mercredi 27 novembre 2019

Simulacres - Chapitre 11 - Le journal

Voici le onzième chapitre de Simulacres (Pierre Rousseau, 1995; ancien titre Dague)

11 Le journal


Le lendemain de l'épisode de l'arbalète, Tudi rejoignit Pierrick et Bérénice à la terrasse.

C'était un dimanche matin superbe, surtout à cause de l'air doux et sans souffle qui enveloppait tout comme une caresse invisible. Tudi aimait l'atmosphère matinale, comme si l'air épuré par la nuit charriait les rêves éphémères, avant que le brouhaha du quotidien ne monte de la ville comme une rumeur. Il alla chercher son café et son mouflet et s'attabla.

Quoique triste, Pierrick semblait beaucoup mieux dans sa tête, aidé en cela par le regard de tendresse que Bérénice lui prodiguait sans retenue. Et Tudi, malgré lui, en fut agacé. Ce témoignage d'affection produisait sur son humeur une désagréable irritation. Il se demanda si les deux n'avaient pas passé la nuit ensemble, car dans son débardeur à patte à dix boutons et son short de marche, Bérénice était encore plus sensuelle.

- La vie est étrange, philosopha Pierrick avec un air qui ne lui était pas familier. Un jour, on est rien; le lendemain, tous les rêves sont permis; et puis, rien ne se passe. On se retrouve exactement comme avant. Match nul! Je suis nul!

Bérénice posa sa main sur le bras de Pierrick:

- La vie continue, dit-elle.

Ce cliché fit sourciller Tudi très sensible à ces banalités linguistiques qui résumaient ce que l'esprit du sujet n'était pas capable d'expliquer autrement que par ces phrases prédigérées.

- Corcoran écrivait «Je ferme les yeux, mais je crois toujours à la lumière», ou quelque chose comme ça, fit Tudi. Ce n'est pas parce que tu es malheureux que le bonheur n'existe pas. D'ailleurs, si on donnait le bonheur aux gens, ils seraient malheureux, car ils ne sauraient pas quoi en faire, et finalement, il n'y aurait plus de points de comparaison pour leur montrer qu'ils sont heureux. Il faudrait un malheur bienheureux ou un bonheur malheureux.

- N'empêche que la vie est ennuyante, constata Pierrick. Je ne fais jamais rien d'extraordinaire.

- Si elles ne viennent pas, il faut alors provoquer les événements, suggéra Tudi. Tout se passe finalement dans la tête.

- Facile à dire, répliqua Pierrick. Toi, comme écrivain, tu peux vivre toutes les aventures que tu veux avec tes personnages.

- Je ne peux réfléchir que sur une action que j'ai déjà vécue, réellement, ou par personne interposée, expliqua Tudi. Ou alors je ne fais que du collage de situations.

- Moi, ma main, c'est mon cerveau, reprit Pierrick en excluant volontairement Tudi de son champ de pensée par cette phrase possessive à l'extrême. J'ai souvent pensé que l'animal est inhumain parce qu'il n'a pas de mains. L'an passé, j'ai peint un tableau que j'ai appelé «L'inhu». Comme ce tableau, j'ai un territoire propre, des dimensions, et j'occupe toujours le même volume dans l'espace, où que j'aille.

- Tout se passe dans ma tête, continua Tudi pour conclure sa pensée précédente, et sans s'attendrir des préoccupations existentielles de Pierrick. Les phrases naissent, dissipent leur énergie et meurent des milliers de fois! Mon livre, c'est l'immortalité des phrases pensées; c'est l'immortalité de mon nom; c'est ma postérité, à défaut d'être ma prospérité; c'est, malheureusement, un divertissement; et aussi, quand même, une aide à vivre.

- J'espère que c'est une aide à vivre, et non pas une aide à mourir, s'exclama Pierrick. Chaque chose doit être utile aux autres. 

Tudi leva la tête, comme s'il tirait du ciel les phrases qu'il allait dire:

- Comme l'écrivait Bertaux: «Aujourd'hui, nous échangeons des mots vidés de la chair qui les a créées». Je n'ai pas encore plongé assez loin au dedans de moi. Il ne faut jamais se contenter de petites joies, de petits conforts, de petites amours (il jeta un bref regard à Bérénice) et même de petits mensonges. Mais c'est ce que nous faisons chaque jour. Et lorsque je ne regarde plus le ciel, lorsque je ne regarde plus les nuages, alors je ne suis plus de ce monde. Si je regarde le sol, le trottoir, c'est que je suis à ras de terre. Il est vrai que je me sens parfois comme un brin d'herbe poussant dans une fente de l'asphalte, et risquant à tout moment d'être écrasé, et je m'étonne de n'être pas broyé, et de grandir encore. Mais d'autres jours, je me sens comme un héros immortel à qui on s'apprête à ériger une statue.

