samedi 28 décembre 2019

Simulacre - Chapitre 14 - Au terminus d'autobus

Voici le quatorzième chapitre de Simulacres (Pierre Rousseau, 1995; ancien titre Dague)

14 Au terminus d’autobus


C'était une journée très chaude. Bérénice portait une mini robe de bain de soleil qui laissait à nu plus de peau qu'elle n'en couvrait. Tudi admira ses épaules, ses bras, ses cuisses, et jusqu'à ses seins dont plus de la moitié s'offrait à ses yeux embués d'un trouble violent qu'il maîtrisa pourtant comme un enfant sage.

Pierrick était enjoué, parlait tout le temps, et ses mots résonnaient dans le petit espace reclus où, assis devant le Pizza Pub, ils attendaient le départ de l'autobus. Tudi, un peu excité lui aussi, avait perdu toute inquiétude. Heureux de se retrouver avec ses amis, il avait la sensation que rien de grave n'arriverait.

Mais pour éviter toute perturbation émotive due à l'inactivité à laquelle ils étaient contraints, et aussi pour montrer qu'il gardait un certain contrôle dans le déroulement de la situation, il proposa à Pierrick une activité ludique, sorte de jeu de mots qu'il se plaisait souvent à faire seul, et qu'il jugeait être un cabotinage sans gravité ne risquant pas de ternir son image d'homme sérieux et intelligent.

- Pierrick, tu comptes le nombre de fois que tu vois le mot «pizza» autour de toi; moi, je compte les mots contenant la lettre «V». OK?

Pierrick, un peu surpris de cette requête, mais comprenant le sens du jeu, acquiesça et commença immédiatement à compter. Tudi sortit son petit calepin afin d'y noter les mots opportuns.

- Treize pizzas! s'exclama Pierrick comme s'il se trouvait seul dans ce lieu.

- Quatorze, répliqua Bérénice en fronçant ses sourcils.

Pendant que Pierrick et Bérénice reprenaient le décompte des «pizzas», Tudi compléta sa liste.

- C'est vrai, il y a quatorze fois le mot «pizza»! concéda Pierrick.

- Voici les mots, fit Tudi. Voyageurs, voyages, avis, TV (plusieurs fois), viande, verte, végétarienne, maisonneuve, services, nouveau, ouvert, survey, rivière, revue, harvey's. Quinze en tout. Un de plus que toi.

Son visage exprima une fierté qui le gêna, car il voyait dans cette expression de joie un infantilisme plus adapté à un quotient intellectuel de «60» qu'au sien, lequel, avouait-il humblement, atteignait «145».

- Je m'amuse aussi à ce genre de truc, dit Pierrick. Je trouve facilement des analogies. Je m'assois n'importe où, et j'en trouve au moins trois. Tu te souviens, Bérénice, au Harvey's, coin Sainte-Catherine et Drummond, les rapprochements que j'ai faits entre quatre commerces: «Vidéosexe» via «Pile ou face» via «Entre-peaux» via «Y'a pas de mal à se faire du bien».

- Pas mal du tout! fit Tudi en se levant pour prendre la file.


Dans l'autobus, Pierrick et Bérénice s'assirent l'un près de l'autre. Seul derrière eux, Tudi fut extrêmement déçu de ne pas avoir Bérénice à ses côtés. Il regardait dehors, sans rien voir du paysage, comme si son regard s'arrêtait sur la vitre sans la traverser, et dans laquelle il distinguait vaguement des formes qui pouvaient être celles de son propre visage.

Il les entendait rire comme des personnes ayant développé une complicité commune dans leur façon de penser et de dire, et aussi dans la façon d'aborder la vie et les autres. Tudi se sentit plus seul que jamais. Alors qu'il devrait être le centre d'intérêt - puisque c'était son aventure - il était mis de côté à l'arrière, comme s'il n'avait aucune importance.

Des pensées bouillonnaient en lui: «Sortir tout de suite de l'autobus», «Jeter le livre», «Ne plus jamais leur adresser la parole». Mais devant l'ampleur de sa décontenance, il se calma. Mais il s'inquiéta de cette réaction exagérée qu'il n'avait pas l'habitude de connaître. Finalement, il s'avoua que depuis un certain temps, ce genre de comportement avait tendance à l'envahir. Il se demanda si un mal inconscient ne fermentait pas en lui en exerçant une pression qui risquait de faire exploser son être psychique.

