samedi 23 novembre 2019

Simulacre - Chapitre 10 - La scène des crimes

Voici le dixième chapitre de Simulacres (Pierre Rousseau, 1995; ancien titre Dague)

10 La scène des crimes


L'inspecteur Jaouen Olier affichait ostensiblement tout ce qui accentuait ses caractères masculins: une mâchoire lourde, un menton en avant, une grosse moustache, une pomme d'Adam proéminente, une calvitie naissante. Et quiconque le fréquentait devait reconnaître en lui la force, l'énergie, la vigueur morale et physique, et son intelligence. Cette dernière faculté, aimait-il à dire, n'était pas le seul apanage du sexe masculin, prêtant sans réserve aux femmes ce qu'il considérait comme l'élément le plus important de l'être humain, le reste n'étant qu'accessoire.

Mais au-delà de cette capacité à comprendre par l'activité de l'esprit, il y avait la créativité, c'est-à-dire le fait de tirer du néant quelque chose qui n'existait pas, et de l'implanter dans la réalité. En cela, il faisait preuve de beaucoup d'originalité. Et malgré les réactions de perplexité que ses méthodes provoquaient autour de lui, il réussissait bien dans sa profession.

Il s'apprêtait à refaire, pour la troisième fois, la tournée des pièces où avaient eu lieu les meurtres, lorsque son assistant arriva en trombe:

- Bonjour patron. Quoi de neuf?

Kléber Plouffe, l'assistant de Jaouen, présentait, à l'opposé de son patron, des caractères féminins: de petites lèvres charnues, un visage presque imberbe, une voix aiguë comme celle des enfants qui leur permettait d'être entendus au-delà des voix graves des adultes. Une intelligence certaine - qu'amenuisait le manque d'audace du personnage - compensait pour tout cela. Il se préoccupait si peu de son apparence physique que, chaque matin, il prenait un temps infini à faire disparaître sur son visage les quelques poils qui lui auraient donné un attribut un peu plus masculin.

Jaouen, lui, ne se rasait qu'épisodiquement, laissant passer plusieurs jours sans se faire la barbe, et arrivant un matin frais rasé et sentant l'eau de Cologne. Par contre, il portait résolument une barbe broussailleuse lorsqu'il ne voulait pas montrer les expressions nuancées de son visage, et cela survenait lorsqu'un problème devenait de plus en plus insoluble.

- Beaucoup de neuf! Suis-moi! tonna-t-il dans l'oreille de son assistant qui trembla imperceptiblement, tant son supérieur l'impressionnait par la force qu'il déployait malgré lui. 

Ils se rendirent dans la chambre #6. Malgré le peu de lumière, Kléber distingua un ameublement réduit au strict minimum, et une masse blanche enfoncée dans le lit, face au mur.

- Une femme? demanda-t-il.

Sa question était pertinente, car il n'était pas évident de distinguer aisément les hanches ou la croupe d'une femme dans un vieux corps déformé.

- Oui, répondit Jaouen. Elle est morte. Gaétane Roberge. Soixante-douze ans. Veuve. Plusieurs petites maladies.

Jaouen donna un ordre à un technicien et, en quelques secondes, un projecteur fut installé près du cadavre. Il monta sur une chaise et orienta le faisceau vers la tête afin d'examiner le visage sans déplacer le corps.

- Venez voir! dit-il à son assistant.

Craintivement, Kléber réussit à monter sur la chaise étroite en se tenant fermement par l'épaule de son supérieur.

- Regarde, dit Jaouen. La bave, le visage bleu. Mais pas de marques au cou. Suffocation. Par empoisonnement.

Il sauta en bas de la chaise, suivi de Kléber qui, ayant perdu son appui, perdit aussi l'équilibre. Un technicien mettait précautionneusement un verre et des tubes de pilules dans des sacs de plastique. Le regard interrogateur de Kléber n'échappa pas à Jaouen:

- Par voie buccale. Médicament. Ou au fond du verre. Allons au 8.

Avant d'entrer dans la pièce, Jaouen fit rebondit trois fois sa superballe miniature du plancher au plafond, tel un exorcisme que tous ses confrères et consoeurs trouvaient puéril, mais que lui exécutait avec une nonchalance impressionnante.

Le tapis, les murs, les objets, tout dans cette chambre exhalait une senteur de vieux, de nourriture, d'animal.

Dès son entrée, et malgré les éclairs aveuglants des appareils-photo, Kléber aperçut aussitôt la vieille femme de dos assise sur sa chaise berçante. Elle semblait dormir devant la fenêtre. Il apercevait aussi la queue d'un chat couché sur les genoux de sa maîtresse, animal que personne n'avait réussi à déloger, par peur d'être affreusement griffé ou mordu.

- La SPA va venir dans quelques minutes, dit Jaouen. Il faut bien que la morgue amène ce cadavre. Encore des autopsies. Gilberte Richard. 69 ans. Célibataire. Plusieurs maladies. Un chat. Mêmes symptômes d'empoisonnement que la 6. Même scénario: pilules et tout.