- Il n'est pas facile de faire des choses extraordinaires quand on n'a pas d'argent, pense aux chômeurs! constata Pierrick, prenant la tangente du pragmatisme dans son aspect le plus médiocre. 

- Tu peux créer ta propre entreprise avec un peu d'imagination, lança Tudi comme une évidence. Par exemple...

Pierrick lui coupa la parole:

- Avec le «BS», c'est juste pour vivre. Où trouver l'argent?

- Si ton projet est bon, tu trouveras de l'argent. Mais il faut le vendre, et se grouiller. Sais-tu qu'aujourd'hui, une personne sur trois crée son propre emploi. C'est énorme, non? La personne doit se démarquer, être la meilleure dans son domaine...

- Facile à dire! coupa Pierrick, réellement fâché que Tudi s'attaque aux personnes les plus démunies de la société, comme si elles créaient elles-mêmes leur malheur. Toi, tu écris au lieu de vivre. Tu vis par phrases interposées. Tu n'es pas capable...

Il s'arrêta de parler, surpris par l'attitude de Tudi dont le regard avait glissé vers la table voisine pour s'y figer, comme devant une scène d'horreur. Un journal, abandonné par un client, titrait à la «une»: «Un meurtre et deux morts suspectes; sur la rue Notre-Dame-du-Merci; mystère complet».

Dans un geste vif, comme si on voulait le lui voler, Tudi saisit le journal et commença à lire l'article sans se préoccuper de personne. Au fur et à mesure de la lecture, l'expression de son visage changeait, ses lèvres se serraient, en même temps que ses yeux montraient une inquiétude intérieure certaine.

- Qu'est-ce qu'il y a? demanda Bérénice.

Tudi ne répondit pas et relut l'article. Puis il replia le journal et regarda ses amis:

- Je ne comprends rien. Mais il semble que je sois responsable de la mort de ces trois personnes.

Devant l'étonnement de Bérénice et de Pierrick, et de quelques personnes autour, Tudi baissa la voix pour murmurer:

- Pour la police, je suis le meurtrier. Mes empreintes sont partout.

Immédiatement, Pierrick voulut le rassurer à voix haute, comme si cela n'était qu'une mauvaise plaisanterie, et que tout le monde devait le savoir, là, immédiatement:

- Il t'aurait déjà arrêté cette nuit. Si personne ne t'a vu, et si tes empreintes ne sont pas fichées, ils ne peuvent pas savoir.

- Je ne peux quand même pas retourner chez moi, murmura Tudi. Et je ne tiens pas à être condamné. Je suis innocent. 

Puis, prenant un air songeur, il ajouta à l'étonnement de tous:

- Du moins, je pense. Il me faut quelques heures pour réfléchir à tout ça.

- Comment ça: «Tu penses»! s'étonna Pierrick. Dans ce cas, tu devrais immédiatement aller à la police. C'est la meilleure chose à faire.

Voyant que Tudi semblait d'accord avec sa proposition. Pierrick se leva, impulsif comme à son habitude et lança un «On y va!» sonore. En fait, il était plus intéressé à mettre Tudi dans le pétrin le plus tôt possible, afin de le regarder gigoter et tenter de se défaire du malheur qui s'agglutinait à son destin.

- Laisse-le réfléchir à la fin, se fâcha Bérénice au grand étonnement de ses amis. Peut-être est-il préférable qu'il n'aille pas à la police tout de suite, après tout.

- Pas si simple que ça en effet, expliqua Tudi en se calmant un peu. J'ai vraiment donné à ces gens les médicaments empoisonnés. J'ai tenu de poignard dans mes mains. Mes empreintes sont sur toutes les poignées de porte, sur les clefs des chambres...

À mesure qu'il parlait, il prenait conscience du gouffre dans lequel il tombait de plus en plus sans rien savoir du mécanisme qui l'entraînait dans cette machination.

Comme un déclic de sa conscience allumant l'instinct de survie, il s'avoua vaincu. Ne pouvant plus penser normalement, il se mit à parler d'une façon incohérente:

- Je suis fait comme un rat. Dois-je me livrer? Mais obtiendrais-je vraiment de l'aide des autorités? Un avocat peut-être? Mais je vais lui dire: j'ai tout fait cela réellement, de mes propres mains! Voyez, les preuves sont contre moi! Si je me sauve, il y a peut-être des chances pour qu'on me retrouve jamais. Mais, il y a les empreintes...

