lundi 3 février 2020

Simulacres - Chapitre 15 - Au chalet

Voici le quinzième chapitre de Simulacres (Pierre Rousseau, 1995; ancien titre Dague)

15 Au chalet

Le chalet était admirablement bien situé, et très isolé. Quatre autres chalets se camouflaient sur la rive d'en face.

- Parfait! Parfait! Comme des vacances, se réjouit Pierrick.

L'intérieur du bâtiment principal était meublé en rotin blanc: causeuse, fauteuil, table d'appoint, avec aux fenêtres des treillis et des stores en bambou. Les murs étaient peints bleu jacinthe et pêche, ce qui rendait le lieu propice à la détente. Des affiches et des bibelots arabes étaient disséminés un peu partout:

- Ton ami à l'air d'aimer le Moyen-Orient! constata Tudi.

- Pour ça, oui! répondit Pierrick en ouvrant la porte-patio.

La terrasse, faite de madriers de cèdre traités, s'étendait jusqu'au-dessus de l'eau. Tout autour du lac, les montagnes fortement arrondies et boisées des Laurentides adoucissaient l'horizon.

Après un bref tour des lieux, Tudi sortit le mobilier de patio en résine de synthèse et s'installa immédiatement dans un fauteuil pour entreprendre la lecture du livre, sans plus se préoccuper de Pierrick et de Bérénice qui, d'un commun accord, décidèrent d'aller sur le lac en chaloupe.

Le livre était vieux, mais Tudi constata que des feuillets semblaient plus récents. Il commença la lecture et, effectivement, à la page 21, l'histoire changea brusquement, comme si ces pages avaient été insérées intentionnellement dans l'oeuvre originale.

De plus en plus intrigué, Tudi s'immergea dans la lecture du texte, tandis qu'au milieu du lac, Pierrick et Bérénice, étendus tous les deux au fond de la barque immobile, regardaient un ciel sans nuage.

Tudi leva subitement les yeux de son livre juste à temps pour apercevoir Bérénice enlever sa robe; sa poitrine qui étincelait de blancheur sous le soleil, comme un poisson blanc jaillissant hors de l'eau. Ainsi dénudée, elle s'étendit au fond de l'embarcation, et Tudi fut agacé de ce fait. Mais il reprit la lecture qui, comme le frémissement d'un instinct, accaparait maintenant son attention plus qu'aucun autre événement.
__________

Pierrick n'avait pas enlevé son maillot portant l'inscription «Les carottes sont cuites». Il ne regardait plus les seins de Bérénice, car même le beau et le sensuel s'étiolent dans la mémoire des sens. Ils jouissaient plutôt de l'immobilité de la chaloupe, du vent, du soleil qui rougissait ses paupières sur ses yeux, et il pensa que l'immobilité était aussi une écoute.

- Qu'est-ce que tu penses de Tudi? demanda Bérénice, faisant sursauter son compagnon.

- Tudi? Il a du bon. Je veux dire, dans le sens «d'idées». Monolithique, mais foreur et créateur. J'aime bien sa façon de triturer la vie et les gens. Il provoque. Mais comme tu le sais, il y a des événements qu'un humain ne peut combattre.
__________

TRAQUENARD

Lorsque vous lirez ce livre, vous serez, physiquement et moralement, devenu un assassin. Vous aurez tué trois personnes, avec préméditation et dans deux jours, trois tout au plus, vous en assassinerez une quatrième.

Cela vous paraît invraisemblable? Loufoque? Extravagant?

Alors lisez ce livre jusqu'au bout, sans arrêter le mouvement de vos yeux fouillant le texte, comme un pourceau la fange. Pas nécessaire d'aller à la fin zieuter l'assassin, car l'assassin, Monsieur Tudi Silver, C'EST VOUS.

Cela vous étonne que je sache votre nom? Oui, peut-être, car vous ne me connaissez pas. Enfin, si peu. Mais moi, je vous connais parfaitement. Depuis plusieurs mois, chaque jour, je vous espionne, je suis partout autour de vous, surveillant vos allées et venues, vos habitudes. Il peut être néfaste, et même mortel, Monsieur Tudi Silver, d'avoir des habitudes!

Je sais comment vous avez commis vos meurtres. Et jamais vous ne parviendrez à démontrer le contraire. Cela est impossible, car j'ai pensé à tout.

Vous être de plus en plus intrigué? J'excite votre curiosité? Vous voulez connaître tout l'enchaînement de mes faits et gestes? Et pourtant vous pensez: il est fou, cet auteur. Mais c'est une machination née du cerveau d'une personne apte à créer un événement d'une qualité exceptionnelle: jamais le lecteur d'un roman policier n'avait été lui-même l'assassin.

Mais attendez que je vous raconte quand et comment a débuté ce dessein concerté secrètement entre moi et ma conscience, ou le diable si vous préférez, et dirigé contre votre être intégral, afin de vous perdre corps et âme.

J'ai tout d'abord fabriqué le livre que vous tenez dans vos mains d'assassin. La couverture toilée est authentiquement dix-neuvième siècle. C'est un livre sans grande importance, une quelconque histoire policière. Et, détail important, il se lit facilement en une heure.

J'ai enlevé une partie de ses feuilles pour les remplacer par des feuillets de même format et de même texture imitant parfaitement celui de l'époque. Ensuite, j'ai acheté un petit nécessaire d'imprimerie, vous savez ces planchettes de bois dans lesquelles on insère, avec des pincettes, de petites lettres de caoutchouc. J'en ai acheté plusieurs, car je manquais de lettres pour compléter certains paragraphes.