Malgré lui, il pensa à l'amour, se demandant s'il tomberait amoureux comme la première fois, c'est-à-dire avec cette passion violente qui ressemblait à un bonheur douloureux et aliénant. Il le voulait, mais souhaitait par contre que sa raison ne soit pas dominée pour parvenir, peut-être, à une véritable apothéose des sens et du coeur.

Ne tenant pas à se faire poser des questions, il évitait toujours de se mettre en position d'en recevoir. Il décida donc de ne pas lire le livre maintenant. Mais d'un autre côté, s'il le lisait, il pourrait se vanter d'avoir une longueur d'avance sur eux. Mais il garda sa première idée.

D'une beauté complexe, Tudi plaisait, même sous son aspect un peu austère, c'est-à-dire avec une certaine rigidité dans les principes et le comportement. Mettant toute son originalité dans sa façon de penser, gardant une allure dépouillée dans ses vêtements, il ne portait aucun bijou ou signe distinctif. Son imagination vive et sa joie de vivre - mais pas toujours évidente - charmaient les femmes. Mais dans la crainte de s'engager, ou de faire un mauvais choix, il faisait rarement le premier pas, évitant ainsi d'avoir à faire des efforts pour se sortir d'une situation difficile.


Dans le village de Saint-Donat, l'autobus les laissa près d'un petit restaurant où ils s'attablèrent. Apercevant une épicerie de l'autre côté de la rue, Tudi demanda:

- Tu crois qu'on devrait acheter de la bouffe pour là-bas?

- Pas besoin, répondit Pierrick. La dernière fois, le garde-manger était plein de conserves et de pâtes. Ou peut-être seulement acheter du pain, et du lait pour le café. C'est un beau coin ici. J'aimerais posséder une terre ou un terrain sur le bord d'un lac. Et, de chez moi, peindre les rochers tout autour. Être propriétaire de quelque chose, de la terre que je foule. Quelle sensation ce doit être! Comme un Seigneur du Moyen-Age!

Tudi sentit le besoin de commenter cette réflexion impromptue, ayant encore en tête l'amertume du délestage dont il avait été victime depuis leur départ de Montréal:

- J'aimerais posséder une terre non pour qu'elle soit mienne, mais pour que je puisse en jouir quand je le veux, sans qu'une personne me dise: «Hors de chez moi» ou «Le parc est ouvert de 8 à 20 heures pour les promenades». Le matérialisme pur et dur est une affaire d'appropriation: ma maison, mon auto, mon système de son, mon chien, ma femme, mon boyau d'arrosage. La seule chose qui nous appartienne en propre, c'est notre corps. Il est donc normal de dire ma main, ma tête, mon coeur, mon sexe. Et même encore là, selon certains individus, notre corps ne semble pas nous appartenir intégralement. Pour la religion catholique: défense de toucher les parties honteuses; pour la société: défense de se promener nu; pour les moralistes: défense de mettre fin à sa souffrance morale ou physique par l'euthanasie ou le suicide. Ou de se faire avorter. Je devrais me promener avec de petites affiches d'avertissement sur ma poitrine, ou des petits bracelets à mes poignets: «Ne touchez pas à mes parties honteuses» «Ne regardez pas ma nudité» «Ne m'euthanasiez pas» «Ne m'avortez pas» «Ne me suicidez pas». En fait, dans la présence des autres, je ne me possède pas. La possession des autres, c'est l'abandon de ma liberté.

- Tu as presque raison, acquiesça Pierrick, à la grande surprise de Tudi. Mais je suis d'avis qu'il faut échanger avec les autres. Échanger des relations humaines, et non des pouvoirs arbitraires.

- Je suis contre toute forme d'échange, répliqua Tudi, sans bien comprendre le sens des paroles de Pierrick. Je n'échange rien: je prends. Et je partage avec ceux que j'aime. L'échange, c'est la mesquinerie incarnée qui retourne vers la personne le bien qu'elle pourrait donner: je te donne ça, tu me donnes ça. Alors on calcule si ça a la même valeur, monétaire ou autre, et on pèse, et on compare, et on stère...

- Et l'argent, hein? s'exclama Pierrick piqué au vif. Qu'est-ce que tu en fais? Il en faut!

- L'argent est mesquin, mais il faut vivre avec. Je n'ai aucune capacité à accumuler la richesse, en valeurs négociables et échangeables j'entends.

- Tu es réellement un philosophe, dans ton genre, concéda Pierrick, afin de ne plus glisser sur cette pente où il risquait de remettre en question des choses qu'il ne voulait pas remettre en question.

