevoir elle-même cette délectation charnelle.

L'envie lui permettait de jeter son dépit sur le bonheur des autres, sur leur chance, sur les faveurs qu'ils obtenaient, sans les avoir mérités bien sûr; elle s'offusquait des avantages que les gens exploitaient effrontément sous ses yeux, pour le faire exprès et la faire rager de haine.

Il suffisait de constater son embonpoint pour croire à son péché de gourmandise; elle transportait aisément toute cette mauvaise graisse, et sans mauvaise grâce, faisant fi de la beauté du corps et de l'équilibre des formes.

La colère? Ses enfants la connaissaient, eux qui gardaient longtemps en mémoire, et sur le visage, les dernières taloches reçues; le fracas des objets brisés, entre autres les assiettes qui ne coûtaient pas cher, résonnait encore loin dans leur tête.

La paresse évidente: elle ne se levait jamais le matin pour préparer le déjeuner à ses enfants, comme le faisaient les mères du quartier.

Mais toutes ces fautes, commises sans méchanceté, n'étaient pas issues de sa nature profonde, mais de l'édification de sa personnalité malléable modelée par des expériences vécues et imposées. Le seul mal qu'elle faisait en fait, c'était de se détruire elle-même. Sauf bien sûr en ce qui concernait les taloches, mais cela, plusieurs autres mères utilisaient ce reliquat du siècle passé où la fessée administrée par le père, et les taloches de la mère, replaçaient les enfants dans les ornières du droit chemin.

Par contre, elle en voulait à son mari pour l'avoir entraînée dans une vie misérable, économiquement et culturellement, car le pauvre homme ne savait qu'enrichir les autres, n'obtenant qu'un indécent pourcentage sur ses ventes. Il voyageait beaucoup, et c'était cela qu'il désirait en fait; mais il lui avoua qu'il avait parfois hâte de revenir pour lui dégueuler sa rancœur.

Elle savait bien que cette agressivité venait du fait qu'elle se refusait à lui le plus souvent possible, ne faisant jamais le premier pas, et trouvant mille excuses irréfutables. Elle le tenait ainsi à distance jusqu'au moment où elle sentait qu'il allait éclater, elle ne savait pas comment, n'étant jamais allé jusqu'au bout de sa cruauté. Elle se prêtait à lui le temps d'une éjaculation. Elle lui avait même une fois offert la fellation, plus pour sentir dans sa bouche la forme du membre que pour le contenter; mais elle n'avait pas apprécié recevoir le liquide amer dans sa bouche, comme un affront. Peu lui importait en fait qu'il voit d'autres femmes, car elle désirait s'exclure de cette obligation maritale que toute femme devait, comme un dû, à son époux.

Elle aimait ses enfants, bien sûr, trouvant sa fille belle et intelligente, et son garçon débrouillard. Mais tout s'arrêtait là. Ils n'étaient que des figurants sur la scène de sa vie, l'influençant certes, mais dans la limite de sa patience et de sa tolérance. En cas contraire, elle remettait de l'ordre.

Hilaire Daumal se moucha, ce qu'il faisait fréquemment, et cela depuis son enfance; et chacun pouvait jurer de l'avoir vu au moins une fois avec un mouchoir, puisqu'il ne se cachait jamais pour le faire, que ce soit à la table au dîner, ou dans le lit avant de baiser. Mais ce nez ne sentait presque plus les odeurs, comme s'il était usé par les curetages répétés. Pour que les odeurs présentes dans la pièce l'atteignent et titillent son cerveau, il fallait qu'elles soient fortes et dures, et non habituelles. Il pensa à respirer par la bouche, mais cela lui aurait donné cette impression de faire oeuvre de nécrophagie, comme quoi l'humain restait encore fragile à l'idée de consommer, ne fusse qu'en vapeur, le corps d'un de ses congénères.

