lundi 14 octobre 2019

Simulacre - Chapitre 6 - À l'appartement de Béatrice

Voici le sixième chapitre de Simulacres (Pierre Rousseau, 1995; ancien titre Dague)



06 À l’appartement de Bérénice

Afin de croiser des centaines de personnes inconnues, de regarder des regards, de mélanger ses pas avec des milliers d'autres, Tudi faisait souvent des promenades au Centre-ville. Et aussi pour brouiller les pistes si un enquêteur du futur revenait dans le temps pour une investigation sur sa vie. D'une façon tantôt subtile, tantôt grossière, il avait cette manie de semer partout des faux indices: marquer une fausse adresse ou un faux nom sur un formulaire non officiel, laisser tomber un papier compromettant dans le genre «Le coup se fera à 18 heures le 21» ou «Scoop, (tel personnage très en vue) a été surpris dans un «peep-show» homosexuel». Il orientait ainsi les pensées et les gestes des gens sur un sujet de son choix.

Ayant décidé de traverser les cours Mont-Royal pour se rendre de la rue Metcalfe à la rue Mansfield, il en profita pour examiner les plans et les maquettes des luxueux condominiums. Il s'étonna que des gens puissent se payer ce luxe ahurissant de choisir dans le haut de gamme un lieu où manger, dormir et forniquer, alors que d'autres n'ayant pas ce choix se contentaient d'une couverture posée sur le sol, ou d'un lit partagé à plusieurs.

Dans les déplacements biologiques des corps, le hasard élabora minutieusement une rencontre entre lui et Bérénice. Déçu de ne pas avoir été prévenu, mais heureux de cette chance de voir et d'entendre la jeune femme, il l'invita à prendre un café. Elle n'avait que quelques minutes; il insista; elle accepta.

Tudi remarqua que ses yeux de petite fille refaisaient surface quand elle le regardait avec ce regard de princesse au bois dormant. Peut-être rêvait-elle alors, dans la tour d'un quelconque château, à ces idéaux que le quotidien ne lui avait pas permis jusqu'ici d'atteindre et de saisir. Elle était dans ces moments d'une fragilité de verre, pouvant se briser au moindre choc émotif, ou se dissiper dans une fragmentation de tout son être. Pouvait-il alors la prendre par la main, la serrer contre lui, et lui parler à l'oreille? Mais ce phénomène ne durait pas suffisamment longtemps pour qu'il puisse répondre à cette question. Dès qu'elle tournait la tête, ses yeux de fillette restaient là où ils regardaient, et ses yeux de femme se déployaient instantanément dans leurs orbites, tout en gardant dans leur profondeur l'ombre d'une Bérénice appelant son père.

Mais il ne put s'empêcher, gourmand de chair, d'imaginer l'alcôve dorée, la dentelle et le corps de Bérénice roulant dans la soie, nu et brûlant. Mais il s'en voulut tout de suite de cette pensée face à une petite détresse, alors qu'il aurait dû offrir son aide, ou du moins être une présence fortifiante. Il se sentit alors inutile socialement, et voulut redevenir solitaire. «Qu'a-t-elle besoin de moi?» se dit-il, avant de se ressaisir pourtant.

 - Vous êtes très jolie, dit-il lorsqu'ils furent attablés à une table du Cafémania, l'un en face de l'autre, comme deux grands amis.

Cette phrase type n'appelait pas de réponse. Mais il aimait troubler les gens et briser, par le fait même, la gêne du premier contact des personnalités.

Mais Bérénice ne fut pas interloquée par cette phrase, la prenait comme une demande d'explications à une question du genre: «Comment faites-vous pour être aussi jolie?» Mais pour mettre Tudi dans l'embarras, elle répondit par une antithèse:

 - Une fois, j'étais laide. Pierrick m'avait demandé de me pencher en avant. Un miroir avait été laissé à plat sur le sol. J'ai vu mon visage déformé par l'action de la pesanteur sur les chairs molles. C'était affreux. Mais il est vrai que la moindre déformation dans un trait du visage change toute la perspective. Vous vous êtes déjà regardé de cette façon?