Mais Tudi continua, comme s'il devait, envers et contre tout, vider sa pensée:

- «Philosopher, c'est apprendre à mourir» disait Montaigne. Mais je suis un faux philosophe. Parce que je ne veux pas faire école. 

Mais Bérénice, qui en avait marre du caractère insupportable de Tudi, répliqua rudement:

- Mais déjà, en disant que tu ne veux pas faire école, tu lances un mouvement de tous ceux qui ne veulent pas faire école.

Tudi ne releva pas l'allusion, se contentant de jeter à Bérénice un regard au fond duquel suintait cette détresse inavouée issue de son impuissance à contrôler son humeur.

Mais il ne pouvait pas ne pas répliquer à cette attaque:

- Le philosophe montre sa pensée et l'explique. Il la dissèque devant les autres. Il étale les morceaux. Et puis il dit aux gens: ce morceau-là s'emboîte dans celui-ci, et celui-là va là, comme ça. Et il échafaude son modèle, sa théorie compliquée et torturée, pour à peine tenter une esquisse de l'ombre d'un semblant d'explication d'une partie de sa pensée. Mais moi, j'ouvre et j'étale les phrases et les mots pour éclabousser l'engrenage régissant les humains. Je provoque des ratés, des glissements d'idées, et les roues patinent. On me pose des questions auxquelles je ne réponds pas, parce que chacun à sa réponse. Par exemple, j'ai longtemps cru qu'il fallait faire de chaque heure, de chaque minute, une habitude, une tradition, un rituel métaphysique en quelque sorte. Manger, se coucher, lire toujours aux mêmes heures. Parce que je croyais que la régularité dans tout, pour les astres ou les intestins par exemple, c'était la longévité. Je croyais que le corps et l'esprit avaient horreur du chaos. C'était ma réalité. Je n'allais pas l'imposer aux autres. Mais c'était faux. Sans chaos, il n'y a pas de création. Si Dieu était resté assis sur son cul à méditer, nous ne serions pas là aujourd'hui. Et ce serait dommage, malgré tout.

Tudi avait ajouté les deux derniers mots en regardant Bérénice droit dans les yeux. Elle avait alors, à cet instant précis, ressenti l'appel du destin: elle ferait de Tudi l'élu qui scellerait le dessein de sa vie.

- Alors, tu es servi de ce temps-ci,lança Pierrick. Tu es dans un vrai chaos. Peut-être deviendras-tu célèbre?

- Je ne veux pas être célèbre, répliqua Tudi, entraîné malgré lui dans un spleen existentialiste. La civilisation est un système. Qu'on me reconnaisse sur la rue, comme un ami, ou même comme un voisin, d'accord. Mais pas comme «M. l'écrivain célèbre qui gagne beaucoup d'argent». As-tu remarqué que le mot écrivain est composé de «écrit» et «vain»? Parce qu'être écrivain, c'est déjà faire partie d'un système, et que tout système est vain. D'ailleurs, je ne veux pas être: je veux être en devenir. Je ne dis pas «je suis». «Je suis écrivain», c'est statique, immobile, figé. «J'écris»: cela laisse entrevoir une évolution. Un titre est toujours malsain. Comme dire: «Je suis dans la vérité». Mieux vaut dire: «Je sais». Être dans un système, c'est être dans une boîte, prisonnier d'une secte, d'un groupe, d'une société. Et pour moi, la véritable indépendance, c'est vivre sans systèmes ni catalogues. Même vivre dans le passé, c'est vivre dans un système. Le présent étant un système en devenir, il faut cesser de vivre au présent pour vivre l'avenir. La pire phrase à prononcer: «Vivre au jour le jour». Dans ce cas, on ne coupe jamais avec son passé, et on reste malheureux de ce qui nous arrive. C'est comme si la personne avait un poids immense sur les épaules, et qu'elle ne pouvait avancer. Ou alors très lentement, péniblement. Il faut des projets, des ambitions, des rêves, des espoirs. Nous ne sommes pas des taupes quoi! Cessons d'avancer au pouce dans le noir, et déployons-nous pour prendre notre envol vers quelques cimes... violemment éclairées. 

- Mais certains sont malheureux de ne pas avoir le futur qu'ils voudraient, commenta Bérénice, soudainement intéressée.

