lundi 3 juin 2019

Simulacres - Chapitre 3 - Au parc Lafontaine

Voici le troisième chapitre de Simulacres (Pierre Rousseau, 1995; ancien titre Dague)

03 Au parc Lafontaine

 Assis sous l'ombre trouée des arbres, Pierrick Richelet sentait dans son corps toute la mollesse musculaire et nerveuse provoquée par cette journée torride de juin. Il regardait devant lui l'étang et ses petites fontaines qui le rafraîchissaient malgré le surplus d'humidité que toute cette eau répandait dans l'air. Mais malgré cette chaleur, il s'habillait plus chaudement que la normale, c'est-à-dire avec un pull à capuchon et son éternel jean en denim de coton givré. «Cela va avec mon tempérament automnal, si je puis dire, même si je suis né au printemps!» disait-il invariablement.

Derrière lui s'élevait le symbole de soumission de deux peuples conquis, le monument des chefs indiens Ana Hon Taha (un Huron) et Mitiwimeg (un Algonquin). Passant devant cet ouvrage de sculpture exaltant un souvenir de docilité et de servitude, des adeptes de patins à roues alignées, des promeneurs insouciants et indifférents, des handicapés conduisant des chaises roulantes motorisées ou à bras, et des cyclistes bien sûr, empruntaient la piste cyclable.

Pierrick n'avait pas emporté ses pinceaux et ses toiles: ce parc, depuis longtemps délavé de son histoire, ne l'inspirait plus. Aux derniers sursauts de la belle époque du parc Lafontaine, il y était venu quelques fois avec ses parents et ses sœurs, ingurgiter des pique-niques, et recevoir quelques taloches lorsque ses parents à bout de nerfs se chicanaient en criant et en gesticulant, pour finalement plier nappe et enfants avec la ferme intention de rentrer au logement. En fait, ce qu'ils voulaient, c'était retrouver leur occupation préférée, et cela bien au-delà des désirs de leur progéniture: s'asseoir devant la télévision (sa mère), s'asseoir devant sa bière (son père).

Toute la petite famille revenait donc chez elle en longeant les murs, chacun transportant une partie de l'équipement du pique-nique vivement ramassé. Sa mère achetait quand même aux enfants, comme à chaque dimanche, les Life Savers à 5 cents, et elle prenait son orange Cruch et ses Craven «A» à bouts-filtres; son père ressortait invariablement avec son sac de six Brading. «Pour me remonter le moral» disait-il dès qu'il mettait les pieds sur le trottoir. Ce à quoi sa femme répondait invariablement: «Ça te remonte pas, ça te ralentit», parodiant, d'une certaine manière, la publicité du journal.

À cette époque, Pierrick pensait que ses parents se détestaient vraiment, parce qu'ils se donnaient des coups bas avec des mots choisis intentionnellement pour blesser l'autre dans ce qu'il avait de plus vulnérable. Ils se prenaient en horreur l'un l'autre, et malgré cela, ils se supportaient, ils s'enduraient, ne voyant pas, ou ne voulant pas voir autre chose, parce que cela aurait demandé plus d'effort et de sacrifices que leurs cris et leurs gros mots, même s'ils mettaient dans leurs esclandres une laborieuse minutie.

La plus méchante réplique venait de son père et concernait la girafe: il attaquait la maladie de sa femme, maladie dont elle ne pouvait se soigner. Mais ce coup bas ne surgissait qu'à la limite extrême, quand tout son corps se rebellait pour prendre le relais des émotions, et que l'animal ruait et grognait pendant quelques minutes. Mais c'était dans le visage de son père que Pierrick lisait toute la hargne, alors que les muscles encerclaient sa bouche et ses yeux, et leur faisaient prendre la forme des sentiments.

Quand il était réellement en colère, son père appelait donc sa femme «girafe» depuis qu'il avait vu cette publicité contre l'hypertension. Cette publicité disait qu'une pression extraordinaire était nécessaire pour amener le sang jusqu'à la tête de la girafe par un cou long de quinze pieds. «Ta pression doit être vraiment basse, le sang se rend pas à ton cerveau» disait-il alors à sa femme. Ce à quoi elle répondait par un autre coup bas: «Boit ta Brading, ça te ramollit l'moineau».

Pierrick lui-même se permettait des coups bas contre ses sœurs. À une époque, la plus jeune rêvait d'avoir la poupée à la petite moue boudeuse et presque au bord des larmes: Patty Pout, en vente chez Kresge's. «Boudeuse comme toi! disait-il méchamment. Maman te l'achètera pas, à 7,95$ c'est trop cher, na!» Il demeurait sans remords, content d'avoir atteint son but quand sa petite soeur pleurait.

