mercredi 12 février 2020

Petits textes à revoir - Pirosité

Extrait de Petits textes à revoir, (Pierre Rousseau, 2000).

Pirosité

Parfois, la vie nous met devant des situations embarrassantes et on ne bronche pas. C’est ce qui m’est arrivé la nuit passée. Bien sûr, je m’y attendais un peu, on ne titille pas le destin sans qu’une pointe ne nous effleure un jour au l’autre. La difficulté, c’est de ne pas se trahir trop tôt. Le temps amoindrit tout, même la pire des humeurs. Et quand l’autre découvre la vérité, une vérité qui ne lui plait pas, – et me faut le dire, la même chose peut m’arriver – il est moins enclin à battre le fer refroidi, c'est-à-dire qui ne changera plus de forme, à moins de la chauffer de nouveau, mais c’est plus long et ça demande beaucoup d’énergie. Donc, il est trois heures la nuit passée. Le camion à vidange passe dans la ruelle, débridant le vacarme et les clameurs nocturnes. Les chats de gouttière se réveillent, des blancs, des rouges, des bleus, qui marqueront leur territoire au moins aussi vaste qu’un purgatoire pour une chatte en chaleur. Soudain, le téléphone sonne. Je réponds.

– C’est B.

B. ne parle pas tout de suite. Il a sûrement quelque chose d’important à dire pour appeler ainsi à cette heure, mais ce n’est pas si grave que ça. En tout cas, pas quelqu’un de mort, sinon, il crierait comme un perdu, comme la fois où sa fille unique est morte dans un accident d’auto. Pas déchiré qu’il était, un bloc plutôt, une bombe. Quand il a sauté, ce fut l’hôpital, les lanières, les calmants. Maintenant, il va mieux, mais pas comme avant. Jamais plus comme avant. J’attends toujours à bout du fil. Il parlera, il ne fait jamais rien pour rien.

– J. est partie, dit-il enfin.

Je ne dis rien, j’écoute. Le camion à vidange est passé, parti ailleurs. Y a plus de vacarme. Ce silence nocturne réveille toujours sa femme, cheveux blonds, peau blanche, lèvres rouges, yeux bleus femme qui hier encore l’aimait plus que de raison aux quatre coins d’un lit vaste comme un ciel et beau comme un amour naissant. Je voudrais bien l’encourager, lui dire qu’elle va revenir, que ce n’est qu’une passade, qu’elle l’aime encore, qu’il ne peut en être autrement… je ne peux pas.

– Il est trop tard pour lui dire que je l’aime, dit-il.

– ?

– Elle n’est pas rentrée coucher…

C’est une grande première pour lui, avec une raison plus noire que bleue. Il pense que sa femme a marqué son territoire dans un ailleurs plus vaste qu’une oasis, qu’elle dort maintenant dans la litière d’un nouveau mâle.

– Un mâle en chaleur, murmure-t-il

Puis il raccroche.

– C’était qui ? me demande J.

– C’était B.

Elle garde un court silence puis me demande : « Dis, t’avais-tu descendu les vidanges ? »
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