lundi 30 septembre 2019

Histoire - L'épopée canadienne (Pour la jeunesse)

L'épopée canadienne (Pour la jeunesse)

Jean Duchesne, professeur de l'Université de Montréal.

Éditions Granger Frères, Montréal, 1934.

Illustrations de René Chicoine et Jean-Paul Lemieux.

Note: une illustration dans le haut de chaque page.

18,0 x 21,5 cm; 206 pages.


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dimanche 29 septembre 2019

Religion - Le témoignage de Marie de l'incarnation

Le témoignage de Marie de l'incarnation
Ursuline de Tours et de Québec

Texte préparé et publié avec une Introduction
Par Dom Albert Jamet, moine de Solesmes.

Chez Gabriel Beauchêne éditeur, À Paris, 1932.

17,0 x 22,5 cm; 350 pages.



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samedi 28 septembre 2019

Sciences - Le sel de la science

Le sel de la science

Entretien avec Joël de Rosnay, Albert Jacquard, Michel Serres, Jacques Attali,
Henri Laborit, Rémy Chauvin, Erwin Chargaff.

Fernand Séguin

Québec Sciences Éditeur, Québec, 1980.

18,5 x 20,0 cm; 134 pages.


LE SEL DE LA SCIENCE

Un biologiste qui découvre l'informatique. Un démographe qui devient généticien. Un mathématicien qui est aussi un philosophe. Un ingénieur économiste qui écrit une «anti-économie». Un pharmacologiste qui l'est devenu comme pour fuir son métier de chirurgien. Un éthologiste qui se pique de parapsychologie. Un biochimiste qui aurait voulu faire une carrière d'écrivain.

Voici les personnages du Sel de la Science. Des personnages qui ont tous suivi à leur manière une carrière peu banale.

Détenteur du plus grand honneur international jamais reçu par un Québécois, le prix KALINGA, Fernand Séguin nous les fait découvrir avec I'art et la science de l'interview qu'on lui connaît. Et l'on se laisse entraîner en les écoutant tour à tour dépasser très vite les limites de leurs seuls horizons scientifiques.

Pour s'interroger tout haut.

Pour poser les questions qui nous concernent toutes et tous, comme femmes et hommes du presque 21e siècle.



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vendredi 27 septembre 2019

Poésie - Corps empesés

Corps empesés


Les poulies grincent
dans la nuit ouverte aux fleurs closes.


Toute parcourue de mauvais sorts
La voisine appelle son chat noir.


Les vêtements s’enfilent sur la corde à linge.
Rien que du blanc
à succulence de résurrection.
Reddition des corps,
Fantômes dénudés attendant l’aurore
pour revêtir l’image
qu’ils se font d’eux-mêmes,
Ennoblis par la clarté des vestiges.

Les gens pressés se pressent
contre eux-mêmes.
Battent leur oreiller
comme on bat le chemin
Et plantent leur sommeil
dans les grands ravages.

Pierre Rousseau. Sur le dos de la nuit, 2005.

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jeudi 26 septembre 2019

Histoire - Le canot d'écorce à Weymontaching

Le canot d'écorce à Weymontaching

par Camil Guy

Études anthropologiques numéro 20.

Musées nationaux du Canada, Ottawa, 1970.

Nombreuses photographies et illustrations.

16,0 x 24,5 cm; 58 pages.



Remarquez la croix dans le cou de cette Amérindienne

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mercredi 25 septembre 2019

Politique - Les Québécois PQ

Les Québécois - PQ
La femme au Québec

Éditions du Parti Québécois, Montréal, 1974.

Numéro 1 - 1974

Hommage à la Québécoise:

Yvon Deschamps
Jean Duceppe
Doris Lussier

Entrevues avec:

Lise Payette
Andrée Lachapelle
Mia Riddez - Morisset
Françoise Loranger
Jacques Michel


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mardi 24 septembre 2019

Bandes dessinées - Léonard est toujours un génie

Léonard est toujours un génie

par de Groot et Turk

Dargaud éditeur, Paris, 1977.

1989 Pocket BD.

11 x 18 cm; 128 pages.

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lundi 23 septembre 2019

Livres et cahiers pratiques - Les recettes de maman

Les recettes de maman

Suzanne Lapointe

Les Éditions de l'Homme, Montréal, 1970.

Coll. «Femmes», dirigée par Nicole Germain

176 pages.


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dimanche 22 septembre 2019

Poésie - Yeux précaires

Yeux précaires

Les nuits noires d’étoiles,
En citadins bâtisseurs,
Nous fripons la matière dure
Au bout des seins
Des vierges matins à venir.


Dans nos têtes lentes,
Nous bâtissons des cathédrales où
Nulle jouissance
Nul amour diamant
Ne pénètrent.


Nous jouons à faire semblant
Que le monde
Ne sera plus jamais pareil,
Tel que convoité
En façon et manière.


Blottis entre l’eau et les fruits,
Nous craignons l’avenir
Comme on craint la soif.


Silencieux,
Indifférents aux mille ardeurs
Des patients artisans,
Nous fermons nos yeux.
Des gouffres s’ouvrent
Sous nos iris,
Immenses alvéoles noires
Avaleuses de rêves.