Et je n'ai eu qu'à imprimer chacun des paragraphes du texte que vous lisez en ce moment. C'était comme si je faisais déjà pénétrer le texte dans votre esprit en pressant fortement. Techniquement, cela est parfait: j'alignais soigneusement chaque lettre, chaque ligne, chaque paragraphe. Il fallait que cela ait l'air vrai. Des semaines d'un lent et minutieux travail. C'est, il faut l'avouer, d'une exactitude incontestable.

Comment trouvez-vous ce livre? Son aspect extérieur? Son   authenticité? Pas mal n'est-ce pas? Palpez-le, regardez-le, mais ne vous fiez pas au titre, car c'est l'histoire de vos assassinats qui est contée en détail.

Vous pensez encore n'avoir jamais commis d'assassinats? Et pourtant, vous êtes le plus ignoble des assassins, une personne abjecte et sordide, laide. Car vous avez tué sans mobile, froidement, pour le plaisir. Pas sous un coup de folie - il est facile de voir que vous n'êtes pas fou! - mais d'une façon pensée, réfléchie. Vous étiez à la recherche du crime parfait, et même, pour narguer le destin irrévocablement, vous en avez commis deux.

Ce que je vous dis ne vous effraie pas encore, je le sais, car vous êtes un homme logique, rationnel, et vous pensez: "Ce livre est un «thriller» nouveau genre." Mais je ne pense pas créer un précédent, car je doute qu'une autre personne soit assez futée pour réaliser un pareil défi avec autant de doigté et de perfection que moi.

Mais le point névralgique, la pierre angulaire, la clef de voûte de cette histoire, c'est qu'elle est véridique. Rappelez-vous: comment l'auteur aurait-il pu utiliser votre nom, Monsieur Tudi Silver, des semaines avant que nous n'achetiez ce livre?

Peut-être maintenant voulez-vous mettre ce livre de côté, ou même le jeter? MAIS N'EN FAITES RIEN! Si vous voulez avoir la vie sauve, si vous ne voulez pas être PENDU, ou passez le reste de vos jours en PRISON - et je sais que vous craignez hautement la prison - lisez ce livre jusqu'au bout. CROYEZ-MOI!

Mais tout ce qui suit - c'est-à-dire les récits de vos crimes - vous le connaissez. Vous pourriez les réciter par cœur, un par un, ou presque. C'est votre histoire. Connaît-on toutes les conséquences de nos actes? Connaît-on toute l'ampleur qu'ils peuvent prendre? Mais laissez-moi vous les raconter avec mes mots, avec mes yeux, car j'ai aussi tout vu.

Connaissant vos habitudes du samedi matin,
8 heures : lever
8 heures 30 : déjeuner au restaurant
9 heures 30 : promenades dans des librairies
11 heures : au Carré Saint-Louis
12 heures : terrasse Van Houtte rue McGill

Et connaissant vos goûts pour les vieux livres, et surtout pour les romans policiers à saveur historique, je fabriquai donc ce livre.

Je devais ensuite user d'astuces pour vous le faire acheter. Ce fut facile: je plaçai sur le trottoir devant la maison de chambres où j'habite, un petit étalage de livres nouveaux et anciens, et parmi ceux-ci, le récit de vos assassinats.

Lorsque vous êtes passé à 10 heures 15, AUJOURD'HUI, vous n'avez pas pu résister à la tentation d'arrêter devant l'étalage. Il a été facile pour moi de vous vendre ce livre.

Déjà, vous sourcillez. L'événement que je raconte s'est passé il y a environ une heure, et pourtant, le fait est raconté dans un livre imprimé depuis des semaines. Avouez que cela vous étonne un peu tout de même.

Mais dans quelques instants, quelques pages plus loin, vous serez sidéré! Mais ne cédez surtout pas à la PANIQUE: votre vie en dépend! Tout a été si bien manigancé que cela m'étonne moi-même. Mais la réalité est là. Le destin referme INEXORABLEMENT ses mains sur un assassin.

Donc, je vous vends le livre, et à un prix dérisoire, cela va de soi. Puis je vous invite à venir voir un autre livre intéressant, dans ma chambre. Vous acceptez. Je le prévoyais. Vous étiez pris!

Je ramassai vivement les livres restants et les plaçai dans une boîte. Vous vous êtes proposé pour la porter jusqu'à chez moi. Vous compatissiez à mon grand âge: je vous avais dit 75 ans. Mais j'en ai à peine 60. C'est vrai que j'ai l'air vieux pour mon âge. Mais je suis en bonne santé physique. Quant au moral...

Nous avons monté les douze marches extérieures. Il y a deux portes jumelles à grandes vitres givrées, avec au centre une branche avec des feuilles et de longues grappes de fleurs roses. Vous vous rappelez: il y avait deux visages de femmes sculptés en haut des colonnes, sous le porche. Ils ont installé dernièrement des climatiseurs dans les chambres, et ils ont bouché le restant des fenêtres avec de la «rip pressée».

Ma chambre, c'est la lucarne à droite.

L'escalier craquait sous nos pas et je vous ai dit: "Ces vieilles maisons ont une atmosphère particulière". Il faisait sombre. Au deuxième étage, nous avons longé un long couloir sur lequel trois portes s'ouvraient. Ma chambre était au bout.