Il posa sa main sur l'épaule de son assistant:

- Et maintenant, le plus beau: du sang!

Ils quittèrent la chambre #8, traversèrent le couloir et, après que l'inspecteur eut fait rebondir sa balle, ils entrèrent dans la chambre #2. Kléber vit, étendu sur le plancher près de la fenêtre, et violemment éclairé par le soleil, le corps d'un homme âgé, les yeux grands ouverts. Il semblait fixer au plafond l'horrible tache de la mort imminente. Mais déjà la vie avait coulé de ses yeux, les rendant vitreux comme ceux d'un poisson mort le ventre en l'air. Enfoncée en plein coeur jusqu'à la garde, la dague ressemblait à un bijou posé debout sur la poitrine du malheureux, ou comme un château de rêve se dressant au milieu d'un lac de sang.

Autour du corps, quelques traces d'une brève lutte: objets jetés sur le sol par des bras gesticulant, «probablement ceux de la victime» précisa Jaouen.

Il renifla:

- Cette pièce sent la mort!

- Il a eu un meurtre dans cette pièce! fit l'adjoint avec étonnement.

- Non, pas cette mort. Une vieille mort, comme dans une oubliette. Une oubliette...

- Vous êtes déjà allé dans une oubliette? lui demanda Kléber pour tirer son chef de sa rêverie.

- Non, mais j'imagine!

Il resta songeur, comme si quelques ficelles invisibles tiraient son esprit hors de sa tête.

- Des empreintes? demanda Kléber.

- Partout, Kléber, partout: sur les verres, les poignées. Les mêmes, semble-t-il.

- Ils ne nous restent qu'à identifier le coupable. Il a signé son crime, conclut Kléber.

- Rien n'est jamais aussi simple, répliqua Jaouen. Pourquoi commettre deux crimes sans violence et un autre avec extrême violence?

- Il aura été surpris par... au fait, comment s'appelle-t-il?

- Gérard Rivard.

- «G et R», comme dans «Gendarmerie royale», blagua Kléber aimant bien les jeux de mots à l'occasion. Vous avez remarqué patron: ces trois noms ont les mêmes lettres comme initiales: G et R. Vous croyez à une coïncidence?

- Peut-être! Pour les deux premiers!

- Comment...?

- Je blaguais. Je savais que vous feriez un rapprochement avec les initiales. Les deux premiers, c'est OK! Quant au troisième, c'est Hilaire Daumal.

- J'y ai cru, fit l'assistant.

Mais contrairement aux lettres G et R, les lettres H et D ne soulevèrent aucun rapprochement dans son esprit.

- Le meurtrier l'aura assassiné avec la première arme qu'il a vu, suggéra-t-il finalement. Ce poignard, en fait. Appartient-il à la victime?

- On ne sait pas encore. Cela s'est produit il y a environ une heure. Vous savez à quoi je pense?

- Non! répondit Kléber profondément intéressé à connaître cette pensée.

- Je pense que cet homme pourrait s'être suicidé?

- De cette façon? s'étonna Kléber.

- Cela s'est déjà vu: je veux dire le fait de commettre un crime et de se suicider. Difficile de trouver un mobile! Difficile!
- Crimes gratuits?

- Rien n'est jamais gratuit. Jamais. Absolument. Il y a toujours une raison, si petite soit-elle, pour qu'un meurtre se produise de cette façon, et pas d'une autre. C'est une loi immuable. Mais j'ai rejeté l'idée du suicide: l'expert a pris les empreintes du type à la dague. À première vue, elles ne correspondent pas à celles trouvées sur les verres, et sur la dague.

- Il y a bel et bien un assassin, conclut Kléber. 

Puis, après avoir vaguement admiré le tableau «Dernier Rayon de soleil en Égypte» de Hunt, et gêné par le poids des pensées de son chef, il se sentit obligé d'interrompre ce silence:

- Un homme ou une femme? demanda-t-il.

- Ou les deux. Ou plusieurs. Tout est possible. Tout est possible, répéta Jaouen en écho, comme il le faisait souvent dans le but inavoué d'atteindre chaque hémisphère de son cerveau. Mais je crois que l'assassin est un habitué de la maison: il savait quand les vieux devaient prendre leur médicament. Mais est-ce lui qui les leur donnait d'habitude?

- Dans le cas contraire, ces gens se seraient méfiés!

- Peut-être, mais pas nécessairement.

Une voix sortit soudainement du néant:

- C'est lui, qui est mort, qui s'occupait d'eux!

Une vieille petite femme à lunettes épaisses, édentée et vêtue d'une robe-tablier à manches raglan aqua à motif floral - robe que Jaouen trouva très laide - se tenait sur le pas de la porte, frêle et sèche comme une feuille de tabac.

- C'est lui qui leur donnait les médicaments, déclara-t-elle. Tous les jours. La garde vient plus tard. Elle va bientôt arriver. Elle va en baver une shot en voyant tout ça! Ça se peux-tu!