Nous ne sommes pas
À la hauteur
Des précaires bénéfices
«Quand l’engoulevent,
Ivre de conquêtes,
La gueule grande ouverte,
Avale
L’espace
Et l’air du temps»
Entre nos mains inertes.


Pierre Rousseau. Sur le dos de la nuit, 2005.


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samedi 21 septembre 2019

Poésie - Mon œil solitaire

Mon œil solitaire

Quand je serai vieux,
L’horizon ne m’éblouira plus.
Je reviendrai à la maison
Retrouver les meubles et l’odeur.
La lumière n’y sera pas sans beauté.

Je garderai la maison
Je n’en sortirai plus.
Mes amis m’y rejoindront,
S’ils se reconnaissent dans mon œil solitaire.

À partir de ce jour
Mon regard ne sera plus que pour eux.
Ils savent mon adresse et ma chance.
Ma maison ne sera plus une place forte
Où je me défendais contre moi-même.

Las, j’abandonnerai les frontières
aux délateurs et aux traîtres.
Ma maison sera une maisonnée.


Pierre Rousseau. Les fillettes du roi, Guérin Éditeur, 1998.

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vendredi 20 septembre 2019

Littérature québécoise - Le jeu retrouvé

Le jeu retrouvé

Marcel Raymond

Préface de Gustave Cohen

Éditions de l'Arbre, Montréal, 1943

Nombreuses photographies

14,5 x 20,5 cm; 242 pages


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jeudi 19 septembre 2019

Littérature enfants/jeunesse - Le médaillon secret

Le médaillon secret

Isabelle Legris

Illustrations de Siegfried Winter

Granger Frères Limitée, Montréal, 1955.

23 cm, 134 pages.


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mercredi 18 septembre 2019

Livres et cahiers pratiques - Signification de nos rêves

Le monde de Morphée ou Signification de nos rêves

par Ericka

Les Éditions Récré Limitée, Repentigny, s/d

12,5 x 19,0 cm; 182 pages.



Apprivoiser ses rêves, c'est agir intelligemment!

Les rêves sont, la plupart du temps, sous-estimés ou même méconnus. Certains en parlent sous le coup de l'émotion, puis ils les oublient. D'autres les oublient avant même d'en parler!

C'est mettre de côté une aide providentielle d'une puissance peu commune que d'agir de façon aussi superficielle. En effet, les rêves deviennent un outil merveilleux pour qui sait les interpréter et s'en servir pour progresser à tous les niveaux.

Le rêve renseigne, conseille, guide et protège. Encore faut-il savoir comprendre son langage mystérieux. Après lecture de ce livre clair, simple et facile, vous serez à même:
- d'analyser votre inconscient, car vous comprendrez ses messages;
- de vous libérer de vos cauchemars liés à des complexes et à des angoisses profondes;
- de progresser, à partir de ces données, dans votre fonctionnement matériel, intellectuel, affectif et spirituel.
Le rêve deviendra, en quelque sorte, votre «ange gardien».

Ce livre est un outil indispensable à ceux qui s'aiment suffisamment pour s'offrir une chance de plus. Ericka

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mardi 17 septembre 2019

Simulacre - Chapitre 5 - La deuxième rencontre

Voici le quatrième chapitre de Simulacres (Pierre Rousseau, 1995; ancien titre Dague)


05 La deuxième rencontre

Le samedi suivant, après sa promenade habituelle, Tudi se rendit à la terrasse de la rue Saint-Denis, sachant - ou espérant - y trouver Pierrick, mais surtout Bérénice à laquelle il avait pensé cette semaine plus qu'il n'eut voulu. Ils étaient là tous les deux, assis à la table qui leur était, semblait-il, réservée. Pierrick avait encore cette couette de cheveux en l'air, et cela lui fit penser à une créature des fosses abyssales de l'océan Pacifique, car cette homme évoquait pour lui le vide, pensée paradoxale pourtant, puisque le vide n'existait pas dans ces lieux où la masse d'eau, de son poids gigantesque, écrasait toutes formes de néants.

Pierrick parlait avec des gestes amples, des gestes engagés physiquement et psychiquement aussi, tandis que Bérénice restait plus discrète, plus féminine dans son expression physique, écoutant attentivement, attendant le moment propice pour placer sa phrase, par crainte peut-être d'être interrompue avant d'avoir livré toute sa pensée et de prêter ainsi le flanc à une mauvaises interprétation de ses paroles. Au moindre risque, elle se taisait immédiatement et irrémédiablement, gardant pour elle désormais ce qu'elle voulait spontanément livrer aux autres. Dans un groupe, elle trouvait impossible de réaliser l'exploit de parler sans une coupure dans son discours. C'est pour cela qu'elle parlait peu hors du couple.

Malgré le fait qu'il aimait être seul le plus souvent possible, Tudi décida de s'attabler avec eux. Quiconque ne concevait la solitude qu'en fonction de l'isolement des autres individus ne pouvait saisir le moindre aspect de l'individualisme modéré de Tudi, ne voyant chez lui qu'un mépris d'autrui, qu'une irresponsabilité sociale, voire qu'une auto-destruction. Tudi répondait à cela qu'il ne recherchait qu'une estime et une confiance en lui, qu'une auto-discipline, qu'une autonomie personnelle, mais tout en restant un citoyen responsable.

