mardi 19 mars 2019

Sans queue ni tête - Extrait 3 - Le cimetière

Sans queues ni têtes (Pierre Rousseau, 1974) est une (brève) tentative d'écriture s... et pas très réussie, je dois l'avouer. Voici donc un court extrait de ces propos décousus:

25 juillet 1974

Très peu de temps après ma naissance, on m’affubla – excusez l’expression – d’un prénom très évocateur, foulé par les semelles sales de milliards d’hommes à travers les siècles, manipuler, façonner, lancer ou garrocher, employé à tous les usages, j’ai nommé pierre.

Avait-on la certitude en me nommant ainsi que mon cœur et mon esprit acquerrait la dureté de la pierre – sans aucun rapport ici avec « une tête dure » – offrirait de la résistance positive au monde extérieur, formerait mon caractère d’homme apporterait une endurance physique – des muscles d’acier – , et qu’ainsi, tel un char d’assaut, j’irai férocement à la conquête du monde et de l’univers?

Ou bien a-t-il une origine plus sentimentale. Qui ne connaît pas la phrase célèbre du Christ: “Tu es pierre et sur cette pierre, je bâtirai mon église.” Une lueur fulgurante vient de me traverser l'esprit, après 25 ans de vie: me destinait-on au sacerdoce? Pauvres parents déçus. Mon nom, prédestiné à une haute considération ecclésiastique, perdra son auréole de sainteté parmi les bas fonds de la poésie libertine, dans les lupanars de la luxure romanesque, ou dans les fuites éperdues d’une religiosité sacrée.

Mon nom ne servira qu’à désigner les choses les plus terre à terre, les pierres du chemin que foulent inconsidérément les bottes du soldat ou les sabots des chevaux. Dans la poussière et la honte, mon nom tramera sa célébrité de par le fend monde, ou s’endormira dans le lit de la rivière où, dans un sommeil peuplé de cauchemar, il renâclera les regrets d’une vie manquée.

Néanmoins, je me consolerai en me disant que si mon prénom ne sert plus a désigné des choses profanes, elle nomme aussi des pierres précieuses, la pierre de lune, le diamant, l’améthyste, le rubis qui parent les plus belles femmes du monde et hélas, de moins belles. Leurs scintillements, dans des éclats esprit ou d’orgueil, règnent sur l’univers de la richesse matérielle et l’éblouissement de leur valeur émeut plus d’un œil, même les âmes.

Mon nom – je m’en rends compte maintenant – règne sur le monde aussi sûrement que le soleil du haut de son trie. Les montagnes inaccessibles que des hommes lilliputiens croient conquérir déchirent des pays comme des dents de sauriens, des falaises abrup­tes s’enfoncent, gigantesques, dans l’océan muet de tendresse. Que ce soit l’Himalaya ou le grand Canyon, la pierre, partout, s’impose dans sa dureté, sa beauté et son gigantisme. Et que de mains d’hommes ont manipulé cette matière pour façonner des cathédrales, des châteaux du Moyen Âge, des forteresses, des manoirs, des routes, jusqu’à la plus simple maison de pierres des champs. L’hymne à la pierre n’a jamais été assez chanté. Plus que l’élec­tricité ou l’énergie atomique, elle a bouleversé et bouleverse encore la terre de tous ces hommes qui ne daignent même pas baisser les yeux sur cette offrande de la nature généreuse.

Mais son symbole est éternel. Et mon goût des voyages vient peut-être de ce proverbe: “Pierre qui roule n’amasse pas mousse” Une crainte, sûrement, de la vieillesse. Mais les hommes comprendront, hélas trop tard, que, jusqu’à leur mort, et même après où les pierres se font tombales, qu’ils aient dû, âme ingrate, déifier le summum de la création, et non pas élever les stèles à ceci ou cela, mais aux pierres elles-mêmes

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Une étrange idée me conduisit il y a à peine heure dans l’immense cimetière de l’est. Étrange endroit pour se promener par un merveilleux après-midi d’automne, sous un soleil ruisselant d’humidité. Qu’est-ce qui m’attirait dans ce lieu paisible et presque rassurant à la lumière du jour? Impossible à deviner. Ce n’est certes pas un endroit que je fréquente régulièrement, heureusement. Personne de ma famille n’y est enterré.