 - Je me suis regardé de toutes les façons dans un miroir, avoua-t-il avec une nonchalance et une crudité des expressions qui prit Bérénice par surprise. Je connais les moindres replis de mon corps. Je connais jusqu'à ma défécation. Je me masturbe dans toutes les positions devant un, deux ou même plusieurs miroirs, je multiplie ainsi la vision de mes positions érotiques, et ça m'aide à atteindre l'orgasme.

Une rougeur devenant si évidente sur la blancheur de sa peau, Bérénice parut gênée. Mais Tudi eut un doute raisonnable qu'elle feignait cet embarras. Puis, sans avertissement, elle rit aux éclats:

 - Merci, Tudi. Merci. Je pense que vous m'avez remonté le moral. J'ai maintenant d'autres visions à occuper mon esprit.

Disait-elle cela pour maintenir une contenance, ou pour établir une complicité, voire une appréciation plastique de cette description intimiste? Tudi n'en fut pas certain, et il se demanda s'il avait bien fait de livrer un aspect aussi intime de lui-même à cette presque étrangère, lui qui ne le faisait jamais. Par contre, il aimait bien jouer le jeu de la concordance ou de la complémentarité des idées, sans égard au contenu des messages et sans censurer la première image. Elle avait abordé le «miroir»: il devait donc en donner une vision personnelle, et une seule.

Il la regarda comme s'il se regardait lui-même dans un miroir, essayant de voir ce qu'il faudrait modifier pour la rendre la plus belle possible: laisser pousser ses cheveux, se maquiller un peu, seoir son corps de vêtements aux couleurs plus chaudes.

Ce jour-là, elle portait, entre ses seins, une étrange araignée d'or sertie de pierres rouges. Tudi n'aurait jamais songé que Bérénice puisse aimer ce genre de bestioles, ayant plus accepté le symbole d'une religion quelconque, telle une croix - même si c'était un de ces systèmes qu'il exécrait - que cet insecte à la course rapide et aux mœurs meurtrières qui, sur le débardeur noir, semblait attendre un ordre pour fondre sur une proie.

Et pourtant, c'était un bijou magnifique. Mais comment séparer la préciosité d'un travail d'artiste et la richesse des matériaux de la symbolique de l'objet lui-même: faire une réplique en or d'un étron et le sertir de rubis provoquerait quand même un réel dégoût pour la personne qui le prendrait dans ses mains, et cela tant du point de vue de son propre jugement que de celui des autres, car le sujet ne pourrait faire autrement que de s'imaginer tenir un véritable étron dans ses mains.

 - Arachné! fit Tudi à haute voix, sans réellement l'avoir voulu, mais se donnant inconsciemment l'opportunité de conter une histoire relative à ces bestioles.

 - Arachné? s'étonna Bérénice. C'est votre ancienne flamme?

 - Arachné était une jeune fille de Lydie. Athéna mit en pièce une tapisserie qu'elle avait tissée dans un art parfait. Elle se pendit et fut métamorphosée en araignée.

Afin de l'examiner, Tudi manipula le bijou - l'araignée! - du bout des doigts, frôlant les seins du dos de sa main. Il songea qu'il aimerait, comme Athéna, déchirer le tricot de laine et dénuder cette poitrine qu'il convoitait déjà. Mais peut-être serait-il alors transformé en tarentule et condamner à se balancer au bout de son fil - comme Arachné pendue! - au-dessus des seins de Bérénice endormie, et, supplice suprême, sans jamais pouvoir les toucher de ses petites pattes.

 - Ce bijou éloigne les hommes, dit Bérénice le plus sérieusement du monde. Ils ont peur de tomber dans ma toile, peur d'être dévorés par la femme-araignée!

 - Féministe? s'étonna Tudi, sans vraiment croire à cette aberration. Vous n'aimez pas les hommes?

Bérénice posa sa main sur celle de Tudi dont le premier réflexe fut de la retirer, comme si une flamme l'avait touché. Elle sentit nettement ce sursaut, constatant un malaise devant cette marque d'une tendresse spontanée. Elle aimait toucher pour quêter une preuve d'existence, comme pour dire: «Eh! je suis là, j'existe!». Ne se fiant pas seulement à son corps se découpant dans l'espace, elle voulait par ce geste annuler la distance, voire le vide la séparant des autres

 - J'aime les hommes, Tudi, n'en doutez pas, dit-elle en reprenant son geste pour le ramener à elle. Cette araignée est une amulette. Non contre des vampires et autres monstres, mais contre cette tristesse dans ma tête, et dans mon corps. Elle concentre ma force en plein centre de mon être, au-dessus du coeur, et entre le cerveau et le sexe. Car mon corps doit subir lui aussi l'attente du mieux-être, et attendre le déclic du cerveau qui mène tout. Quiconque peut toucher mes seins, et ne pas se tromper: mais personne ne pourra toucher mes pensées hors de tout doute.