Il pensait - ou il lui plaisait de penser - qu'il ne voulait pas s'attacher aux autres, afin de n'entraîner personne dans sa fatalité. Néanmoins, la chance de connaître une femme, peut-être différente de toutes celles qu'il avait connu, le poussait vers ce couple, qui, finalement, n'en était peut-être pas un. Mais pour mettre les choses au clair, et garder une distance suffisante à l'épanouissement de son indépendance, après avoir salué d'une façon civilisée, et avant même de s'être assis, il prononça, telle une sentence éclaircissant un procès avant jugement:

- J'évite d'hurler avec les loups, de me fondre dans le troupeau, de m'étioler sous des traditions étouffantes, de ployer sous les pressions grégaires; et je fuis tout ce qui est organisé. Sur ce, je vous salue, et j'espère bien que vous ne serez pas contre le fait de compter un individualiste parmi vos amis.

Ce à quoi, au grand étonnement de Tudi, Pierrick répondit:

- Je n'ai rien contre, tant que tu ne fais pas preuve d'égoïsme et de narcissisme, et de démission sociale.

Tudi eut envie de questionner Pierrick sur son «Alamud». Mais remarquant qu'il avait perdu une grande partie de son enthousiasme, il préféra poser une question neutre.

- Tu es peintre? lui demanda-t-il, jouant au devin, mais estimant excellentes ses chances de tomber pile.

- Oui! s'étonna Pierrick. Comment le sais-tu?

Mais Tudi ne releva pas la question, préférant éluder la démonstration par l'absurde des évidences détectées par son cerveau, démonstrations qu'il faisait parfois pour désarçonner, voire anéantir des personnes qu'il n'estimait pas en regard du vide éthéré de leur existence, éthéré étant pris ici dans le sens «d'inconsistance» - qui manque de substance, c'est à dire «inexistantes».

- Tu peins quoi?

- La Nature.

- La Nature est grandiose. En grandeur nature, elle me calme et me permet de réfléchir. Mais elle me fatigue vite en peinture.

Tudi pensait que dans ce siècle, il n'y avait pas de place pour les peintres, que tout avait été fait de ce côté, et qu'aujourd'hui, tout ce qu'ils faisaient, c'était d'imiter la Nature. 

Mais un peu maladroitement, Pierrick tenta de sauver son art:

- Même le meilleur film, même le meilleur livre que l'on ait jamais lu ne nous émeut pas pour la vie, expliqua-t-il. Parce que le livre, le film, ce sont des milliers d'images qui finalement se brouillent les unes les autres. Une peinture, par contre, on l'aime pour la vie, parce que ce n'est qu'une image. Mais moi, on m'appelle le peintre des roches.

- Tu peins des cailloux? s'étonna Tudi, utilisant à escient ce diminutif pour titiller son adversaire, et réussissant, par cette phrase, à éveiller les yeux de Bérénice qui décroisa ses bras qu'elle tenait étroitement repliés sur sa poitrine.

- Oui, des roches surtout, insista Pierrick.

Mais ne comprenant pas cette passion dévorante pour les roches, Tudi décida de ne pas poursuivre sur ce sujet. D'ailleurs, cela risquait d'exclure définitivement Bérénice de la conversation, et il souhaitait qu'elle y prenne part.

- Je préfère les constructions humaines aux paysages statiques, déclama Tudi avec emphase. Elles ont une âme.

- Je peins la Nature, car l'art se nourrit avant tout de la Nature, répliqua Pierrick, se sentant attaqué, voire floué sur le terrain de son art, comme si Tudi grugeait la terre sous les pieds.

- C'est le stade primaire, déclara Tudi comme une sentence. Pour ceux qui ne contrôle pas leurs émotions.

- Moi, je ne suis pas maître de mes émotions, lança Pierrick, un peu vexé. C'est pour ça que je peins. Les émotions ne mentent jamais, les mots, eux, mentent effrontément.

Il semblait avoir ajouté le mot «eux» pour montrer un peu plus de mépris.

- Un écrivain ne doit jamais mentir! lança Tudi, lui aussi attaqué dans son art.

- Tout dans ton livre est vrai? s'étonna Pierrick avec, dans les yeux, la lueur d'une ironie méprisante. 

Quiconque observerait les comportements et les réactions de ces deux hommes aurait été étonné d'apprendre qu'ils ne se connaissaient que depuis peu, car tous ces jaillissements émotifs étant habituellement réservés aux amis de longue date.

- Il le faut. Absolument.

- Tout ce que font tes personnages est donc vrai? Jusqu'à leurs noms, leurs adresses, leurs numéros de téléphone!

- Oui. Dans l'univers que j'ai créé pour eux! Si un personnage appelle un autre personnage, il compose le vrai numéro de téléphone, sinon, il ne le rejoint pas. Mes personnages n'ont rien à prouver. Ils vivent et font ce qu'ils ont à faire. Ils vivent réellement des situations qui leur sont propres. Ils peuvent dire n'importe quoi: deux plus deux fait sept et demi, ou Stendhal aimait la soupe aux gourganes, ou le coquelicot jaunit au mois de mai.