À l’entrée, deux anges blancs vous souhaitent la bienvenue à coup de trompettes muettes. Mais je croirais plutôt que cet accueil discret est pour ceux qui entrent non verticalement, mais horizontal. Et ce silence fusant comme un hymne a pour but, de­vinons-le, de ne pas réveiller les morts. Que ceux qui sont morts restent morts. Si tous les revenants revenaient, il y aurait un problème de répartition de biens, de femmes et d’espace. Aucune nouvelle ne nous est parvenue selon lequel que le ciel serait surpeuplé. (ni de l’enfer d’ailleurs, bizarre, vraiment bizarre.)

Donc, après avoir passé la grille, un haut monument, assez pour être remarquable annoncent que tous les ossements exhumés ont été ici enterrés, tous ceux datant d’avant 1917. Il fallait trouver de l’espace pour les nouveaux arrivants, de sorte qu’il a fallu, religieusement, exhumer toutes ces tombes et les rassembler sous une même bannière et dans un même lieu (serait-ce le seul lieu au monde où il n’y aurait aucune ségrégation de sexe ou de nationalité?).

Le visiteur anonyme s’engage ensuite dans une des allées. Je préférai celle du centre, étant bordé d’arbres dont l’ombre rafraîchissait l’air surchauffé. De chaque côté de mes pas, des pierres tombales de toutes les formes, de toutes les couleurs se figeaient dans une mort minérale, gardiennes inflexibles du cercueil sous leur pied enfoncé. Quelle dureté dans leur prestance: On dirait un bataillon de la mort en attente d’une résurrection à venir. Je m’amusais (excusez le mot) à lire les inscriptions stéréotypées. Seuls les noms semblaient revivre sous mes pensées et j’évoquais un vague visage, une vie vivement effleurée. Je ne connaissais rien de ses gens, et pourtant il faisait partie de ma race d’homme. Ils avaient connu les même joie et peine, les mêmes souffrances sous d’autres noms, d’autres cieux, ou et d’autres temps. Néanmoins, ils étaient près de moi, maintenant enfouis comme des végétaux dans une terre sèche.

Je me suis demandé pourquoi on éloignait toujours les morts du ciel pour les rapprocher de l’enfer. Pourquoi ne pas enterrer les morts au faite des montagnes, presque dans les nuages. Ils seraient les premiers à voir les rayons du soleil et aussi les derniers. Ils n’auraient qu’un pas à faire pour quitter cette Terre qui ne veut plus de leur âme, sauf de leurs atomes qui referont d’autres humains, d’autres plantes, d’autres cailloux. À un moment, je souhaitais qu’à ma mort, on fasse brûler son corps, qu’on ramassât les cendres, que sur le plateau du merveilleux mont Albert, par un jour de soleil et de grands vents, on disperse mes cendres. L’espace et la liberté totale s’offriraient à moi et mon âme, ivre de paix s’élèverait dans un firmament azuré, dans une vie éblouissante.

Mais un instant après, une angoisse m’étreignit: et si mon âme mourrait par dispersions des atomes? La survivance après la mort est mal connue, ou pas du tout pour être franc. Peut-être l’âme ne vit-elle que tant que les atomes sont associés. Elle faiblit de plus en plus jusqu’à dissociation de la dernière molécule de corps. Ou bien est-ce le contraire? La résurrection des corps serait-elle alors impossible?(si elle existe).

Je pense que le corps n’est qu’une enveloppe, et qu’après, il y a autre chose dont le corps est absolument hors de question. Il pourrit, se décompose dans un malade de vivre, et l’âme ou quel­que chose de semblable s’en va son bonhomme de chemin, où elle a à faire, et c’est ce que nous serons peut-être dans le prochain épisode de notre fulgurante existence. Je dis peut-être, parce qu’il est possible – tout est possible –  qu’après la mort, il n’y a absolument rien. Pfi, tout est mort: la personnalité a existé, point final. Je ne laisse qu’une image dans quelques esprits, quelques réalisations terrestres (tout dépendant de l’individu) et des atomes qui m’ont formé. C’est angoissant de penser ainsi, mais il faut tout regarder en face.