Si son père rêvait d'avoir une Buick, si sa mère rêvait d'avoir le livre des recettes de maman Alarie - afin peut-être de changer le menu du dimanche soir en cuisinant autre chose que son éternel pain à la viande - Pierrick rêvait au tricycle de vingt pouces à 15.99$ chez Eaton.

À cette époque, il aimait lire les «comics» de Tarzan dans le journal, et regarder son émission préférée qui connaissait alors une grande vogue: «Opération mystère» avec une Louise Marleau belle et gentille.

Mais ce qu'il préférait le plus, c'était les «Peter Pan», essayant de deviner sous les blouses des femmes le modèle qu'elles portaient. Il avait gardé, pour lui seul il va sans dire, cette expression pour désigner les seins des femmes, comme des rêves tendres et doux de petits lutins le comblant d'aise. «Elle a de beaux, ou de petits, ou de lourds Peter Pan!» songeait-il parfois, s'infiltrant sous les secrets moelleusement camouflés. À cette époque, il s'intéressait à la peau - cette peau lisse, blanche et sans poils qui ressemblait tant à la sienne - et à la pureté de la rondeur des formes chez les femmes matures de corps.

Dans La Presse, il aimait par conséquent regarder les pages de cinéma dans lesquelles se découpaient les formes plantureuses de Sophia Loren, de Marilyn Monroe, d'Anita Ekberg, de Jane Mansfield, de Gina Lollobrigida. Il surveillait aussi sa sœur aînée dont le corps commençait à se modifier dangereusement avec des «Peter Pan», et qui, en cachette, utilisait déjà des Modess. Mais à un petit garçon comme Pierrick, il était difficile de cacher les choses de la vie.

Il aimait aussi les publicités montrant des visages, des épaules, des bras de femmes sur lesquels des gens payés pour le faire appliquaient des crèmes pour les rougir ou les blanchir, ou des poudres pour enlever tout le luisant qui faussait la carnation en reflétant les teintes environnantes. Sans qu'il en soit conscient, tout cela le prédestinait à sa recherche présente.

Avec ses amis, il aimait flâner dans les parcs, ou chanter des chansons en groupe, comme «Ma petite est comme l'eau», «Enfant du voyage», «Marin», «Réveille-toi», et surtout, «Partons la mer est belle...»

Il ne s'ennuyait donc jamais. Mais ce n'était pas ses deux sœurs qui comblaient sa vie. La plus âgée s'intéressait alors aux élections des maires et mairesses des parcs; malheureusement, elle était battue chaque année depuis trois ans. Il était content qu'elle perde, ne remarquant pas que déjà l'attrait du pouvoir la faisait prendre les décisions qu'il fallait pour réaliser ses aspirations. D'ailleurs, il n'avait jamais le dernier mot avec elle. Et il sourit en pensant qu'aujourd'hui, elle était, contre toute attente, conseillère à la ville de Montréal.

Sa sœur cadette avait mal tourné: mauvais mariage, et surtout impossibilité d'avoir les enfants qui combleraient son manque d'affection, du moins le croyait-elle. Amère et alcoolique, elle vivotait - plus par désœuvrement que par un manque d'argent - sur l'assistance sociale. Les longues années de soumission à son mari avaient dénaturé sa créativité, voire son imagination, tel un animal domestiqué. Il n'était pas facile pour une personne anéantie de solitude d'aller quérir en elle l'énergie suffisante qui lui permettrait de renouer avec la joie de vivre, tout en lui donnant l'élan nécessaire à l'entreprise d'une oeuvre nouvelle et régénératrice.

Pierrick se demanda parfois s'il n'était pas un peu responsable des réflexes de crainte et de désarroi de sa sœur, lui qui l'avait tant de fois ridiculisée à l'époque. Il avait lu récemment que tout se jouait avant six ans. Et suite à cette lecture, il avait vainement essayé de trouver cette poupée «Patty Pout» qu'elle n'avait jamais eue, et de la lui offrir en cadeau. Il avait renoncé à son idée, échappant peut-être à la réaction de sa sœur qui savait développer de furieuses colères.

Mais cette époque confrontait Pierrick à des angoisses qui tournaient - il s'en rendait compte aujourd'hui - autour des grandes catastrophes imminentes, et tout issues de l'homme fabricant lui-même sa propre mort en usine. Chaque jour, les champignons atomiques s'étalaient sur la première page de La Presse. Et son père disait: «Ça, se sont de belles explosions», parlant même de «francs succès», de «nuées pourpres».