 - Vous avez raison. Il y a des mots que je dis dans un but précis, mais qui sont mal interprétés. Les gens ne déduisent pas facilement ce que je veux dire, car j'utilise constamment - et malgré moi - des paraboles ou des images pour m'exprimer. Adolescent, j'attendais une fille à Terre des Hommes. J'étais impatient et fébrile à l'idée de la voir. Elle était en retard, et chaque minute perdue était pour moi un drame. J'étais un amoureux maladif. Quand elle est arrivée, je lui ai dit: «Cinq minutes de retard!» Elle s'est fâchée, disant que je la disputais pour cinq minutes. J'aurais dû dire: «Voilà cinq minutes de moins pour te voir et t'apprécier». Je n'ai rien dit. En une autre occasion, pour lui témoigner mon amour formel, j'ai usé d'une petite mise en scène: j'ai éraflé ma joue avec une lime à bois. Et je lui ai fait accroire que je m'étais battu pour elle. Je ne suis pas certain qu'elle ait apprécié. Ni moi non plus d'ailleurs. Et peut-être même n'y a-t-elle pas cru. Mais elle n'a rien dit, me laissant dans mon étrange secret. Et tous mes amis furent convaincus que j'avais rencontré mon homme!

 - Dites-moi ce que vous pensez à l'instant, spontanément!

 - Je l'aime encore! Adolescent, je n'avais pas un sentiment exagéré de ma propre valeur. J'étais intégral, mais déphasé vis-à-vis la normalité culturelle de la société. Je n'ai jamais retrouvé un tel amour par la suite. Je pense tout de même que, chez l'adulte, l'orgueil garde l'amour à distance.

 - Je croirais plus tôt que c'est la jalousie. Je pense ici à ces panneaux ajourés et composés de lamelles mobiles servant à masquer une fenêtre. Ainsi sommes-nous à l'âge adulte: nous ne laissons filtrer de nous-mêmes que de faibles lueurs, cachant aux autres la plus grande partie de nos sentiments et de nos émotions.

Elle se pencha au-dessus de la petite table pour murmurer, respectant en cela la distance qu'elle avait choisi de raccourcir: 

 - Tudi, je vous aime bien! 

Tudi aimait les femmes avec un petit drame incrusté au fond des yeux. Les femmes trop équilibrées, trop bien dans leur peau l'exaspéraient. Il lui fallait du hasard, des émotions, de l'inconnu. Il lui fallait une princesse déçue! Mais non pas déchue, car la déchéance restait pour lui une rétrogradation des facultés psychiques, un pli indéfroissable sur le cheminement vers un mieux-être, la marque indélébile d'un faux pas, tout comme la décadence amenait l'extinction, puisqu'elle était le préliminaire à l'anéantissement. Mais il était permis d'être déçu. Et c'est pour cela qu'il aimait le regard de Bérénice.

Il remarqua qu'elle dessinait ses sourcils avec un petit trait vers le haut, comme les antennes de certains insectes. Mais son regard descendit vers la poitrine, car il était resté accroché, malgré lui, à la phrase qu'elle avait dite un peu plus tôt: «Tu peux toucher mes seins». Ayant appris - sur le tard cependant - à être direct s'il voulait obtenir quelque chose, il demandait aujourd'hui sans détour, posant maintes questions, au risque parfois de passer pour un imbécile. Mais il savait parfaitement qui il était, et, par conséquent, ce qu'il valait. Il n'avait donc plus rien à perdre, et tout à gagner.

 - Vous feriez l'amour avec moi? demanda-t-il en arrêtant regard sur la poitrine de Bérénice.

 - Oui, répondit-elle sans même hésiter. Enfin, je ne sais pas encore si ce sera de l'amour. En tous cas, nous jouerions aux fesses.