Tudi semblait maintenant parfaitement heureux de parler de sa passion de l'écriture. Il prit la tribune sans vergogne, et dénuda son art sans pudeur:

- Lorsque j'écris, je suis dans un état affectif précis, expliqua-t-il. C'est normal. Je ne peux être neutre. Etre neutre, c'est être au point mort. Mais je suis bien vivant. C'est moi qui choisit ce que je veux être dans la vraie vie. Mais ce sont mes personnages qui choisissent leur destinée. Car ils existaient bien avant que je les découvre. Ils ont parfois des points de vue bien différents des miens.

- On se choisit un point de vue dans un monde déjà fait, déjà décidé, répondit Pierrick, afin de ne pas perdre le peu de terrain que Tudi lui laissait. C'est un aspect capital qu'il ne faut pas perdre de vue, si je puis dire.

- Tout le monde pense pareil, c'est vrai, lança Tudi. Mais pas moi. Je n'ai pas les réflexes communs aux autres. Enfin, quelques uns, inévitablement, et malheureusement. La mécanique physique et psychique a parfois des ratés d'un cran dans l'engrenage. Ce qui ne m'empêche pas d'être moi-même. L'indépendance totale serait de me foutre de l'opinion des autres. Mais c'est une lutte continuelle pour y parvenir. Et ça mine parfois mes énergies.

- Tu te fout aussi de ta propre opinion? lança Pierrick.

Pour sauver la face, et éviter le piège destiné à détruire sa logique et son amour-propre, et à le mettre dans une situation difficile, Tudi répondit sans hésiter, mais aussi sans réfléchir:

- Aussi! Sartre disait: «Autrui, c'est la mort de mes possibilités.»

Et puis, comme pour adoucir ses propos:

- Seule l'opinion de ceux que j'aime m'importe ou m'affecte. Rien, aucune émotion pour les autres.

Pierrick voulut finalement changer de sujet:

- Tu es écrivain à plein temps, ou tu fais un autre métier?

- A plein temps. Et même si je faisais un autre métier, je serais «cet homme qui écrit». J'écris jour et nuit, et même dans les entre-secondes. J'aime les mots, je les dévore, j'en vis. J'en vis comme un sang qui me nourrit l'âme et le corps. Véritablement. Sans mots, je suis exsangue. Tu sais, peu de personnes prennent conscience qu'il faut du sang pour garder l'âme vivante. C'est une étrange et fascinante sensation de sentir le sang envahir l'âme, sentir qu'elle se gonfle et rougit, qu'elle prend une vie matérielle afin d'influencer le corps, de s'y lover, de se modeler aux synapses du cerveau. C'est une autre dimension de la vie.

Bérénice prit un air sérieux pour jauger le sérieux des paroles de Tudi. Mais Pierrick ne releva pas le tragique des dernières paroles prononcées, se contentant de rester au niveau bassement comparatif entre la plénitude et l'écriture.

- Pour moi, l'écriture est un médium trop limité, avoua-t-il enfin. Comme sur un terrain de sport, je devrais me limiter à un espace: une feuille avec un haut et un bas, la gauche, la droite («Une toile aussi, mais, enfin, à quoi bon répliquer...» pensa Tudi) Tu dois écrire de gauche à droite («Il y a aussi des règles précises en peinture...» pensa Tudi) Tu as seulement un choix de 26 lettres et quelques signes de ponctuations, alors que j'ai des millions de couleurs («Avec 26 lettres, je peux tout écrire, même ce pour quoi il n'existe pas de mots...» pensa Tudi) Je joue avec les formes et les couleurs, tandis que les mots et les phrases utilisent des règles précises, sans notion de beau. Alors que seul le beau guide mes mains.

- Alors, pourquoi dit-on «C'est un beau livre»? lui demanda Tudi.

Pierrick ne répondit pas tout de suite, épuisé par tout ce qu'il venait de dire. Quant à Tudi, il ne commençait qu'à s'échauffer dans cette discussion, lui qui aimait les renvois d'idées à bâtons rompus où il excellait à déséquilibrer l'interlocuteur. Il aimait aussi les polémiques, surtout quand il devinait chez son adversaire la fragilité de ses opinions. Il avait bien remarqué la réaction de Bérénice à son bref exposé sur l'âme et le sang, mais Pierrick accaparait trop la scène pour qu'il puisse adroitement et clairement expliquer le phénomène à Bérénice sans qu'ils ne soient interrompus.

Mais Pierrick, déjà ressaisi, répondit à la question sur la beauté:

- La beauté, dit-il avec conviction, c'est le juste rapport entre les formes, les couleurs, la lumière. Nous trouvons beau ce qui est symétrique, bien agencé...

- Prend une sculpture, l'interrompit Tudi. Fais-en un exemplaire en bronze, puis un autre en plastique. Laquelle est la plus belle, globalement? En bronze, bien sûr, malgré que l'autre ait la même symétrie, la même forme, la même couleur. Alors, la beauté ne dépend pas ici de la forme, mais de la matière qui la compose.

- Alors, pour toi, c'est quoi la beauté? demanda Pierrick, ne voulant pas disséquer la dernière explication de Tudi.