Comme je vous l'ai mentionné à ce moment, des personnes âgées habitent ce lieu, des êtres souvent malades, dépressifs. Une infirmière vient une fois par jour voir à leur bien-être. Je vous ai également révélé que je les surveillais entre temps.

Dans ma chambre, je vous ai fait déposer la boîte dans un coin. Vous vous rappelez que nous n'avons rencontré ni aperçu qui que ce soit. Vous savez, je connais toutes les habitudes des gens de la maison, et même du voisinage. Bien sûr, un événement imprévu aurait pu survenir, brisant tous mes plans. Mais ma vie est ainsi faite qu'il ne se passe jamais rien d'intéressant. C'est l'ennui tous les jours. Mais lorsque je vous ai aperçu et que j'ai conçu ce projet sordide, ma vie s'est illuminée. J'avais maintenant une raison de vivre.

Soudain, j'ai eu un malaise simulé. Vous m'avez aidé à m'étendre sur le lit. Vous étiez un peu désemparé. Je sais que vous n'êtes pas habitué à soigner les malades, et que cela vous répugne même beaucoup.

Vous ne pouvez pas nier que tout ce que vous lisez en ce moment s'est réellement passé comme tel, même écrit des semaines auparavant. Car, je le répète, tout a été minutieusement préparé, calculé, fignolé.

Donc, je suis étendu sur mon lit. Je vous dis de ne pas vous en faire, que c'est un malaise passager. Alors, je remarque pertinemment qu'il est 10 heures 30. C'est à cette heure qu'une pensionnaire alitée - celle du 6 - doit prendre son médicament pour le cœur, et que je dois le lui donner. Et aussi celle du 8.

Mon regard suppliant, presque apeuré, vous a fait vous offrir pour le faire à ma place. Quand j'écris "pour le faire", je ne peux m'empêcher de frissonner d'avance de plaisir. Car je sais ce que cela implique. Je suis certain que, sans lire plus loin, vous savez déjà ce que vous avez fait. Vous en décelez l'ampleur et la morbidité.

Mais ne prenez pas panique. LISEZ TOUT. Votre vie en dépend. Je peux encore vous sauver. Laissez-moi vous raconter votre premier crime, et vous prouver que je contrôle tout.

Vous vous dirigez immédiatement vers la chambre 6. La clef entre silencieusement dans la serrure, et le léger déclic annonce que la porte peut maintenant s'ouvrir. Vous la poussez, lentement: j'entendais distinctement la porte tourner sur ses gonds. Déjà habitué à la pénombre, vous apercevez la masse blanche sur le lit. C'est toujours la première chose que l'on voit en entrant, tellement la pièce est nue, sans meubles ni bibelots.

Et comme je vous l'avais décrit, vous voyez les médicaments et le verre d'eau posé sur la table de chevet. La patiente se retourne et ne paraît pas surprise de vous voir. Je l'avais averti de votre visite, et j'avais ajouté que vous étiez sourd, comme je vous avais dit qu'elle-même était muette. Pour éviter tout dialogue. Dans le fond, vous êtes un être timide, Monsieur Tudi Silver, sous des extérieurs hardis et volontaires.

Vous prenez le verre d'eau, vous allez le remplir dans la salle de bain, vous revenez près de la malade, vous prenez le tube de médicaments, vous saisissez la première pilule et vous la lui avez donnée. Et elle l'a avalé en buvant une gorgée d'eau. Puis elle s'est recouchée, sans un sourire, comme elle fait toujours.

Dans une heure, elle sera morte. Un médicament empoisonné, croyez-vous? Non, une poudre dans le fond du verre. C'était plus facile et plus plausible. Et même si vous aviez rincé le verre, il en serait encore resté une dose mortelle. C'est un poison puissant en infime quantité. Et votre dédain pour tout ce qui touche la maladie vous a sûrement retenu de boire une gorgée dans ce verre.

Donc, Monsieur Silver, vous êtes l'assassin de cette vieille dame malade et inoffensive. Vos empreintes sont sur le verre d'eau, sur le tube de pilules, sur les poignées du robinet et de la porte. Par contre, personne ne vous a vu monter, ni même aperçu dans le couloir. Le poste de police ne détient pas vos empreintes, vous n'avez aucun lien de parenté avec la morte. Enfin, rien ne peut mettre la police sur votre trace. Le crime parfait.

Maintenant, vous frissonnez à la lecture de ce texte. Je le sais. Car ce qui est écrit est vrai en tous points. Et vous le savez. Peut-être pensez-vous maintenant courir à la police, leur montrer ce livre, tout leur dire? Ne le faites surtout pas! Vous êtes un assassin. Désormais, vous ne pouvez plus prouver le contraire. Et les pages qui suivent vous le confirmeront d'une manière absolue.

Maintenant, il reste le crime de la chambre 8. Vous entrez dans la chambre, vous apercevez immédiatement la vieille devant la fenêtre, vous faisant dos, se berçant lentement sur une antique chaise de bois. Elle a sur ses genoux un vieux chat bâtard, miteux, mais qu'elle affectionne exagérément. Vous apercevez la queue blanche dépassant les barreaux du bras de la chaise. Mais il est blanc avec des yeux bleus, donc sourd, tout comme sa maîtresse. De sorte qu'on ne vous entend pas entrer.

Vous devez vous rappeler également la senteur de vieille nourriture qui flottait dans l'air. Tout est vieux dans cette chambre. Je hais la vieillesse et tout ce qui s'y rattache. Je hais les vieilles choses, sales, malodorantes que des centaines de mains souillées ont touchées.