Pierrick gardait aussi au plus profond de sa peur l'infiltration pernicieuse - c'est à dire nuisible à sa santé mentale - du secret des secrets de Fatima prédisant, mais sans les nommer, des catastrophes qui laveraient les péchés du monde. Il pensait à Maria Goretti, à Bernadette Soubirou, et cela, plus qu'aucune autre source de malheur, le mettait parfois dans une morosité maladive.

Il revoyait aussi le petit Saint-Innocent de la Basilique avec sa blessure au front, large et cruelle, et le sang séché. Un copain lui avait fait remarquer que la chair commençait à se décomposer sur le bord des cheveux; et il crut, sans se poser de question, que l'enfant de son âge étendu sur le tombeau, pur et sans péchés dans un monde abject, était un corps réel qui ne supportait plus l'air et les regards. Il comprit alors la motivation de ces personnes montant à genoux les innombrables marches devant l'oratoire Saint-Joseph: elles avaient un corps avant d'avoir une âme, et il fallait faire souffrir ce corps pour épurer l'âme.

Mais dès que sa mère lui demandait de coller des timbres «Gold Star», il s'enivrait d'une joie réelle et instantanée qui effaçait toutes ses inquiétudes à fleur de peau.

Mais à cette époque silencieuse des malheurs et des angoisses universelles, alors que peu de choses étaient remises en questions, toutes ces peurs et ces craintes refoulées fabriquaient des enfants filiformes de corps, pour prendre le moins de place possible, et obèse de cœur et d'âme, devenant, par mimétisme, enfants de chœur ou croisillons, ou fervents pratiquants de la messe, des vêpres, du mois de Marie, et autres cérémonies religieuses; cela donnait parfois des enfants qu'on n'entendait pas, qu'on ne voyait pas, qui n'existaient plus.

Ou cela donnait des enfants obèses de chair et de muscles, avec un cœur et une âme filiforme, enfants rageurs et tapageurs qui fonçaient à tout vent.

Pierrick avait gardé le même gabarit psychique qu'au départ de la maison familiale. Il n'avait pas vieilli. Bérénice Cadès, immunisée contre ce manque de maturité, et sachant que Pierrick n'était pas bien dans cet état primaire, le lui faisait remarquer avec tendresse. Elle lui suggérait même de faire le saut à l'âge adulte. Ce à quoi Pierrick répondait qu'il y penserait.

En jetant un regard panoramique sur le parc, Pierrick constata qu'aujourd'hui, les familles préféraient s'étourdir à «La Ronde» des manèges fous et des stands de lancers de précision, afin peut-être de garder à distance leurs petits problèmes quotidiens. Ces familles préféraient aussi ce qui était mis sous verre, ou derrière des barreaux, ou installé sur du béton: zoos, Biodôme et autres lieux fabriqués. Tous les éléments constitutifs des chaînons de l'évolution de la planète étaient donc dans l'impossibilité de les atteindre d'une manière ou d'une autre.

Par ses lectures, et par quelques peintures et photographies, Pierrick pouvait imaginer ces deux petits lacs issus d'une ancienne baissière géologique, et alimentée alors par un ruisseau - devenu depuis la rue Duluth - qui permettaient à des «maîtres» heureux d'épater les curieux de tous les âges d'y faire zigzaguer leurs voiliers miniatures ou leurs petits bateaux téléguidés. Aujourd'hui, ces deux mares bétonnées et sales, et sur lesquelles de rares pédalos pataugeaient dans une eau à la consistance douteuse, étaient séparées par le même pont des «Amoureux» de l'époque.

L'environnement sonore avait lui aussi bien changé. Il entendait le bruit incessant de la circulation automobile, qui, par contre, ne parvenait pas à étouffer le son des jets multiples de la vieille fontaine inaugurée le 21 octobre 1929.

Mais les arbres avaient grandi, se déployant au-dessus des mutations humaines, ou de leur dégénérescence. De deux au début, un à chacune des extrémités du parc, ils étaient aujourd'hui nombreux et matures. Ils permettaient à de nouvelles générations d'écureuils de se disputer territoires et noix tout en jouant, tandis que quelques humanoïdes mâles à demi nus s'étendaient à l'ombre sous les vols et les piaillements des merles et des moineaux. Et cela rappela à Pierrick que le corps humain, comme les arbres, poussait en hauteur, non pas pour rechercher la lumière, mais pour déployer le cerveau. Et ces corps d'homme à ras de terre, au lieu de grossir de la tête, cherchaient à grossir du pénis.