L'expression «jouer aux fesses» le gêna un peu, car cela ramenait l'action à un vulgaire échange charnel dénué de tous sentiments, voire de toutes émotions. Il était depuis longtemps sorti de sa petite enfance, mais des images se superposant dans son esprit, il s'étonna de la différence de taille entre le petit membre du temps et le membre viril qui, aujourd'hui, à la moindre pensée érotique, au moindre toucher d'une main féminine, même du bout des doigts, se dressait comme une arme dure et cinglante, et comme preuve irréfutable de son désir de caresses et de contacts charnels.

 - Quand? demanda-t-il, alors que des forces sensuelles titillaient déjà les muscles de son bas-ventre.

 - Je ne sais pas! répondit Bérénice un peu prise au dépourvu. Quand nous voudrons.

 - J'aimerais aller chez vous maintenant! décida Tudi.

Mais Bérénice refroidit immédiatement son ardeur:

 - Je n'ai pas le temps. Et d'ailleurs, il est hors de question d'aller chez moi, ni aujourd'hui ni demain. Il faut une période de probation plus ou moins longue. Je peux montrer mon corps, parce que l'autre montre le sien au même moment, mais il est impossible de montrer deux appartements en même temps.

 - Et si je te montre le mien avant? s'enquit Tudi.

Bérénice n'hésita pas, voyant l'opportunité de défoncer le barrage qu'un traumatisme avait dressé devant ses élans affectifs:

 - Ça pourrait peut-être aller!

Tudi n'amenait jamais à l'improviste la femme désirée dans son intimité, préférant le savoir à l'avance, et avoir le temps de faire une mise en scène: placer des objets démontrant ses goûts et sa culture, distribuer ici et là des dictionnaires et des livres de philosophie, poser sur la petite table de salon quelques disques compacts d'opéras célèbres, laisser traîner deux ou trois magazines dans la salle de bain - lui qui n'y lisait jamais, et finalement, faire un petit désordre intelligent pour bien montrer qu'il vivait là, et qu'il était chez lui.

Étant pour la liberté absolue, immorale et illégitime, sans contrainte ni de corps ni d'esprit, et pour une autodétermination avec pleins pouvoirs sur sa vie et sa mort, il était fier d'une affiche sur laquelle apparaissaient des dizaines de mots tels que: théorie, doctrine, idéologie, loi, opinion, dogme, philosophie, thèse, école, méthode, moyen, plan, procédé, politique, régime, organisation, système, le tout écrasé sous le symbole rouge de l'interdiction. Sur la marge du bas, il avait ajouté à l'encre rouge: «Interdiction de systématiser». Et, comme un enfant, il avait hâte qu'elle la voie.

 - Disons mercredi, dans deux jours, décida Bérénice.
Plongé dans ses pensées, Tudi n'entendit pas le mot «mercredi»:

 - D'accord, répondit-il machinalement, préparant déjà le scénario de cette rencontre.

 - Je me rends chez toi à 19 heures, précisa-t-elle en se levant.

Il fut tenté de l'embrasser sur les joues, mais elle resta trop éloignée de lui pour qu'il ait la certitude de ne pas embrasser le vide si elle tournait brusquement les talons sans remarquer son élan. Il aurait pu, comme il le faisait parfois, ouvrir ses bras et dire: «On s'embrasse?». Il se demanda jusqu'à la dernière seconde pourquoi il ne le faisait pas, et il abandonna finalement le projet. Il la regarda monter l'escalier, admirant les formes de ses hanches et de ses fesses mouler sous le pan du débardeur très long. Puis elle disparut brusquement au bout du couloir, en tournant, comme si le mur l'avait engloutie.

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Cette journée-là, il acheta une nouvelle eau de Cologne, et hésita entre des fleurs ou des chocolats ou une bouteille de vin (finalement, il n'acheta rien). Dans son petit appartement sur le flanc du Mont-Royal, avec vue sur le sud de Montréal et son Centre-Ville, il prit trois douches, essaya dix chemises et trois pantalons, se peigna et se repeigna un nombre incalculable de fois. Il se demanda pourquoi cette fébrilité ne se manifestait que pour les filles qui lui plaisaient, et pas pour les autres, les «amies» qu'il pouvait recevoir à l'improviste, sans cérémonie, pour un délestage hygiénique.