- Ils ne peuvent pas l'avoir, parce que le futur n'est jamais là. Le passé explique le futur, mais ne le fait pas, comme j'ai déjà dit. «Le passé est un luxe de propriétaire» écrivait Sartre. Les gens sont malheureux parce qu'ils restent collés au passé, et ne décident pas le présent. Ce qui fait le futur, c'est la décision que l'on prend maintenant.

- Mais notre passé influence aussi notre décision présente! fit remarquer Bérénice.

- Le passé est une infinité de petits présents. À chacun de ces moments, nous avons eu une décision à prendre. Bonne ou mauvaise, ça n'a pas d'importance. C'est la décision que nous prenons maintenant qui compte. Chacun de ces présents a fait notre vie présente. Mais les gens veulent se fondre dans le troupeau. Très peu pour moi. L'état providence fait de ses citoyens des «assistés». L'état n'a pas à s'occuper de mon bonheur. Je n'ai que faire des vacances organisées, des thérapies de groupes, des loisirs en groupes, des sports de masse, et regarder tous ensemble la même émission de télévision. Je suis un individualiste.

- Tu l'as déjà dit, fit Pierrick. Mais il faut aussi aider les autres.

- On ne peut venir en aide aux autres que lorsque l'on a une spécialité, et du jugement, affirma Tudi en croisant les bras, décidé de ne plus renchérir sur la question.

Depuis un bon moment, les mots «qui gagne beaucoup d'argent» avaient aiguillé les pensées de Pierrick sur une tout autre voie. Ayant perdu le sens de l'écoute, il réorienta la discussion:

- J'aimerais être millionnaire. Pas toi?

- Être riche et laid, blagua Tudi.

Devant la mine sérieuse de Pierrick, il n'éjecta pas le petit rire qui prenait forme dans sa gorge. Mais cette petite question lui offrit l'occasion de reprendre le contrôle de la discussion qui, pour lui, voulait dire monologuer.

- Être millionnaire, c'est faire partie d'un système, expliqua-t-il pour amoindrir sa remarque. Le millionnaire doit vivre en millionnaire. Pour que toutes les portes s'ouvrent devant lui, il doit projeter l'image d'un millionnaire. Pas parce qu'il est bon et gentil, mais parce qu'il est millionnaire. Les gens ne posent pas de questions au millionnaire: ils le servent. Au pauvre type qui veut un service, ils poseront un tas de questions, et avec méfiance en plus. Je veux de l'argent pour ne plus dépendre de personne. Si ce que je veux accomplir me demandait d'être un ermite au fond d'un antre perdu dans la montagne, j'y serais demain matin. Je me retirerais de la masse aveugle du peuple. Mais j'ai besoin de rester dans la société pour accomplir ce que je me suis assigné. J'ai donc besoin d'argent. Non en tant que possession pure et simple, mais en tant qu'outil.

- Donc, tu n'as besoin d'aucune structure pour vivre? s'étonna Pierrick, tenté de dire sa façon de penser à cet individu osant mépriser toutes formes de relations humaines.

Mais Tudi répliqua:

- J'ai tellement de notions, de concepts, d'images qui s'entrechoquent dans ma tête que j'ai besoin d'une structure pour les retenir et pour les ordonner. Mais attention: structure ne veut pas dire système. Je ne retiens aucun système.

Lasse de cette discussion qui ne menait à rien, et qui les éloignait même les uns des autres, enfermée dans un isolement moral, Bérénice se sentait de plus en plus nue dans sa petite robe, comme si ces hommes qui, quelques instants plus tôt, étaient son bouclier contre les autres hommes, la laissaient maintenant flamber sous les regards des mâles attablés autour d'eux. Elle était consciente d'être elle-même la cause de cette situation, car elle avait fait en sorte que ses vêtements, son corps, sa tête disent «oui» à Tudi et à Pierrick, afin qu'ils la regardent et l'admirent. Mais ils s'affrontaient comme deux gladiateurs. C'est pour attirer leur attention, et effacer d'un coup tout autre sujet de discussion, qu'elle aborda le thème de «l'amour», sachant que Tudi y était particulièrement sensible.

- Tu crois à l'amour? lui demanda-t-elle soudainement.

- Oui, fit Tudi dans un souffle, comme si tout l'air de ses poumons avait été nécessaire pour expulser ce mot de sa gorge.

- L'amour, c'est différent de venir en aide, tenta d'expliquer Bérénice, se rendant compte que ce sujet était trop vaste pour Tudi. C'est différent de combler des besoins chez une autre personne.

Mais elle arrêta de parler, ne voulant plus s'engager sur ce sujet. Pierrick, saisissant ce silence au vol, préféra aborder «l'amitié».