D'ailleurs, ce même nez lui avait fait découvrir - au sens figuré comme au sens propre - de belles femmes qu'il s'était empressé de séduire lors de ses nombreux voyages, pour ensuite les abandonner dans un coup de mouchoir mouillé de larmes. Personne ne connaissait vraiment ses allées et venues, car, ne manquant pas de discernement ou de prévoyance, il savait camoufler une partie de ses revenus dans le but inavoué de se payer, presque sur commande, des plaisirs charnels et sexuels, et des beuveries gigantesques avec de parfaits inconnus.

Il prit le cœur - ce viscère musculaire avec ses oreillettes, ses valvules et ses ventricules - dans ses mains quelques secondes pour tenter de visualiser dans des émotions ou des fibres quelconques qui l'auraient malgré tout ému. Mais il resta insensible. Il prit le couteau pour couper ce cœur en deux, comme on coupe une pomme, mais sans s'y résoudre pourtant. Peut-être y aurait-il vu des soupirs, des tressaillements de joies ou d'espoir, de la rage de vivre ou du chagrin. Il pouvait faire, ici et maintenant, tous les gestes réels et concrets qui briseraient ce symbole de la vie: l'arracher, le crever, le fendre, et peut-être faire jaillir un cri de ce cœur. Il ne fit rien, préférant laisser la pourriture anéantir le tout.

Une chose le rassurait cependant dans son athéisme: il était certain de ne pas y trouver une âme.

En ce qui regardait le cerveau, il ne s'y attarda guère, étant peu préoccupé par l'esprit ou l'intelligence. Il avait cloisonné son cerveau pour répondre à ses attentes, les autres facettes du raisonnement ne lui importaient pas.

Mais son fils changea d'attitude devant le cadavre fraîchement décervelé. À la vue de ce siège des facultés intellectuelles, il écarquilla les yeux, et parvint même, à l'aide d'un effort qui parut surhumain, à toucher le magma de matière molle du bout des doigts, pour s'éloigner ensuite, brusquement, avec le visage impassible de celui qu'une effroyable vérité venait d'anéantir.

Hilaire Daumal disposa des «restes» dans des sacs qu'il irait jeter lui-même dans le dépotoir municipal, évitant ainsi que des chiens, attirés par les odeurs de chairs, n'éparpillent les morceaux sur la rue. Il se débarrassa du sang dans l'évier en regardant le liquide s'engouffrer dans l'ouverture en formant un hallucinant vortex rouge.

Puis il bourra le corps tout entier avec une mixture à base de bitume.

Il mit ensuite le corps à déshydrater dans une boîte spécialement conçue: un système de ventilation introduisait de l'air chauffé par un élément électrique du côté de la tête, tandis qu'un petit moteur aspirait ce même air vers les pieds, repoussant toute cette humidité charnelle dans le renvoi sous l'évier. Dans une semaine, de cet amas de chair et d'eau, il ne resterait que la peau, les cartilages, et les os.

Pendant ces journées, il se berça devant la boîte, les yeux hagards comme quelqu'un s'impatientant d'une trop longue attente, anxieux de passer à une autre étape cruciale.

Pour lui, le corps humain - et tout corps animal en général - se limitait à une masse d'os, de muscles, de chair et de cartilages, et à une foule d'organes aux formes laides et capricieuses. Rien là-dedans qu'il ne put aimer dès que le morceau de chair était sorti de son contexte corporel, comme un doigt coupé et posé au milieu d'une table lors d'un dîner ne manquerait pas de susciter un mouvement de répulsion.

Mais en tant que première perception du monde, le corps restait le point d'attache de l'existence terrestre. Et c'est lui que les hommes quittaient en dernier avant qu'il ne soit ingéré par la mort cellulaire et moléculaire. Bien sûr, le nourrisson ne voyait pas son corps, mais le sentait présent dans l'espace restreint de son champ de perception. C'est pour cela qu'il s'effrayait de la lumière éteinte brusquement, ayant alors cette impression terrible de tomber dans un vide noir, sans parois sur lesquelles ses petites mains pourraient s'accrocher, ou du moins toucher, afin de «voir» dans quelle direction son corps abandonné basculait.