Mais, l’angoisse qui m’a le plus bouleversé étant jeune c’est l’angoisse de l’éternité. Imaginez qu’après la mort, votre âme ou esprit vive encore. Elle existe dans une autre forme pour une autre vie. C’est encore vous. Et après, cette âme meut d’une autre mort pour revivre sous une autre forme encore imaginable pour l’homme vivant. Et cela sans fin. Vous existeriez toujours. Ce serait une immortalité, MAIS UNE IMMORTALITÉ IMPOSÉE. Vous ne seriez plus capable de mourir tout à fait, toujours vous existeriez.

L’impossibilité de mourir vous connaîtriez. L’éternité vous tiendrait dans ses affres. Vous sentiriez jusque dans votre existence cette angoisse de l’éternité. Ce fut un moment terrible de ma vie. Il dura quelques mois. Parfois, dans le jour, j’oubli­ais, mais le soir, en me couchant, cette pensée m’assaillait inexorablement jusqu’à l’angoisse psychologique la plus atroce. Je me convulsais dans le silence de la nuit. Je n’osais hurler. Personne n’a connu mon angoisse. Même le jour, j’avais des crises muettes et invisibles où mon âme éclatait de terreur. Mes yeux devenaient vitreux, des frissons jaillissaient de ma peau, et personne ne savait. Quand j’étais seul, que personne ne me voyait, je me lançais sur les murs, le visage crispé d’angoisse et de peur , râlant une terreur d’enfant, faible et sans défense devant une réalité incalculable d’inflexibilité.

Mais j’en sortis un jour où je ne m’y attendais pas. Je n’y pensai plus, et même la mort ne me faisait plus peur. Elle était là, autour de moi, je la laissais faire son travail. Je n’y pouvais d’ailleurs rien, et je l’acceptais comme quelqu’un qui ne nous plait pas beaucoup, mais qui ne nous dérange pas non plus...enfin pour l’instant.

Je me rappelle à l’instant un des premiers films que j’ai vus étant jeune. J’avais 9 ans. Le film terrible s’intitulait: “le cauchemar de Dracula” un des pires films d’horreur au point de vue de l’action, du suspense. Et moi, pauvre petit garçon hyper­sensible, non habitué à des scènes de ce genre, je fus le spectateur impuissant de ce drame d’horreur, tel un cobaye que l’on soumet à toutes les épreuves. Sidéré d’effroi à mesure que le film passait, les yeux exorbités de terreur, mon imagination, folle à lier, explosait d’images effroyablement que mon cœur et mon esprit ne pouvaient pas tolérer. Et pourtant, mes yeux restaient incompréhensiblement rivés sur l’écran ou les images n’achevaient pas de me tuer. La musique elle-même angoissait mon âme. Le suspense était effrayant. Je regardais parfois mon frère et son ami, assis près de moi et qui semblait se délecter du spectacle alors que moi, je m’éva­nouissais d’horreur. Ma carapace émotive était faible et se déchirait de partout. J’étais littéralement mis en lambeaux. Et soudain, à la scène de la fin, où Dracula se décompose vivant dans un arrangement d’un réalisme extraordinaire, je me cachai mes yeux de mes deux mains: la réalité venait de se briser autour de moi.

J’étais drogué. Je vivais dans un monde flou, irréel, où les sons les gens et les choses semblaient embués. Je ne voyais plus, je n’en­tendais plus. Je me levai comme un automate, suivant mon frère J’étais comme drogué. Je devais avoir les yeux vitreux, exorbitant. Je ne pouvais pas parler. Je ne sentais pas mes jambes avancer et mes pieds toucher le sol. J’étais traumatisé au plus haut point. Et le soir, je ne dormis pas. J’avais peur, terriblement peur. Peur de revoir sur les murs, les armoires, le plafond, les images du film. Et ma mère s’en rendit compte. Mais que pouvait-elle faire? Rien ne pouvait me rassurer. Tout était dans mon profond intérieur, et ces pour cela que je ne pouvais fermer les yeux. Je m’assois dans un fauteuil berçant, une veilleuse près de moi, et seul, je me berçai toute la nuit, et sans cesse, la peur m’assaillait, me tiraillait l’âme et l’esprit. Au matin, à la lumière du soleil qui chasse toutes les mauvaises pensées et tous les mauvais esprits, je revivais enfin, fatigué, et encore quelque peu traumatisé.