Les mêmes bancs verts, et sur lesquels s'étaient écrasés tant de derrières, s'incrustaient autour des étangs. Mais ils semblaient aujourd'hui ne recevoir que des culs, puisque la sexualité, voire le sexe, s'affichait dans les hanches et les regards roulant ou coulant vers les désirs. Pierrick apercevait ici et là des hommes, seuls pour l'instant, mais espérant s'accoupler avant la fin de la journée.

Mais la plupart des gens préféraient s'étendre sur le gazon, eux qui ne connaissaient que l'asphalte figé sur la ville, comme une gale.

À cette époque, Pierrick avait un ami pas gêné, mais pas tellement intelligent non plus, qui avait aperçu au fond de l'eau, au pied de la fontaine - c'est-à-dire à plus de 20 mètres d'où ils se trouvaient - un petit voilier échoué et abandonné par son maître. Décidant de le récupérer, il enleva ses souliers et ses bas, releva le bas de ses pantalons et prit pied au fond de l'eau qui lui allait jusqu'à mi-mollet. Mais plus il avançait, plus l'eau devenait profonde, de sorte qu'il se mouilla les fesses, et plus encore lorsqu'il dut se pencher pour cueillir le voilier dans la vase du fond. Mais, triomphant, il ramena son trésor du fond des mers jusqu'à la rive.

Mais n'ayant pas pris la précaution d'enlever son porte-feuilles de la poche arrière de son pantalon, il dut faire sécher les billets de banque et d'autobus en les étendant sur le ciment. Heureux, exubérant, il disait à tout le monde - et surtout aux autres enfants - qu'il avait trouvé ce bateau là-bas, au fond de l'eau. Pierrick sentait bien venir un drame et lui répétait: «Ferme-la». Mais son ami continua à s'exclamer, jusqu'à ce qu'un garçon plus vieux que lui et accompagné de quatre copains lui dise: «Je le reconnais, c'est celui que mon frère a perdu samedi passé.» Puis, sans plus attendre, il prit le petit voilier des mains du refloueur d'épaves étonné et s'éloigna sans dire un mot. Pierrick, bouche bée, n'était pas intervenu devant cette injustice.

Le chant strident d'un insecte ramena Pierrick à la seconde présente. Il se sentait bien maintenant, car c'était ce laisser-aller de l'âme et du cœur qu'il recherchait toujours dans ses nombreux moments de petites déprimes. Il s'isolait, mais ne restait pas longtemps dans cette douce solitude, de crainte que les gens ne le croient devenu «sauvage», et qu'ils finissent par l'oublier, ou, pire encore, à ne plus l'aimer. Il aurait alors grossi tous ses défauts en recherchant les raisons de ce délestage d'amour.

Ayant peur de passer pour égoïste, Pierrick voulait toujours être entouré d'amis et d'amies. Lors de ces petites encoches à sa sociabilité, il ne faisait absolument rien: ainsi, personne ne pourrait le lui reprocher. Il ne lui serait jamais venu à l'esprit d'aller par exemple au cinéma, ou d'assister à un spectacle seul, ou de dîner au restaurant sans être accompagné d'une personne. Auquel cas, il aurait senti le besoin de s'excuser par peur du reproche autant que de la pitié. Il pensa à la photo de Lou Bernstein. Et il sut alors que la solitude avait ceci d'effrayant qu'elle lui faisait ressentir le regard des autres.

S'il était honnête avec lui-même, et si rêver voulait dire souhaiter ardemment la réalisation d'un rêve - ce qui voulait dire aussi s'y mettre immédiatement et avec acharnement en ne se laissant pas dévier par rien ni personne, ou, en d'autres mots, de s'obséder de la réussite de ce rêve, de s'y mouler, d'y faire corps - Pierrick n'avait pas réalisé un seul de ses rêves.

Voyant approcher la quarantaine, il s'appliquait depuis quelques années à concrétiser une recherche artistique. «Je ne lâche pas» se disait-il. Mais il quêtait son rêve, préférant, plus souvent qu'autrement, flâner avec ses amis au bar ou à la brasserie. Mais que voulait-il au juste au-delà de cette recherche artistique? Il ne le savait plus lui-même en fait. Il poursuivait un but original - c'était Bérénice elle-même qui le lui disait - mais, malgré lui, il ressentait déjà la finalité de son projet comme une chimère, craignant qu'il ne soit bientôt surpassé par un projet similaire quelque part dans le monde.