Jaouen scruta insolemment la femme. Il remarqua que si la vieillesse amenait un ralentissement des fonctions organiques, elle favorisait également la perte de quelques éléments corporels: dents, cheveux, muscles, et aussi une partie des fonctions d'élocution, de vision, d'audition, sans oublier la diminution plus ou moins partielle des facultés de l'esprit.

Sans être un débris, cette vieille était tout ce qui restait de la merveilleuse machine humaine qu'elle avait été jeune femme, c'est-à-dire belle et organiquement productive de vie et d'énergie, possédant les éléments propices à son plein épanouissement, et qui maintenant se recroquevillait pour refermer, dans son sein asséché, le malheur d'être inutile aux autres et à elle-même.

- Vous avez entendu ou vu quelque chose, madame? demanda Jaouen.

- Rien. Personne ne voit jamais rien. Chacun reste dans sa chambre. Ça me choque. Il n'y a que Hilaire Daumal qui sort quand ça y tente. C'est un genre de vieux maniaque!

- Maniaque? s'étonna Jaouen.

- Il a tué sa femme, ici même, dans cet appartement, et il l'a caché dans le garde-robe. 

- Il l'a vraiment tuée? demanda Kléber.

- On l'a jamais retrouvé, ni elle ni son cadavre. Il disait, lui et son fils, qu'elle s'était sauvée. Et il a même menacé de me sacrer dehors.

- Pourquoi?

- Pour m'endormir, je me promène dans le corridor. Il me dit de ne pas me promener tard de même. Je lui ai dit de me laisser tranquille, que ça commençait à faire.

- Vous savez où habite son fils? s'enquit Jaouen, mais se doutant bien qu'il obtiendrait peu de choses de cette femme.

- Non, et c'est tant mieux. Il ne se parle plus depuis longtemps. Une chicane entre père et fils, tu comprend, ce genre de truc. Mais le fils vient souvent. Peut-être chaque nuit. Je le vois quand je me promène. Il reste une couple de minutes, puis y s'en va. On dirait qu'il attend que son père dorme. Deux minutes, je vous dis. Il repart avec le sourire d'un enfant satisfait. Toutes les nuits, ou presque.

- Qui a les clefs des chambres? demanda encore Jaouen.

- On n'a pas besoin de clefs: les portes sont toujours débarrées!

- Mais il y a un trousseau de clefs, ici, près du cadavre, lui fit remarquer Jaouen. Avec les numéros des portes!

- Je ne sais pas ce qu'elles font là de même, répondit la vieille en reculant d'un pas. Il n'en a pas besoin. D'ailleurs, il n'en aura plus besoin. Excusez-moi! Je pense que je vais me laver la tête.

Et elle partit, retournant au néant.

- Étrange non, pour ces clefs? observa Kléber.

- Quelque chose nous échappe, là! remarqua Jaouen. Mais il y a autre chose aussi. Pourquoi toutes ces empreintes? Exprès? Mais, avant tout, le coroner doit faire son travail: les causes et les circonstances des décès, et s'il y a eu mort violente. À nous ensuite de prouver les responsabilités civiles ou criminelles. C'est simple.

Jaouen, malgré lui, finit par penser à la théorie du chaos. Et forcément au labyrinthe, c'est-à-dire au code d'ordonnance du chaos. Il fit encore le tour des pièces, comme dans un dédale, sans crainte de s'égarer cependant, car il connaissait la sortie. Mais toutes ces personnes mortes s'étaient perdues dans ce labyrinthe, prises au piège d'un monstre quelconque et ayant, peut-être, un besoin insatiable de victimes à sacrifier à une divinité avide d'immolation. Et Jaouen, contrairement à son habitude, eut la désagréable sensation de se rendre coupable d'un sacrilège, comme s'il foulait un lieu sacré.

Il revint à la chambre #6 au moment même où la morgue sortait le corps de la pièce. Il remarqua immédiatement la petite ligne blanche sur le tapis. Il s'approcha et ramassa, du bout des doigts, ce qu'il identifia comme un morceau de papier à cigarette roulé très serré. Il le déroula, ne vit rien de spécial. Il appela un technicien afin de garder cette pièce à conviction, mais il regretta toutefois d'y avoir mis ses empreintes, comme un amateur.

Ce morceau de papier lui fit tout à coup remarquer le vide littéraire de l'appartement: ni crayons, ni feuilles, ni livres, ni magazines, lettres, journaux qui pourraient démontrer que l'occupant savait lire et écrire.

La seule expression reliée à l'écriture qui lui vint à l'esprit fut: «C'était écrit!», exprimant ainsi la fatalité inhérente à un tel crime, crime qu'il soupçonnait n'être pas gratuit, pressentant même une motivation morale qui lui échappait.

Et il remarqua subitement l'absence de cendriers et d'odeur de fumée ou de tabac.

Avant de partir, et pendant que Kléber prenait encore des notes, il alla fouiller, telle une fouine indiscrète, au fond du garde-robe, et jusque dans les moindres recoins, pour en ressortir bredouille sous le regard étonné de son adjoint.
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