Parfaitement heureux qu'on lui pose cette question, parce que persuadé d'avoir trouvé la véritable définition de la beauté, Tudi expliqua:

- La beauté, c'est une relative plénitude des sens et des émotions. Je ne peux pas dire, comme Diderot, que la beauté résulte de «rapports convenables». Dès que l'on se dit: «Mais ça aurait pu être plus grand», ou «Le rouge est un peu trop foncé», ce n'est déjà plus beau. On ne peut expliquer la beauté, comme on ne peut expliquer le bonheur, qui est lui aussi une plénitude. Mais la définition que je viens de donner s'applique aux deux états.

- Pour toi, la beauté c'est la perfection? résuma Pierrick.

- La perfection n'est qu'un aspect qui peut amener la beauté, répondit Tudi avec un peu d'impatience. Mais contrairement à ce que les gens pensent en général, la perfection existe. Je l'ai vu, justement hier, dans une boutique de la rue Saint-Denis. C'était un petit cube de cristal pur, aux arêtes vives. Il était donc composé uniquement des deux éléments de base de toute chose: la matière et la forme. Un matière pure, une forme pure. Il ne pouvait pas ne pas être beau. Mais la beauté peut être éphémère, comme un oiseau qui passe. Ou on peut aussi l'attendre. Sais-tu qu'on est beau une seule fois dans sa vie?

Pierrick ne répondit pas à cette dernière question, mais resta sur le même terrain:

- Ce n'est pas la matière ou les formes qui font la beauté, mais ce qui émane de l'objet, ou de la personne. Ce n'est pas tout le monde qui trouverait beau ton cube. D'ailleurs, la beauté est issue de certaines idées pré-conçues. Par exemple: «C'est beau quand c'est petit». Tout le monde aime les bébés animaux; ils trouvent ça «cute». Parce que ce sont des bébés et qu'ils sont petits? Non, parce qu'ils sont purs et innocents. Ils jouent, ils sont naïfs, ils sont inoffensifs, ils sont malléables. Ils trouvent aussi mignon tout ce qui est réduit à une très petite échelle: ils s'attendrissent devant la réplique miniature d'une bicyclette parfaitement imitée; par contre, ils sont étonnés devant une réplique plus grande que nature d'une boîte de soupe Campbell. Mais dis-moi, toi qui sais tout: les mots peuvent-ils être beaux, je veux dire par les lettres qui les composent?

- Le sens d'un mot peut être beau, mais pas les lettres du mot elles-mêmes. Je ne crois pas à la calligraphie, qui donne des lettres froides et sans émotions. Mais je dois avouer que le geste de la main qui forme ces lettres est très beau.

- Il y a des mots que je ne trouve pas beaux, avoua Pierrick. Entre autres tous les mots nommant le sexe: vagin, pénis, clitoris, vulve, testicule. Ce ne sont pas de beaux mots.

Pierrick avait prononcé ces mots à voix haute, le plus naturellement du monde. Tudi se retint d'éclater de rire, s'étonnant même qu'une simple énumération de mots puisse déclencher un fou-rire. Il se contenta d'un maigre sourire qui pinça ses lèvres, les ramenant à une mince ligne, tandis que ses narines se dilataient, réflexe primaire du passage forcé de l'air qu'un rire assumé eut provoqué. Bérénice rougit malgré elle, car les têtes des gens attablés tout autour se tournèrent vers eux.

- Il y de beaux mots, expliqua Tudi. Comme le mot «ébloui», qui est à la fois un appel, un baiser et un sourire de contentement. Et il est merveilleux lorsque chanté par Renée Doria dans La Perle de Brésil, couplets de Mysoli «Charmant oiseau», à une minute dix secondes du début de la plage #7. Mais l'anagramme de ce mot évoque ce que les gens font souvent en ce qui regarde les sentiments: «oublié».

- Tu as toute une mémoire! fit Pierrick.

- On a la mémoire de ce que l'on aime! Mais le plus beau mot, je l'ai vu dans une chanson: TARIDLUM.

- Quoi? s'exclama Pierrick, interloqué.

- Taridlum. «T'as ri de l'homme»! C'est une farce! Ecoute: il y a aussi des mots qui ne sont pas beaux et qui disent des choses laides. Par exemple, sais-tu ce que «aruspice» veut dire?

 - Non! répondit Pierrick, sur ses gardes.

- «Qui tire des présages des entrailles des victimes». Tu vois, une image vient immédiatement dans ta tête. Et je n'ai pas besoin de la peindre. D'ailleurs, le processus mécanique de la pensée est une manipulation de mots. Et ce qui aide, c'est que l'inconscient ne fait pas de ségrégation, tout est dans le même sac, tout s'insère dans les neurones connotateurs.

- Pourquoi écris-tu?, demanda Pierrick, sentant en lui le léger frisson de curiosité que lui inspirait maintenant Tudi.