Pourquoi avoir choisi la peinture, cet art de solitaire? Il eut mieux valu, lui qui aimait tant aider les gens, devenir médecin, ou intervenant social. Mais Bérénice lui répétait tendrement: «Parce que c'est la seule occupation où tu te mêles de tes affaires!», lui rappelant par cette phrase qu'il posait sans cesse des questions aux gens qu'il rencontrait.

Pierrick se rendait compte qu'il accaparait Bérénice au-delà du raisonnable. Il la connaissait plus qu'il ne connaissait aucun lieu - peut-être parce qu'il ne s'était jamais préoccupé d'en connaître un. Mais il ne pouvait jamais dire: «Je sais Bérénice», s'avouant finalement qu'il savait peu de chose, mais qu'il connaissait beaucoup par ses sens, alors que le savoir demandait une intégration totale du corps et de l'esprit.

Il se demanda si les gens pensaient en fonction de ce qu'ils savaient ou de ce qu'ils connaissaient. Dans ce dernier cas, ils se trompaient eux-mêmes et trompaient les autres, car connaître n'était pas savoir, tandis que savoir, c'était nécessairement connaître; à moins d'être un illuminé qui lui savait sans passer par les sens, ce qui devenait extrêmement dangereux à ses yeux.

Mais Bérénice commençait - c'est elle qui le disait! - à prendre un plaisir sensuel à sa recherche, confirmant ainsi que son art évoluait. Mais Pierrick vivait la solitude intérieure de celui qui, à une époque, sème l'étrange, et que tous examinent avec scepticisme en regard de la récolte espérée. Était-il donc seul à être seul? 

C'est pour cela qu'il s'étonnait de tous ces êtres solitaires dans ce grand parc, en ce lundi après-midi. Le seul groupe: des jeunes à l'allure de skinheads au pied d'un arbre, juste à sa droite. Pierrick remarqua que leurs regards pointaient souvent vers un homme étendu sur le gazon, tout près. Très simplement vêtu, cet homme de nationalité étrangère - probablement à cause de la couleur foncée de sa peau - devait avoir peu d'argent sur lui. «Un homosexuel auquel les skinheads s'apprêtent à faire un mauvais parti» pensa Pierrick, imaginant ces jeunes gens marteler de coups de pied et de poings le visage de l'homme endormi.

Il repensa à l'épisode du petit bateau échoué. Allait-il, comme autrefois, assister à un crime sans rien tenter? Être encore un complice silencieux? Mais il craignait, et sans avoir tout à fait tord, qu'en intervenant, il ne devienne ainsi une cible nouvelle pour ces voyous.

Il regarda les fontaines, désirant n'avoir rien vu, et faire l'innocent, comme tous ces gens qui continuaient leurs activités hors du drame qui se préparait.

Mais les skinheads l'aperçurent au moment même où il leur jetait un regard. Et il se sentit condamné. Mais les skinheads s'approchèrent un peu plus de l'homme endormi. Tout près de sa tête, des oisillons, pour être nourris, harcelaient leur mère en agitant frénétiquement leurs ailes et en pépiant sans arrêt, car leur survie ne tenait qu'à cette becquée de maman. Quant à Pierrick, il n'avait qu'une toute petite décision à prendre pour assurer sa survie: celle de s'en aller, tout simplement. Pourquoi fallait-il qu'il se culpabilise, qu'il se complique le cerveau et le cœur pour une vague appréhension de remord. Son premier instinct n'était-il pas de vivre le plus longtemps possible? Alors, pourquoi s'inquiéter de la vie d'un inconnu de piètre qualité peut-être. Pourquoi risquer sa vie, ou des ennuis? D'un autre côté, s'il était dans la même situation que cet homme, il apprécierait qu'une personne vienne à son aide. Par contre, des personnes fortes mentalement et physiquement seraient plus aptes à agir dans ce genre de situations.

En les regardant à la dérobée, Pierrick eut la certitude des mauvaises intentions des skinheads. Il jugea la situation: pour rejoindre l'homme, il devait ou enjamber ou contourner une basse clôture en fer forgé de 12 mètres de longueur. L'enjamber serait suspect, et les jeunes auraient alors le temps de réagir à son endroit. Pierrick se leva, marcha lentement, contourna l'extrémité de la clôture et alla s'asseoir près de l'homme qui ouvrit des yeux désorientés par un profond sommeil.

Voyant leur plan se compliquer, les skinheads s'éloignèrent comme si de rien n'était.

Cette nuit-là, le vagabond dormit dans l'appartement de Pierrick.
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