- Les empreintes? s'étonna Pierrick. Si tu n'es pas fiché...

- Je suis fiché à la police, avoua Tudi comme, s'il tranchait dans sa vie. Un délit il y a très longtemps. Une erreur de jeunesse. Ils finiront par me retrouver.

- Qu'est-ce qui s'est passé exactement hier matin? demanda Bérénice, tentant de présenter les faits sous un jour un peu plus cohérent, et linéaire.

- J'ai fait le même trajet que vous connaissez, comme à chaque samedi, commença Tudi, maintenant calmé par le fait même de se remémorer le mieux possible les événements. Mais sur la rue Notre-Dame-du-Merci, un vieux vendait des livres d'occasion. Il a insisté pour m'en vendre un dans le genre que je préfère. Pas cher. Puis il m'a invité à venir en voir d'autres dans sa chambre, juste en face. J'y suis allé. Il a eu un malaise. J'ai dû soigner deux malades dans deux chambres, car ces femmes âgées ne pouvaient pas attendre pour prendre leur médicament. C'est tout. Quand je suis revenu dans la chambre, le vieux était bien portant. Ah! j'oubliais: il m'a montré une ancienne dague très belle que j'ai prise dans mes mains afin de l'examiner de plus près. Puis je suis parti. C'est tout.

- C'est tout? s'étonna Pierrick en prenant le journal des mains de Tudi.

Il lut l'article d'un bout à l'autre. Puis il le relut sous le regard attentif de Tudi qui semblait espérer que cette lecture donnerait une solution complète et définitive à tous ses problèmes. Mais le résultat tomba comme une sentence:

- C'est beaucoup. Écoute: les crimes ont eu lieu sur la rue où tu passes, et à l'heure où tu passes habituellement; deux des victimes, selon toute vraisemblance, ont été empoisonnées par le médicament que tu leur as donné; l'homme a été poignardé avec une vieille dague que tu as tenue dans tes mains. Ça fait beaucoup de hasard, et de preuves contre toi!

- Tu me crois coupable? s'insurgea Tudi en serrant les poings, comme s'il voulait frapper sur le juge qui le condamnait.

Pierrick garda un long silence, dont les conséquences pouvaient être funestes en regard de sa réponse:

- Je te crois! déclara-t-il enfin. Mais que je me permets de te dire que tout ce que tu liras pourra être retenu contre toi!

- Merci de l'avertissement, ironisa Tudi. C'est très gentil à toi. Mais je suis quand même le seul à connaître la vérité. Pour être honnête, je pense qu'il m'en manque un bout! Et je vais découvrir ça tout seul!

- Tu es farouchement indépendant! lui fit remarquer Bérénice, signifiant par cette phrase qu'elle désirait lui offrir son aide.

Tudi ne releva pas le fait que c'était la deuxième fois qu'elle lui disait cela, et ne chercha pas non plus à éclaircir cette étiquette.

- Vous voulez m'aider? lança Tudi. Alors que ça dépasse même mon entendement. Imaginez pour vous!

- Il vaudrait mieux que tu ailles immédiatement à la police, conseilla Pierrick, malgré la désapprobation évidente de Bérénice qui, pour une raison occulte, gardait fermement sa position. Moi, un problème, je règle ça tout de suite. Je me suis toujours dit: ne laisse rien en suspend, n'attend pas, dit la vérité tout de suite.

- Tu as peut-être raison, dit Tudi, qui, d'une façon ou d'une autre, et dans l'état d'indécision où il était, aurait approuvé n'importe quel conseil.

Mais à sa grande surprise, Bérénice se fâcha contre Pierrick:

- Je ne suis pas de ton avis. Tu sais ce qui t'arrive la plupart du temps: tu te mets les pieds dans les plats. Laisse Tudi réfléchir.

Les deux hommes restèrent éberlués devant cette petite colère impromptue, alors qu'une révolte intérieure obscurcissait le visage de Bérénice et le rendait repoussant. Mais cette réaction exagérée ne dura que quelques secondes, et Bérénice reprit l'expression désolée d'un enfant timide pris en faute.

- Je crois que j'ai peur d'être mise à l'écart, dit-elle.

Et Tudi s'aperçut que deux personnes voulaient maintenant régler sa vie, ce qui, habituellement le mettait hors de lui. Pourtant, il ne ressentait pas cette colère qu'il connaissait à travers les grands frissons faisant vibrer son corps des pieds à la tête, comme s'il venait de toucher un fil électrique à haute tension. Dans ces moments d'intenses perturbations émotionnelles où il perdait le contrôle de tout son être conscient, il cassait des objets, même ce à quoi il tenait le plus. C'était comme un état second, comme si une entité malveillante trouvait une faille dans son corps pour s'y glisser et prendre possession de sa personnalité et lui faire commettre les pires abus, avant de s'enfuir, rassasiée. Mais il ne touchait jamais aux gens.