Il enivra son attente de chants de sopranos, les notes aiguës sachant percer sa mémoire et son coeur. Chaque pièce déroulait devant ses yeux le chemin parcouru dans le Bas du fleuve où il écouta, dans chacun des villages traversés, une oeuvre différente. Il se souvint de l'euphorie ressentie en traversant le village de Notre-Dame du Portage, à exactement 50 kilomètres à l'heure, alors que Mirella Freni chantait «I puritani» de Bellini: «O rendetemi la speme... Qui la voce...Vien diletto...» Elvira! En ce dimanche matin, l'auto suivait les courbes douces de la route, croisant même une cycliste qui ne saura jamais qu'il l'avait vu comme une apparition entrant au ralenti dans son délire. Il se souvenait aussi d'avoir admiré les champs magnifiques sous le soleil, juste au moment où Maria Callas chantait «Ainsi qu'on voit des blés, les épis onduler sous la brise légère, ainsi frémit mon cœur...»

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Dès que Bérénice entra dans l'appartement, à dix-heures précises, Tudi poussa un profond soupir intérieur: «C'est pas vrai! Ça va être à moi, ça?»

Bérénice était toute mignonne dans sa robe légère qu'elle avait choisi de lacer sur le devant, et dans laquelle son corps semblait littéralement flotter. Il en fut si excité qu'il resta bouche bée jusqu'à ce que Bérénice s'invite à entrer dans l'appartement.

Elle regarda partout, ses yeux déplaçant son regard comme un faisceau laser. Puis les phrases se plaquèrent dans le réel, réduisant à néant les certitudes de Tudi: «J'ai lu tous ces philosophes: soporifiques!»; «Je déteste l'opéra, surtout les sopranos»; «Tu lis aux toilettes! Comment tu fais? Je ne comprends pas les gens qui lisent aux toilettes»; «Tu sembles vivre dans une petite partie de ton appartement. Moi, c'est en désordre d'un bout à l'autre».

Ils ne firent pas l'amour ce soir-là, se contentant d'effleurer des sujets ordinaires, sans jamais vouloir les approfondir. Bérénice fit la démonstration d'un ennui certain, feint évidemment, mais sans que Tudi puisse en connaître les raisons. Elle rejetait hors d'elle, comme des insectes immondes, des fragments de sa frustration, prenant même une attitude boudeuse, désagréable, et incompréhensible pour Tudi. Les phrases qu'elle prononça dès son entrée dans l'appartement suffirent à le démolir intégralement, corps et bien, plus que la non-satisfaction de ses attentes érotiques.

Des sentiments contradictoires se bousculèrent en lui dans les heures qui suivirent cette pseudo-rencontre, et dans laquelle chacun avait gardé une distance où même les échanges de regards s'avéraient impossibles. Cette réaction imprévue venant d'une femme qu'il estimait obnubila son psychisme au point de ne plus pouvoir penser à autre chose. Il se demanda si elle avait fait exprès, auquel cas il la traitait de «vache»; si elle avait été naturelle, franche et honnête dans sa réaction - même si elle n'en connaissait pas la cause - il lui faudra canaliser cette personnalité anormalement forte. D'une manière ou d'une autre, il décida de la revoir, soit pour lui régler son cas, soit pour l'amadouer à sa façon.

Après deux jours, il dut se rendre à l'évidence qu'il délirait. La mésadaptation de sa réaction émotive venait du fait que Bérénice avait détruit, en quelques phrases bien placées, le petit système égocentrique et orgueilleux qu'il avait soigneusement élaboré pour l'épater. Il fut heureux de réagir positivement. Il enlevait ainsi le poids immense qui écrasait son existence depuis des jours.

Il savait qu'au-delà du bonheur, il n'y avait qu'une seule chose dont personne ne doutait - et que tous pouvaient obtenir à volonté - c'était la misère humaine, cette misère qu'il voyait partout, autant dans la pauvreté que dans la richesse, autant dans la santé que dans la maladie, autant dans la vieillesse que dans la jeunesse. Tous se demandaient comment être heureux, mais personne n'avait besoin de se demander comment être malheureux. Cela venait tout seul, ou, comme il l'avait fait ces derniers jours, en faisant bêtement tout ce qu'il fallait pour l'être. Il se rappela - comment avait-il fait pour l'oublier? - qu'il appartenait aux hommes de décider de leur destin.
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