- Pourquoi j'écris? Peut-être que je veux m'arroger les gens et les choses. Je veux aussi que mon livre soit un cube de cristal, simple et limpide. Beau. Et non un musée des idées. Je veux que mes écrits soient tellement bons qu'ils soient appris par cœur, intégralement! Mais je suis conscient que tout est éphémère. Absolument tout. Et ce qui ne semble pas vouloir mourir provient du fait que les humains s'entêtent à faire durer, dans une survie artificielle, ce qui doit fatalement disparaître. C'est cela qui retarde l'évolution, et qui empêche l'homme de se redéployer à l'infini. D'ailleurs, les gens s'accrochent au passé au lieu de se redéployer à chaque instant! Poursuivre le passé en dommages et intérêts est d'une petitesse! Remarque que ces agents de conservation qui maculent les actions des hommes se retrouvent dans toutes les sphères d'activités. Les sentiments ne sont pas humains. Ils sont animal et régressif, parce que le sentiment fait appel au mémoriel, et le mémoriel est l'anti-humanité dans l'homme. Je ne me fais pas d'illusion sur l'écriture telle qu'elle se pratique aujourd'hui. Dans un avenir pas très lointain, il n'y aura plus de mots écrits: les livres seront «sentis», comme des pensées brutes. Nous n'aurons même plus besoin des yeux pour lire. Nous nous laisserons des heures dériver dans l'imagination des autres, là où les détails seront aussi réels qu'ils ne le sont dans notre propre imagination. Le livre-rêve sera devenu une réalité.

Puis sa pensée bifurqua malgré lui:

- Et notre monde devenant de plus en plus sans toucher, les contacts sexuels intégraux seront appelés à disparaître pour être remplacés par l'amour virtuel avec manipulateurs et images de synthèse, interaction sensorielle et sensation d'immersion, pour utiliser des termes techniques.

Tudi lui-même ne touchait pas aux autres, même s'il le voulait intensément, comme si le fait de toucher - hors des contacts sexuels - le liait irrémédiablement à la personne. 

Pierrick trouva Tudi bien naïf de penser ainsi, mais par délicatesse, il ne le dit pas, le laissant continuer sur sa pensée. D'ailleurs, il remarquait chez lui une certaine agitation qui le combla d'aise, voyant une faille dans la structure émotionnelle de cet inconnu.

- Le livre absorbe les mots comme du papier buvard, ajouta Tudi pour revenir à son premier sujet. On n'a qu'à secouer les pages pour que les idées s'agitent. Mais elles ne peuvent plus nous échapper, elles sont fixées pour toujours. C'est la mémoire de l'humanité. Le livre est «un éveilleur de monde», comme l'écrivait Fignier. Mais - car il y a un mais - mon livre est immanquablement influencé par ma société. C'est mon malheur. Ma quête est celle de m'en détacher, totalement. Ce qui veut dire pour moi qu'un martien lisant mon livre s'y reconnaîtrait, tout comme le nigérien, le scandinave ou le péruvien, le riche ou le pauvre, le sot ou le génial, le vieillard ou l'enfant, l'homme ou la femme.

«Mission impossible» pensa Pierrick.

- Mais il faut avant tout que je connaisse parfaitement la société dans laquelle je vis, afin d'éliminer d'emblée tout ce qui m'a influencé depuis ma naissance, continua Tudi. Puis faire table rase de tout ce que j'ai pu apprendre, lire ou entendre sur les autres nations. Et, finalement, m'épurer totalement des connaissances philosophiques acquises, jusqu'à ce que je puisse créer à partir de rien.

«Mission impossible», pensa Pierrick, trouvant Tudi à la fois étrange et intéressant, bizarre et intelligent.

- Et pour l'instant, où en est ta quête? demanda-t-il.

- Je ne me fais pas d'illusion. Etre hors-culture, c'est être nu dans le bois: aucun vêtement, aucun outil, aucun langage. Mais au niveau des pensées, ce serait déjà une culture. Mais contre toute attente, et pour relaxer mes fibres nerveuses, j'ai le goût d'écrire sur une particularité de la parlure québécoise, et ce livre aurait pour titre: «Popirisme et autres négativismes». Ou bien écrire «Cessez d'avoir peur et restez comme vous êtes»; autrement dit: ne changez que si cela vous nuit, car si vous n'êtes pas bien comme vous êtes, c'est parce que les autre vous vont sentir comme tel. Celui qu'on n'atteint pas ne se formalise pas de son état.

- Comme le simple d'esprit, fit Pierrick. «Vivons heureux, vivons niaiseux!».

Mais comme il aimait les jeux de mots, il ne put résister au cabotinage, chose à laquelle il excellait.

- Moi, j'écrirais pour faire chier les biens-pensant, dit-il. Quelque chose dans le genre de: «Trucs et astuces pour la conduite en état d'ébriété».

Mais sans relever l'humour que Pierrick tentait de faire passer dans son intervention, Tudi aborda l'aspect du livre-matière:

- Le livre est une structure. C'est un objet matériel. C'est du papier imprimé entre deux cartons. Mais tout ce qui est écrit existait auparavant dans mon cerveau. Je n'ai fait que mettre mes pensées entre deux cartons puis de les refermer vivement pour écraser les mots dans une pâte de matière. Il reste maintenant au lecteur à entrouvrir les feuillets pour désamalgamer mes idées au mieux de ses connaissances, avec ses habilités psychologiques, son intelligence, son Q.I.