Là, vous n'avez qu'à poser le verre rempli du médicament sur la petite table d'entrée. La vieille viendra le prendre quand vous serez parti, car elle ne veut jamais voir personne. La même poudre dans le verre. Et vos empreintes partout.

Vous veniez de commettre vos deux meurtres, Monsieur l'Assassin. Comment vous sentez-vous maintenant? Regardez-vous vos mains d'une façon différente? Pas encore? Alors, LISEZ LA SUITE pour vous en convaincre. Car si vous ne vous étiez pas arrêté chez moi ce jour-là, deux personnes seraient encore vivantes à l'heure où vous lisez ce livre.

Vous êtes revenu dans ma chambre. Tout cela n'avait pris que quelques minutes. Vous avez donc posé les clefs sur la table - toujours vos !

Et maintenant, passons au troisième crime. Je vous ai montré un précieux objet ancien: une courte épée à la lame étroite et aiguë, tranchante des deux côtés. Une vraie dague, et non pas un vulgaire poignard. Elle pénètre profondément, uniformément. Regardez la lame de section diamant. Le tranchant est en acier damasquiné d'or. La poignée en ivoire avec des incrustations de pierres fines. Les armes blanches tiennent une grande place dans l'art islamique.

Pour que vous l'admiriez de plus près, je vous l'ai fait prendre fermement par la poignée: encore vos empreintes sur l'arme du crime. Sauf que cette fois-ci, ce sera moi la victime.

Je suis persuadé qu'à présent vous lisez très vite, très très vite ce récit captivant. Car vous savez maintenant que tout est arrivé tel que décrit, en tous points. Mais vous pensez: "Lorsque je suis parti, il était encore vivant!". C'est vrai. Mais lorsque les gens me découvriront, j'aurai une dague enfoncée en plein cœur, avec, sur la poignée, vos empreintes bien nettes.

Mais pourquoi me suicider? Rassurez-vous, on ne se suicide jamais pour rien. La vraie, la véritable raison, c'est que je hais. Et que cette haine passe par vous, c'est tout. Et je me sers de ma mort pour rendre encore plus crédible que vous êtes un assassin.

Je peux donc vous conter ma mort, puisque même si vous en êtes l'auteur aux yeux de tous, vous n'étiez pas, je dois l'avouer, sur le lieu au moment du crime. Mais, par contre, vous étiez sur le lieu du crime!

Le procédé de suicide est simple, quoique probablement douloureux pendant quelques secondes. Mais j'avais trop nourri ma haine pour ne pas l'assouvir. Et je sais très bien me servir d'une dague, croyez-moi. Je saisis donc la dague en prenant bien soin de ne pas effacer vos empreintes. J'appuie la poignée sur le mur, je place la pointe sur ma poitrine, juste en face du cœur, et je pousse violemment.

La mort sera presque instantanée. Mon cœur éclatera et le sang tachera ma chemise. On me découvrira ensanglanté, parmi un désordre qui montrera que je me suis défendu. Et vous serez l'assassin.

Mais personne ne le sait encore. Enfin, presque personne!

Vous vous êtes maintenant calmé. Vous savez que vous êtes pris à mon piège. Mais peut-être avez-vous encore des doutes? Vous vous dites "Je vais avec ce livre au poste de police, je leur explique tout, je leur fais une démonstration sur les lieux...". Cela marchera peut-être. Mais il n'y a aucun témoin pour ces meurtres: les seuls indices sont vos empreintes bien réelles. Vos voisins et vos amis jureront de votre intégrité, de votre honnêteté, et même de votre grande intelligence, assez grande pour avoir conçu toute cette mise en scène! Et votre dossier de faussaire? Mais peut-être avez vous, vous-même, imprimé ce livre. Quel subtil stratagème!

Je vous le répète, n'allez pas à la police, puisqu'à la fin de la lecture de ce livre, vous allez commettre, forcément, un autre crime. Car voyez-vous, mon piège n'est pas encore tout à fait refermé. Il le sera lorsque vous aurez terminé la lecture. Il faut que vous sachiez maintenant que, d'une manière ou d'une autre, vous êtes un assassin.

J'ai un ami que j'appelle le «BS», car il ne mérite même pas d'avoir un nom. Depuis quelques semaines, je le vois quotidiennement. En fait, cet ami est un être banal et sot qui ne sert qu'à réaliser mon projet. Sa mort ne m'indispose pas. D'ailleurs, plus rien ne m'indispose, puisque je suis mort.

Donc, je fais des confidences à cet ami. Je lui parle d'un individu que je soupçonne être un ancien criminel, ou du moins d'en avoir l'instinct, et que cet homme me suit, et que je crains pour ma vie. Je lui donne votre adresse, au cas où. Il me conseille - lui, donner un conseil! - d'en parler à la police. Mais je ne veux pas, disant que je ne possède pas de preuves de ce que j'avance, et que je ne veux pas faire accuser un innocent.

Mais je lui dis - lisez bien ceci: s'il m'arrive quelque chose, il doit attendre trois jours, puis aller à la police si elle n'a pas encore trouvé d'indices la conduisant à un criminel autre que vous. Ce dont je doute.