- On est des amis toi et moi? demanda-t-il à Tudi.

- Mais non, pas encore! se rebiffa Tudi. Je choisis mes amis.

- Et tu as beaucoup d'amis?

- Aucun. Mais j'ai des demi-dieux, des personnes - en dehors de la famille - sur lesquelles je peux toujours compter en cas de besoin. Je ne les vois jamais, mais je sais qu'ils existent. C'est l'accord parfait entre eux et moi. 

- Mais nous sommes des amis! insista Pierrick.

- Mais non, répliqua Tudi. Ce que je recherche, c'est l'exclusivité de l'amitié. Une amitié juste pour moi. Comme l'amour.

Bérénice suivait attentivement le dialogue, amusée par les renvois à l'emporte-pièce, et obnubilée par le frein que Tudi appliquait à chacune des tentatives que faisait Pierrick pour l'intégrer dans sa vie.

- On vit ensemble présentement? demanda Pierrick.

- Mais non, qu'est-ce que tu penses!

- Mais on va vivre ensemble? Oui?

- Pas pour longtemps!

- Mais là, oui, quelques jours?

- Oui, OK!

- On réalise un projet commun?

- Pas encore!

- Oui ou non? insista Pierrick, ne perdant pas patience.

- Oui!

- Alors, on est des amis, dit Pierrick en levant les bras dans un signe d'évidence.

Mais Tudi, prompt à synthétiser les idées, résuma cette réflexion:

- Pour toi, l'amitié, c'est vivre ensemble - hors des rapports sexuels, j'espère! - et accomplir une oeuvre commune?

- Exact! acquiesça Pierrick, espérant que cette discussion s'arrêterait là.

- L'amitié temporaire, en quelque sorte! rajouta Tudi, non convaincu. Quand le projet est fini, quand on n'habite plus ensemble, l'amitié est finie!

- Pas comme ça! s'impatienta finalement Pierrick. Quand on a accompli une oeuvre commune avec quelqu'un, on ne le voit plus de la même manière.

- Pour un faux philosophe, tu as des réflexions heureuses, concéda Tudi avec une franchise non équivoque qui combla Pierrick d'une fierté légitime. 

Mais Tudi brisa immédiatement sa joie en déclarant, comme s'il balayait une futilité:

- Je ne crois pas à l'amitié. Chacun vit sa vie comme il le veut, et souvent comme il le peut.

Pierrick, au grand plaisir de Bérénice, porta le débat à un niveau plus raisonnable en répondant de belle façon:

- Le rôle de l'humain est de donner, de s'entraider, et aussi de recevoir. L'humain, comme toi Tudi, est sexuel. Il existe dans le temps et dans l'espace. Il parle. Il est mortel. Nous sommes tous pareils, que tu le veuilles ou non. Que désires-tu de plus?

- Je veux le livre - pardon! - le libre arbitre! L'humain a le pouvoir de décider ce qu'il veut faire. Il est responsable de ce qui lui arrive au moment où il décide d'agir. Il n'y a rien d'autre qui ne soit plus vrai que le libre arbitre.

- Mais ce qui t'arrive, tu ne l'avais pas décidé? lança Pierrick, convaincu d'affaiblir la certitude de Tudi.

- Bien sûr que non, je ne l'avais pas décidé. On ne décide pas ce qui nous arrive, puisque ça «arrive». Et personne ne pourra jamais rien à cet état de choses. Mais on décide de ce qu'on fait avec «ce qui arrive», et cela chaque minute de notre vie. Et c'est ça, le libre arbitre. On décide avec le bagage physique, intellectuel, moral, psychologique et pécuniaire que l'on possède à ce moment-là.

Devant la mine déconfite de Pierrick, et semblant réaliser quelque chose, il déclara dans un grand changement d'attitude:

- Vous savez, jusqu'à cet instant, je ne croyais pas à ce qui m'arrivait. Et ça, c'est un autre point important dans le libre arbitre: prendre conscience de ce qui nous arrive. Maintenant, je crois que je suis dans la merde. Et je vais réagir en conséquence, dès maintenant.

En passant à l'action, Tudi allait poser les gestes qui préserveraient son intégrité. Il constatait qu'il avait toujours vécu sa vie comme il écrivait ses romans, c'est-à-dire en alignant soigneusement les actions, mais sans réellement les poser.

- Fini les bibliothèques, «je veux creuser la terre de mes propres mains», dit-il.
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