- Comme pour l'interprétation d'un tableau! lança Pierrick, soudainement réjoui. Moi, mes idées, je les encadre!

- Je sais voir la sonorité d'un mot.

- Je sais voir la minuscule différence sur une peau.

- Tout peut m'inspirer une histoire, continua Tudi sur sa lancée, sans plus se préoccuper de Pierrick, mais espérant encore que Bérénice intervienne quelque part. Par exemple, j'écoutais dernièrement deux personnes converser à une table voisine. L'une d'elle s'étonnait d'avoir perdu sa bague deux semaines après les fiançailles, et elle reliait à cela un autre phénomène qui s'était produit le soir même où elle avait constaté cette perte: un verre était tombé de sa table de chevet et s'était brisé sur le sol sans bruit, dans un grand silence! Etrange, non?

- J'ai un ami qui collectionne exclusivement les disques des chanteuses dont les noms commencent par «M»! dit Pierrick, insinuant rapidement une phrase entre celles de Tudi. Reba McIntire, par exemple.

Et chacun d'énumérer, à tour de rôle, des noms de chanteuses: Medea Mei, Melina Mercouri, Loreena McKennitt, Miriam Makeba, Nana Mouskouri, Julie Masse, Mitsou, Térez Moncalm, Madonna, Ann Murray, Léonie Mousnier, Helen Merril, Bette Midler, Liza Mirelli.

- Et pourquoi pas Mistinguett, conclut Tudi en riant.

- Tu vois, il touche à tous les genres de musique, par les femmes et par leurs noms, s'exclama Pierrick. Sauf au Hard Bitch malheureusement. Avant de commencer, il ignorait absolument où cela le mènerait. C'est cela, la découverte!

- Il est facile de faire des jeux de mots, s'exclama curieusement Tudi. Ceux qui ont peur de tout et qui pleurnichent tout le temps: «Les spécialistes de la larme.» L'alarme! Les glucides: «des tueurs de glu»! S'excusez: «sexe» et «cul»! Quelqu'un qui a de la rancoeur vomit ses sentiments: il rend-coeur! Autour de moi, une foule d'étrangetés et de paradoxes. Par exemple, sur la façade d'une pharmacie, une affiche qui dit: «chaises roulantes, cannes, béquilles au deuxième étage»! Mon nez m'inspire - sans jeu de mots: l'odeur du papier, l'odeur de Noël! Rit-on différemment en français et en anglais? Etudier les mœurs funèbres des Nécrophores! La loterie, c'est pour que «l'aut'rit»! Tu vois, c'est facile. Se poser des questions profondes comme: «Si Descartes était mort à la naissance, qu'est-ce qui n'existerait pas aujourd'hui?» ou «Jusqu'où le geste anodin d'un homme peut-il aller sans que personne ne le sache?». J'aimerais collectionner tous les livres qui ont le mot «idée» dans leur titre. Des noms de lieux: «La rue Noire Fontaine»; ou de personnes: «Marjorie St-Fleur». Pour leurs sonorités, bien sûr, car les mots sont avant tout des sons, même dans ma tête, mais où il n'y a pas d'espace entre les mots. Personne ne pourrait lire aisément un livre dont il n'existerait pas d'espace entre les mots.

Voyant Bérénice regarder Tudi avec une certaine admiration, Pierrick frissonna d'une petite jalousie: «Tout est beau pour Tudi l'invincible. Aucune situation, événement, incident ne peut l'embêter. Rien ne l'inquiète, ce salaud!»

- J'aime composer des chansons, lança Pierrick pour démontrer qu'un écrivain n'est pas seul à utiliser les mots. Écoute celle-ci que j'ai écrite pour Sylvie Tremblay:

«J'ai vingt ans de toi - ta jeunesse - encore
Dans mon regard d'hier
Le rouge de ta robe
La rondeur de tes seins
Et la brillance de tes yeux»

«J'ai vingt ans de toi - ta jeunesse - encore
Dans mes sons d'hier
La sonorité de ton nom
Les mots éparpillés sur ta chair
Et ma gorge qui se serre»

«J'ai vingt ans de toi - ta jeunesse - encore
Dans ma respiration d'hier
L'odeur de tes cheveux
L'odeur de ton poignet
Et ton parfum d'Aphrodite»

«J'ai vingt ans de toi - ta jeunesse - encore
Dans mes doigts d'hier
La soie de ta robe
La douceur de ta peau
Et la chaleur de tes cuisses»

«J'ai vingt ans de toi - ta jeunesse - encore
Dans ma bouche d'hier
Tes mamelons dressés
Le ruissellement de ton sexe
Et ton sourire mordu de tendresse»

«J'ai vingt ans de toi - ma vieillesse - déjà
J'ai des mots qui pensent à toi
J'ai tes gestes qui me cernent - encore
Tu sais que j'attend - depuis si longtemps
Que tu t'effaces en moi!»


- Ah! arrête! s'exclama Tudi tout en se bouchant les oreilles pour feindre l'horreur. Je suis certain que tu vas tomber dans un lyrisme larmoyant. D'ailleurs, je vois mal une femme chanter cette chanson!