Cela dura trois jours et trois nuits durant lesquelles je ne dormit pas. Puis l’angoisse diminua, les semaines passèrent et j’ou­bliais. Mais la faille était faite dans mon esprit et elle doit encore exister même si je ne la sens plus du tout. Je venais de découvrir mon hypersensibilité, que j’allais devoir vérifier à travers les années à venir, cette hypersensibilité qui venait ma faiblesse et puis ma force, car je l’utilise maintenant pour vivre. J’étais différent des autres, je venais de l’apprendre même si je ne le remarquais pas. Mon frère et son ami avaient aimé le film. Rien en eux ne semblait changer, alors que moi, j’en étais presque mort. 

Et c’est ainsi que les pensées me venaient tandis que je parcourais les sentiers du cimetière. Des pensées de circonstances. Des jeunes – cheveux longs, jeans et chemises largement entrouvertes –  travaillaient sur les tombes, à tondre le gazon, à ensevelir un cercueil. Leurs gestes étaient pour eux, les plus normaux du monde. Ils n’y voyaient sûrement rien de différent à un autre travail. Et pourtant, pourtant, se rendaient-ils compte qu’ils jouaient avec la mort presque dans son ombre? Leur désinvolture, sans m’offusquer , m’agaçait un peu. Ils passaient par-dessus les tombes enfouies, piétinant mort et âme, sans gêne, mais aussi sans reproche pour ceux qui dormaient là, sous leurs pieds boueux. Je les admirais presque de faire un tel travail. Moi, je ne m’y voyais pas, non par peur des morts, mais par respect pour ceux qui dorment depuis longtemps. Peut-être veulent-ils être tranquilles. Peut-être veulent-ils que l’ont ne leur apporte plus de fleurs ... ou même ne sont-ils même plus là pour les recevoir?

Les jeunes travailleurs levaient parfois un regard scrutateur vers moi. Ils se demandaient probablement ce qu’un énergumène barbu, chandail bleu à manche courte, jeans et souliers de gymnastique, venait faire dans un lieu pareil, surtout que je me pro­menais en tout sens à travers les dalles sans jamais m’arrêter devant aucune. Et soudain, je me dis, presque farouchement, que c’était moi qui n’avais pas d’affaire là, et qu’eux seuls devaient hanter ces lieux paisibles. Et en effet, qu’est-ce qui m’atti­rait là? Je ne savais pas. Une envie d’êtres entouré de morts, ou bien de sentir cette mort autour de moi, de savoir qu’elle exis­te bel et bien. Pourtant je ne la voyais pas, je ne la sentais pas. Cette tranquillité n’était pas la mort. Je voyais une mort brutale, comme une guerre, comme un accident, et j’eus alors l’in­tuition que ce qui m’entourait n’était pas la mort, cette vie qui cesse, ce cœur qui ne bat plus. Ce qui m’entourait, c’était L’APRÈS-MORT, le repos du corps et de l’esprit. C’était ça que je respirais dans cet air chaud et humide, que j’entendais dans le grincement des branches du peuplier au-dessus de moi , et là-haut, près des nuages, un avion géant passe, si lentement comme s’il voulait respecter la tranquillité du lieu, que j’en suis étonné.

La mort, on la retrouve dans le gueux qui crève de délire, une bouteille de robine entre les jambes, dans le Noir qui agonise de faim dans ses membres maigres comme une plaie, dans le guerrier percé d’une flèche, dans un malade cancéreux, dans un accidenté de la route, dans une rafale de mitrailleuse, dans un incendie de paquebot, dans une fleur qui fane, dans un insecte qui se brûle à la chandelle, dans une fourmi qu’on écrase, dans une forêt qui brûle, dans un vieillard qui meurt de vieillesse, dans une bombe qui explose.

La mort est violente dans l’accomplissement de sa fatalité. Elle dévore, elle brûle, elle ronge, elle déchire, elle écrase, elle déchiquette, elle endort, sournoisement. Un cœur qui cesse de battre est une agression contre la vie. C’est la guerre entre deux entités la vie et l’après-mort. La mort elle-même est l’arme qui tranche le fils qui maintient un système vivant.

C’est pour cela que la paix règne dans le cimetière, et que la mort ne m’apparaît pas. Tout ce que je soupçonne sous la terre, c’est le résultat de sa bataille. C’est l’œuvre de la mort que je foule, son musée à ciel ouvert ou presque. Quelque chose de grandiose et d’encore plus... si on savait ce qu’il y a de l’autre bord. 
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