Et je vous donne maintenant le moyen de vous en tirer sain et sauf: si vous tuez mon «BS», la police ne vous soupçonnera jamais. Mais en cas contraire, la police sera chez vous dans trois jours. Et n'essayez pas de convaincre cet ami du contraire: j'ai réussi à l'endoctriner au-delà de mes espérances. À vous de choisir: un crime de plus, ou la prison à vie!

Le choix me paraît tellement logique - et j'ai tellement confiance en vous - que je vais vous donner le moyen de tuer mon ami sans que l'on vous soupçonne en aucune façon. Mais la prudence s'impose de votre part.

Au fond de votre boîte à lettres, j'ai déposé un coupon pour la consigne de la gare Centrale, à Montréal. Ce paquet contient un costume de livreur et une lettre lui annonçant une très mauvaise nouvelle. Cette lettre vient d'un parent éloigné. Tout est soigneusement falsifié. Vous n'avez qu'à la lui livrer. Lorsqu'il l'ouvrira, le papier empoisonnera ses doigts, et il mourra dans l'heure suivante.

Ce poison est difficilement repérable. Cet imbécile est faible du cœur, les médecins concluront à un arrêt cardiaque. Il vit seul, et est un assisté social depuis si longtemps que personne ne le regrettera.

Ainsi, la boucle sera bouclée, et vous serez devenu un assassin. Vous n'avez pas d'autres façons de vous en sortir. À moins de fuir très loin. Mais est-ce une vie souhaitable, alors que je vous offre la liberté? Vous serez toujours un assassin à vie, mais vous seul le saurez!

Ne cherchez pas des indices dans ma chambre: lettres d'imprimerie, papiers, traces de poison, adresses de fournisseurs. J'ai pris toutes les précautions. Absolument aucune faille.

Mais ne perdez pas trop de temps à réfléchir, un autre crime vous attend. Et il ne vous reste que trois jours pour le réaliser!
__________

Tudi relut le texte en entier, scrutant chaque mot, imaginant les sens que pouvaient prendre les phrases, étudiant la suite logique des paragraphes, analysant le ton de l'ensemble du texte. Il regarda la barque glisser lentement vers le quai et murmura:

- Quelle machination diabolique!

Il referma le livre au moment même où la chaloupe accostait. Pierrick et Bérénice sautèrent sur le quai, riant, ne voyant pas le drame dans les yeux de Tudi, comme s'ils avaient déjà oublié, dans des attouchements lubriques, la raison qui les avait amenés dans ce lieu isolé.

Tudi n'avait jamais recherché l'aide des autres. Ici, et jusqu'à ce moment, cette aide s'était imposée à lui. Et cela le mit de nouveau de mauvaise humeur. Il n'aimait pas qu'on le regarde agir, et qu'on lui pose des questions sur ses décisions et ses agissements.

- On a frappé une roche en plein milieu du lac, dit Pierrick, comme s'il annonçait une nouvelle au journal télévisé.

Puis, comme s'il faisant fi de cette anecdote, il lança, réjoui:

- Et puis? Quoi de neuf dans ce livre?

Par bouderie, Tudi ne voulut pas répondre à la question de Pierrick. Il resta donc accroché à la dernière nouvelle:

- Une roche? s'étonna-t-il. Mais ce lac doit être très profond. Tu es certain?

- Absolument, confirma Pierrick. Quand nous l'avons touchée, elle a disparu. Au bruit, c'était une vraie roche, d'un beau rouge. Au fait, il faudra vérifier si la chaloupe n'a pas subi de dommage. Et puis? Quoi de neuf dans ce livre?

Pour clore la discussion, Tudi répondit, bien malgré lui cependant:

- Je vais me rendre au poste de police et leur montrer ce texte. Je ne peux pas croire qu'ils ne me croiront pas.

- Toi, tu veux être pendu! déclara Pierrick d'une manière solennelle. Laisse-nous au moins lire ce livre, pour nous rendre compte, et pour comprendre ta décision.

- On ne rend plus - pardon! on ne pend plus! répliqua Tudi.

- Tu passeras le reste de ta vie en prison, dit Pierrick en se laissant tomber dans un fauteuil, comme une sentence.

Malgré le fait qu'il ait pris la décision de ne plus répondre aux questions de Pierrick, Tudi lança:

- J'écrirai!

- Tu ne pourras pas plus y écrire que moi je pourrais y peindre. Tu manqueras d'imagination après quelques jours.

- Tu m'emmerdes! cria Tudi en lançant le livre sur la table.

Le mot sembla d'une extrême vulgarité dans la bouche de Tudi qui, honteux, se leva et entra dans le chalet. Pierrick prit le livre et commença la lecture, sans plus se préoccuper de personne.

Bérénice entra dans le chalet. Tudi ouvrait une boîte de soupe aux pois avec des gestes brusques, comme s'il dépeçait un animal mort. Elle hésitait à lui poser des questions et à lui offrir son aide, deux choses qu'il détestait.

Elle s'enhardit pourtant, et décida de faire les deux:

- Est-ce que je peux t'aider?

- Non, répondit sèchement Tudi. Je suis capable de faire chauffer une soupe.

L'ampleur de la réaction de Tudi devenait grotesque, car elle le montrait dans une caricature qui n'était pas lui. De plus, trop occupé à nourrir sa jalousie, il avait mal interprété sa question. Incapable de rester imperturbable devant un air aussi sérieux, Bérénice éclata de rire. Tudi constata sa méprise et concéda le fait en éclatant de rire à son tour:

- Je suis con des fois! Surtout quand mes émotions prennent le dessus.

- Tu vois, tu es capable de rire!