Mais il se rendit compte qu'il avait pris une attitude trop familière. Cette réaction émotive exagérée lui déplut. Il jeta un coup d’œil à Bérénice qui, silencieuse, se contentait d'examiner et d'écouter les deux hommes dans leur profonde discussion sur l'art et la beauté, et sur la vie aussi, peut-être.

Cependant, devant l'air mi-ahuri mi-sévère de Tudi, elle sourit.

- Elle est quand même pas mal cette chanson, dit-elle. Peut-être revoir quelques rimes. Mais c'est bien, très bien.

- Regarde, je sais aussi voir des mots et des noms, reprit Pierrick en mettant sa main près du visage de Tudi, comme s'il voulait lui montrer quelque chose. Dans un cimetière, à Saint-André, j'ai vu cinq noms sur une pierre tombale: Ezilda, Eudivine, Alphonsine, Ligori, Hormidas. Et puis, si je voulais partir une entreprise, je l'appellerais: «Derechef», service rapide de livraison de ... je ne sais quoi!

Et Tudi, pour ajouter un appendice, reprit son discours:

- Tout cela, c'est de l'orgueil, en quelque sorte. L'orgueil est le plus beau sentiment de l'être humain. C'est lui qui fait évoluer la nature humaine. Mais parfois, il est vrai, au prix d'une falsification des besoins réels. Car tous les hommes - ou presque - veulent que les autres sachent ce qu'ils ont pensé de bien et d'intelligent. L'écrivain écrit pour être lu, sinon il garderait le tout dans un tiroir; le cinéaste tourne pour que les autres puissent visionner ses idées sur l'écran; le peintre peint et vend ses toiles - je le trouve généreux, chaque toile étant un exemplaire unique! Je pense aussi à la boulette de papier que nous avons lancé, un jour ou l'autre, du premier coup dans la poubelle. Le malheur, c'est quand personne ne nous a vu réussir l'exploit!

- Et pourquoi cela? demanda Bérénice, intéressée.

- Le seul but de l'existence, c'est d'être aimé de tous les autres humains. Je dis bien de tous les autres, sans exception. Et c'est ce qui fait leur malheur, d'une manière ou d'une autre, car il est impossible d'être aimé de tous. Mais imagines-tu ma détresse si tous les humains m'aimaient, me saluaient, me serraient sur leur cœur? J'étoufferais. Je ne serais plus moi-même. Peu à peu, et malgré moi, mes comportements changeraient, et se hérisseraient pour ma survie. Et les gens commencerait à moins m'aimer. C'est ce qui arrive souvent aux idoles. Moi, pour diminuer considérablement le nombre de personnes susceptibles de m'aimer, j'élimine d'emblée toutes celles qui ne m'intéresse pas, et dont je ne veux pas être aimé, pour ne pas avoir à le leur rendre. C'est pour cela que les filles laides et timides, et qui en plus ne se font pas voir, restent seules: je ne veux pas être aimé de la laideur.

- Tu es farouchement indépendant, constata Bérénice.

- Si tu le prend dans le sens de «distinct», d'accord. Mais pas dans le sens de «faire effort d'indépendance», ce qui présupposerait une dépendance virtuelle dont je me suis depuis longtemps libérée. C'est vrai que je pense à moi en premier. Mourir en héros est pour moi d'une absurdité impudique, alors que la grandeur d'âme - qui aurait pu servir - n'est plus, avant même d'avoir servi, qu'un inutile néant. Une situation que je ne comprend pas: la personne qui laisse à un ami un avantage qu'elle pourrait avoir n'a pas cet instinct de survie propre à l'être vivant. L'altruisme ne permet pas la survie de l'espèce, mais permet à quelques individus de surnager plus longtemps. Cette attitude est suicidaire. Si l'on se croît fort, ou même supérieur, pourquoi ne pas profiter des occasions de se grandir, voire de se déployer. D'ailleurs, tout ce que l'on fait frustre quelqu'un. C'est inévitable. De là à ménager ceux qu'on ne veut pas frustrer, il y a une marge. Notre existence terrestre dure une vie, alors pourquoi ne pas travailler sans relâche, et sans compromis, à en faire une oeuvre digne, tant qu'à avoir obtenu, malgré nous, les outils physiques et psychiques pour la réaliser. J'ai choisi de vivre avec les humains, je n'ai pas d'autre choix que d'oublier les étiquettes et les catalogues. Je ne veux rien savoir des enfants, des femmes enceintes, des vieux, des pauvres, des riches: ce qui m'intéresse, c'est l'humain hors-catégories.

Sur ce, il se leva:

- Je pars, puisqu'il faut partir. Je mets les valeurs humaines au-dessus de tout, mais je ne suis pas plus conciliant pour autant. A la prochaine rencontre, si ma géographie humaine s'y prête.

Pierrick et Bérénice, vaguement étonnés, le regardèrent s'éloigner. Mais ils furent distraits par un événement: à la table voisine, une femme qui avait déposé ses journaux avant d'aller chercher son café est revenue alors qu'une autre personne - une femme - avait pris sa place.

- T'as pas vu qu'il y avait des journaux? lui lança-t-elle avec une haine palpable.

Sur ce, elle alla prendre position à une autre table, fortement intéressée de jeter des regards assidus à la prédatrice.
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