- Où est le livre qu'il t'a vendu? demanda Pierrick.

- Le livre? s'étonna Tudi, encore confondu dans ses pensées, ne distinguant plus le réel de l'imaginaire.

- Réveille, gars! s'exclama Pierrick avec une familiarité qui, en toute autre circonstance, lui aurait valu une cinglante réplique de la part de Tudi. Le livre du vieux qui est mort! Peut-être y a-t-il là-dedans un indice qui nous aiderait. Je ne sais pas moi. Tu ne trouves pas ça étrange qu'il ait tant insisté pour te le vendre? Et qu'il connaissait tes goûts littéraires? Et ensuite de t'inviter dans sa chambre?

- Je n'y avais pas pensé! avoua Tudi, regrettant d'être trop décontenancé pour ne pas s'être avisé, dans une prise de conscience rationnelle, de ces étrangetés.

Puis, décidant d'agir, il se leva promptement:

- Il est chez moi. Je vais le chercher.

- Je vais avec toi, dit Pierrick en se levant.

- Non, j'y vais seul, lança Tudi sur un ton qui ne prêtait prise à aucune discussion.

- Et après? demanda timidement Bérénice, qui, depuis sa dernière intervention émotive, restait cloîtrée dans une gêne extrême exprimée par ses jambes et ses bras croisés, sa tête penchée, ses lèvres serrées, la rougeur de son visage, comme si tout son corps s'était implosé de honte.

Tudi et Pierrick la regardèrent.

- Aujourd'hui, c'est le début de mes vacances estivales, s'excusa-t-elle. Et je n'ai rien de planifié.

- Après, je ne sais pas, dit Tudi. Je dois encore réfléchir, tout dépendant de ce que le livre peut nous révéler. Mais je doute qu'il puisse livrer (son cerveau dévia sa pensée quelques secondes, le temps de confirmer que le mot «livrer» n'avait aucun rapport avec le mot «livre», mais venait plus tôt de «délivrer», auquel cas il pensa que «délivrer» voulait dire «sortir du livre», ce qui lui paraissait de bon augure) quelques renseignements d'importance. Mais je ne peux pas rester à mon logement.

- J'ai un ami qui a un chalet dans le Nord, dit Pierrick. Il est en voyage d'affaires pour un mois. Nous pouvons y passer quelques jours.

- Tu te fais complice alors! l'avertit Tudi. Et tu cours vers les ennuis!

- Une fois de plus, une fois de moins, laissa tomber Pierrick, accordant peu d'importance aux vicissitudes de la vie, voyant plutôt dans cette aventure impersonnelle, la chance de sortir de son ennui.

Bérénice lança quatre mots qui tombèrent comme quatre coups de marteau: «Je vais avec vous!» 

- Pas question, l'arrêta Tudi, nullement intimidé. Garde son intégrité.

L'intégrité dont parlait Tudi visait l'honnêteté que Bérénice pouvait perdre en se rendant, jusqu'à preuve du contraire, complice de ses crimes. Mais elle le prit comme un refus de l'intégrer dans le groupe, voyant là une marque de non-confiance qui la confirma dans sa décision.

- Je vais avec vous, dit-elle avec un entêtement qui parut effrayant à Tudi. J'ai besoin, ces temps-ci, de prendre des risques.

- Mais ce n'est pas n'importe quels risques! lui fit remarquer Tudi, qui souhaitait malgré tout vivre une aventure avec elle, même si Pierrick risquait de prendre beaucoup de place.

Mais Bérénice sembla imperturbable. Et Tudi, sans vraiment répondre à sa demande (mais sans la refuser toutefois, ce qui amenait un acquiescement, utilisant bien malgré lui le cliché «qui ne dit mot consent») porta sa préoccupation sur un aspect plus utilitaire de sa situation:

- Je n'ai pas d'auto.

- Prenons l'autobus, suggéra Pierrick. Là-bas, nous marcherons une heure sur une petite route de campagne. Ça nous calmera. D'accord?

N'ayant plus la force ni le temps de discuter, Tudi n'exprima pas sa frustration à l'effet que Pierrick avait utilisé le «nous», s'imaginant même qu'il l'avait utilisé dans le sens du «pluriel de majesté».

- D'accord, accepta-t-il à contre-courant de ses sentiments. Attendez-moi au terminus dans deux heures. Le temps que je récupère le livre.
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