- J'aime rire, Bérénice. Disons qu'il faut m'étonner plus que le commun des mortels.

- C'est pour cela que tu écris au lieu de vivre. Tu fais en sorte que tes personnages t'étonnent. Tu n'es pas capable d'exploser de joie, d'aimer d'une passion brûlante, de raconter d'énormes mensonges, de rouler en limousine rien que pour le plaisir. J'ai un ami, pas très riche, qui a dépensé toutes ses économies pour ne passer rien qu'une heure en limousine avec chauffeur. Il avait même loué un habit tout blanc. J'ai couché avec lui après. C'était très spécial. Il était drôle et attendrissant. J'ai aussi une amie qui a flambé toutes ses économies pour se payer un tour d'une heure en Concorde.

- Comme ça, tu as couché avec ce gars parce qu'il était en limousine? lança Tudi, avec une recrudescence de jalousie.

- Il est gai! avoua Bérénice, comme si tout cela n'avait pas d'importance.

Bérénice, sans vouloir dissiper tout à fait l'étonnement de Tudi, ajouta:

- Nous avons fait cela d'une façon très spéciale.

Mais devant le silence de Bérénice qui avait décidé de ne pas entrer dans les détails, Tudi riposta par une autre question:

- Est-ce que je dois faire quelque chose d'extraordinaire pour que tu couches avec moi, mais sans servir de cobaye comme la première fois?

Immédiatement, il se rendit compte de l'énorme méchanceté contenue dans cette phrase, alors qu'il avait tant aimé cette nuit passée avec cette femme lui ayant accordé son intimité en toute confiance et avec une pureté de cœur et d'esprit qu'il n'avait jamais connue auparavant.

- Ce n'est pas avec une telle attitude que je vais avoir envie de recommencer! déclara Bérénice, visiblement déçue.

Mais malgré lui, Tudi continua à piétiner l'estime que Bérénice avait pour lui, utilisant un rituel autodestructeur où les mots devenaient les outils de torture:

- Et Pierrick, qu'a-t-il fait d'extraordinaire pour que tu fasses l'amour avec lui au fond de la chaloupe? Je vous ai vu!

- Il a voulu tuer quelqu'un avec une arbalète! lança Bérénice, entrant directement dans le jeu de Tudi.

Pourtant, elle n'avait pas fait l'amour dans le fond de la chaloupe. Elle s'était mise nue au soleil quelques minutes pour sentir le vent solaire sur les parties de son corps qui ne les avaient jamais reçus. Mais elle voulait que Tudi garde en tête cette image de bête sexuelle qu'elle projetait. Elle voulait le faire languir, ou le faire souffrir un peu peut-être, pour réagir à ses attitudes hautaines et mesquines.

Tudi la regarda longuement. Agitée d'un plaisir fou, elle éclata à nouveau d'un grand rire sonore propre à dérider la plus mortelle tristesse. Mais elle ne parvint pas à désarmer Tudi.

- Je suis quand même au sein d'une humanité médiocre, dit-il pour avoir le dernier mot. Tes amis Limousin et Concorde se laissent conduire. Ils ne créent rien. Il faut créer soi-même, et pas seulement regarder les autres parler ou agir pour nous. Chacun peut créer à sa façon, même s'il est le seul à admirer sa création.

Pierrick entra d'un pas décidé et annonça:

- Alors, Tudi, il va te falloir être très créatif si tu veux te sortir de ce merdier-là!

- Qu'est-ce que tu veux encore? demanda Tudi d'un ton bourru, choqué que Pierrick ne se rende jamais compte lorsqu'il importunait.

- Laisse tes pois, ordonna Pierrick. Je vais nous faire un bon repas!

__________

Après un copieux repas qui fit tomber la tension émotive, ils assirent sur le patio pour jouir du spectacle de la lune se reflétant sur l'eau. Tout était silencieux, à part quelques insectes attisés par la chaleur. Chacun vivait ce moment sans ressentir le besoin de le partager avec les autres, ne désirant que se laisser aller. Ils ressentaient cependant ce besoin de bouger, caractéristique des gens de la ville, comme si pour eux «immobilité» voulait dire «absence de toute vie».

Tudi, resté un bon moment très songeur, brisa le silence:

- Vous devenez mes complices, dit-il.

- Tu es innocent, répondit Pierrick. Donc, nous ne sommes pas tes complices.

- Mon innocence n'est pas prouvée, loin de là!

- J'ai l'impression que quelque chose ne marche pas dans ce texte, fit Pierrick en pianotant sur le livre qu'il avait posé sur ses genoux, comme s'accaparant le droit à toutes décisions.

- Ton intuition sans doute? répliqua Tudi avec un léger agacement dans le ton, gardant encore dans son esprit des fragments de sa saute d'humeur de l'après-midi.

Pierrick ouvrit le livre:

- Il me semble qu'il y a une coupure, ici, entre ces deux parties. Comme si la deuxième avait été rajoutée. Toi qui es écrivain, tu devrais voir cela!

- Commence pas! supplia Tudi avec fermeté.

Il ressentait encore cette fragilité des sentiments qui le faisait se refermer sur lui-même, et cimenter son cœur. Il ôta le livre des mains de Pierrick et regarda, mais sans le voir vraiment, le texte incriminant.

- Excuse-moi! murmura Pierrick. Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire.