Lorsqu'il ouvrit la boîte à la fin de la période d'attente, Hilaire Daumal eut malgré lui un frisson. Le cadavre était devenu subitement une vieille femme, et même plus, une femme qu'une maladie dégénérative avait vidée de toutes ses chairs et de tous ses muscles, pour ne laisser qu'une peau se moulant étroitement aux os, aux mâchoires, aux dents, tentant de s'introduire dans toutes les ouvertures, et surtout dans les cavités de l'entrejambe. 

Il pensa au film «Le cauchemar de Dracula», plus précisément à cette scène où la femme-vampire vieillissait instantanément après qu'un pieu eut été enfoncé dans sa poitrine. Si le ventre n'avait pas été bourré, il était certain que la peau se serait collée sur les vertèbres. Il constata qu'il aurait du mal à faire le bandelettage sans rien briser et décida, contrairement à son intention, de ne pas vider le corps pour le bourrer avec un nouveau mélange à base de bitume et de sciure de bois.

Il aurait pu briser ce squelette en petits morceaux pour le jeter aux vidanges tout simplement, ou le réduire en poudre et le conserver dans un bocal. Mais tel son désir, le cadavre garderait une apparence humaine.

Il enleva la boîte sans avoir à sortir le corps, le fond restant sur la table. Il se félicita de cette idée, ayant la certitude de l'effritement du cadavre s'il avait tenté de le bouger. Il mit un grand soin au bandelettage, en commençant par les doigts, les mains et les pieds, enveloppant le tout avec des bandelettes de lin très fines. Puis il emmaillota tout le corps avec des bandelettes plus larges, le recouvrant entièrement. Il fit en trois jours ce qui normalement devait prendre quinze jours, du moins pour parvenir à un ouvrage parfait. Mais ce qu'il désirait, c'était que le corps garde plus ou moins sa forme pendant quelques années, et surtout qu'aucune odeur ne s'en émane. Il ne voulait pas faire un chef-d'oeuvre de ce cadavre - il appelait à dessein «cadavre» ce corps mort, et non pas «dépouille» cette femme qu'il avait toujours considérée comme un animal, même lorsqu'il lui faisait l'amour.

De voir cette momie étendue sur la table, et ressemblant à un squelette habillé d'une peau jaunâtre, mais avec un visage pas tout à fait méconnaissable, Hilaire Daumal fut fier de son oeuvre, du moins visuellement, car il ne pouvait garantir l'absence de toute odeur dans un avenir lointain. Et il se dit que sa femme serait avec lui pour longtemps encore, mais dans un tel état de laideur qu'il n'aurait plus besoin de mots pour lui témoigner sa haine. 

Son fils Amaël avait regardé la scène, jour après jour, se révoltant de la nudité de sa mère ainsi étendue sur la table, mais ne pouvant détourner son regard, non par crainte de la réaction de son père qui le lui imposait, mais parce qu'il voulait savoir ce que sa mère deviendrait, à quoi ressemblerait son nouveau corps, afin de la reconnaître dans un autre monde, tel qu'il concevait l'au-delà de la mort, sans savoir que, déjà, il la frôlait de ses membres et la caressait de ses cheveux, jouissant des milliards de molécules libérées dans l'air de la pièce.

La radio que son père allumait tous les jours afin, peut-être, de ne pas entendre les gargouillements des liquides s'agitant dans le corps éventré, ou les craquements de la peau desséchée, ou les hurlements inaudibles de la morte, jouait, en cette dernière journée, juste avant la mise au tombeau, la chanson d'Edgar Joyal: «L'amour infini».

Et Amaël eut subitement peur de la mort.
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