- C'est vrai, fit Bérénice en se penchant sur le texte, si près du visage de Tudi que sa joue gauche recevait l'haleine de la jeune femme. Il y a comme une coupure ici. Il manque même un mot. Initialement, tu ne devais que tuer deux personnes. Puis il a décidé de se tuer.

- C'est con! constata Pierrick. Il y a quelque chose de pas correct. Il commet le crime, ou les crimes parfaits, et il se suicide. Pourquoi ne pas en profiter et voir son nigaud pourrir en prison.

Pierrick se sentit forcé d'éteindre le regard de feu que Tudi lui lança:

- C'est de son point de vue que je parlais voyons! balbutia-t-il.

- Je ne trouve pas d'explication logique à tout ça, avoua Bérénice.

- Vous avez remarqué? s'étonna Pierrick le plus sérieusement qu'il put. Au début, il écrit: «Vous avez tué trois personnes, puis vous en tuerez une quatrième». Alors qu'a la page 56, il écrit «Vos deux meurtres». C'est comme si tu devais n'en commettre que deux. Il a eu modification ultérieure du texte.

- Le suicide aurait été ajouté par après? lui demanda Tudi.

- Ça expliquerait le mot escamoté, fit Pierrick.

- Donc, il décide d'ajouter le troisième crime: le sien. Faut le faire.

Bérénice proposa une explication:

- J'ai l'impression qu'initialement, tu revenais dans la chambre et que notre homme avait disparu, volatilisé à tout jamais. Tu restais seul avec deux meurtres sur les bras.

Au premier abord, Tudi fut d'accord avec elle:

- Tu as raison! Il me semble avoir aperçu un sac de voyage bien gonflé dans un coin de la chambre. Il y avait si peu de choses dans cette pièce.

- Il a donc changé d'idée à la dernière minute? demanda Pierrick, semblant suivre avec difficulté toute cette logique.

- Il n'aurait pas eu le temps de modifier le texte à la dernière minute, affirma Tudi.

- Alors, il l'a fait longtemps d'avance? risqua Pierrick.

- Et son sac de voyage? Qu'est-ce que tu fais de son sac de voyage? répondit Tudi avec cette question qui posait l'évidence.

- Un hasard peut-être, tenta d'expliquer Pierrick. Ou il voulait que tout soit rangé avant son dernier départ.

Mais Bérénice tenta une autre explication:

- Sa disparition aurait paru étrange à la police. Mais s'il avait taché le couteau de son sang avant de disparaître, simulant ainsi un homicide et la disparition du corps de la victime, notre homme camouflait sa fuite d'une façon admirable. Il te mettait ce pseudo-meurtre sur le dos.

Tudi ne parut pas convaincu:

- C'est un peu tirer par les cheveux ce que tu viens de dire!

- Mais il faut voir toutes les possibilités, commenta Pierrick.

- Tu as raison, répondit Tudi en le regardant avec une certaine douceur, à défaut d'une douceur certaine.

- Et s'il y avait une autre personne? risqua Bérénice.

- Un complice? s'étonna Tudi.

Bérénice semblait convaincue d'avoir trouvé une bonne piste:

- Nous pouvons examiner cette hypothèse, avança-t-elle.

- Quelqu'un d'autre? s'exclama Pierrick, soudain volubile. C'est facile à dire! Je vois ça d'ici: le complice change d'idée parce qu'il a peur tout à coup que l'autre complice gâche tout. Il le poignarde et fait passer cela sur ton dos! Et voilà le troisième crime. Mais il écrit noir sur blanc que son complice s'est suicidé. Où est la logique? Tu n'as qu'à montrer ce texte à la police. Ton innocence y est l'évidence même!

Sans comprendre tout à fait ce que Pierrick voulait dire, Tudi ne put s'empêcher de répondre durement:

- Répondre sur le champ aux assertions de l'autre, c'est être sur la défensive, et non pas à l'écoute, ou à l'accueil des idées et des opinions. Mais pourquoi es-tu sur la défensive? Tu as l'air tellement au courant que je me demande si tu n'as pas quelque chose à voir là-dedans!

- Tu parles sérieusement? s'enquit Pierrick.

- Peut-être! insista Tudi.

- Pourquoi peut-être? Dis-le!

- Tu connaissais toutes mes habitudes ce samedi-là!

- Et j'aurais eu le temps, en un mois, de tout préparer: écrire le livre, trouver les poisons, la drogue, la dague...

Tudi décida de dévoiler le fond de sa pensée, spontanément:

- Mais tu avais de bons complices sous la main: il y avait Desrosiers pour le couteau, et Bérénice pour les poisons...

Tudi constata, mais trop tard, les énormités qu'il venait d'articuler à voix haute.

- Tu déconnes! lança Pierrick en se levant.

Il regarda longuement la brume glisser sur le lac, car l'air avait brusquement fraîchi. Les grenouilles faisaient un train d'enfer.

- Le mois de juin est un beau mois! dit doucement Tudi, guettant du coin de l’œil la réaction de Pierrick.

- Un beau mois pour déconner, oui! répliqua ce dernier.

Tudi fut obligé de s'excuser:

- Excuse-moi, dit-il. 

Bérénice, qui était entrée dans le chalet quelques minutes, en ressortit en se drapant dans une couverture.

- Et toi aussi, Bérénice, excusez-moi. Je ne sais plus ce que je dis. Vous voyez, je me crois fort. Et voilà que le stress me catapulte hors de moi. Je suis foncièrement un asocial. Je suis incapable de réagir normalement avec les autres dès qu'un ennui, si petit soit-il, survient. Seul, je peux faire face aux pires inconvénients. C'est cette habitude que j'ai prise de détruire avant de créer. Je veux dire: détruire sur une grande échelle. Mais, immanquablement, les bouleversements que je provoque touchent les personnes qui me sont proches. C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles je n'ai pas d'amis. Mais quand j'aurai fini de semer, j'aurai des amis pour m'aider à la récolte. Du moins, je l'espère. Car dans le cas contraire, ma vie n'aura plus aucun sens!

- C'est bien beau tout ça, répliqua Pierrick. Mais ça me dépasse. Je ne suis pas rendu aussi loin en tant qu'artiste-récolteur. Ou peut-être ai-je vidé mon baril. Je me demande même si je peux aller plus loin, plus profond encore. Mais ce que tu viens de dire me fait peur. J'ai peur de plonger aussi loin dans ma vie, car j'ai peur de la folie.

Tudi vit dans les yeux de Pierrick pointer cette détresse profonde et authentique de l'artiste, sans savoir que ce désarroi provoquait parfois chez lui un délire proche de la folie, tel que Bérénice l'avait constaté à deux reprise.

Il faisait maintenant très noir. Les nuages masquaient tout le ciel. Et la lumière diffusée par les lampes torchères antimoustiques réduisait considérablement les confins de l'Univers.

Mais Bérénice obligea Tudi et Pierrick à revenir sur terre:

- Il y a trois choses qui m'intriguent dans ce texte, dit-elle. Premièrement: «Vous ne me connaissez pas. Enfin, si peu!» Deuxièmement: «L'événement s'est passé il y a environ une heure.» Troisièmement: «Votre dossier de faussaire».

Pierrick, profitant de l'occasion offerte, se rangea du côté de Bérénice:

- Oui, c'est très pertinent. Tu le connaissais ce bonhomme, Tudi? Tu as été faussaire aussi?

- Une chose à la fois, veux-tu? répliqua Tudi un peu durement. Peut-être, en effet, me connaît-il, et justement à cause de mon passé de délinquant. Mais je ne pense pas que cela ait un impact important sur l'issue de cette affaire. Mais ce que je trouve bizarre, c'est qu'il dit dans la première partie: «La police ne détient pas vos empreintes»! 

- Tu as un passé criminel, et sûrement que la police sera peu encline à croire un récidiviste, commenta Pierrick avec une malice évidente.

Tudi se durcit physiquement et moralement:

- Je ne suis pas un récidiviste. Et je n'ai pas un passé criminel. Pour moi, une première fois, ça n'existe pas.

- Et maintenant, si nous passions au deuxième élément: «L'événement s'est passé il y a environ une heure», proposa Bérénice pour détendre les muscles de Tudi qui avait fermé les poings, et pour éteindre le regard provocateur de Pierrick.

- L'individu pensait que je lirais le texte une heure après ma visite chez lui, en m'arrêtant au carré Saint-Louis, expliqua Tudi, aussi prompt à être irrité qu'à retrouver son calme. Mais je ne l'ai pas lu. Et je n'ai pas réagi à ce moment-là. Ni même cette journée-là. C'est peut-être ce qui a tout faussé?

Pierrick n'était pas d'accord:

- Mais tout était déjà décidé bien avant, dans ce livre! Il se suicidait de toute façon, sans savoir que tu ne lirais pas ce maudit livre.

- Il me donnait quand même trois jours pour sauver la situation, fit remarquer Tudi.

Bérénice fut d'accord:

- C'est ça le plus étrange: pourquoi faire tout cette mise en scène, pour finalement te sauver de la prison? À quoi cela sert-il de monter tout ce scénario, alors qu'il se tue expressément pour toi?

- À faire le trouble, tout simplement, conclut Pierrick sans chercher plus loin, dans sa hâte de connaître le passé de Tudi. Et maintenant, ta délinquance?

- Ma délinquance? Avec d'autres gars, à cette époque où je croyais à l'argent, j'ai été condamné pour faux et usages de faux. Faux certificats de mortalité, de naissance, d'immigration, passeports, toute la panoplie. Je dois avouer que nous étions hyperspécialisés. De toute beauté. Mais complètement cons d'espérer ne jamais être coincés.

- C'est beau tout ça! fit Pierrick, mettant même un peu trop d'emphase dans son étonnement.

- C'est maintenant fini, précisa Tudi. Et passez le chiffon, s'il vous plaît! Je ne veux plus en entendre parler.

- Mais comment sait-il que tu hais la prison? demanda Pierrick. Ça ne se voit pas dans ta démarche!

Un malaise s'installa entre les trois, jusqu'au moment où Bérénice les incita à réagir:

- Il faut nous décider. Il ne nous reste que quelques heures avant cette soi-disant échéance.

- Pourquoi tu ne mettrais pas des indices dans ce texte, pour prouver son innocence, en le modifiant habilement, suggéra Pierrick rougissant de contentement, comme un enfant croyant avoir fait une bonne action qui lui vaudra des marques de tendresse de la part des adultes.

Mais lorsque qu'il ajouta: «Avec ton passé de faussaire, ce serait facile?», Tudi lui jeta un regard qui eut fait fondre un iceberg en quelques secondes. Mais notant plus de naïveté que de méchanceté dans ces propos, il s'attendrit, mais sans s'émouvoir, car cet attendrissement ne se limitait qu'à sa chair, à défaut d'affecter ses émotions. Mais d'une honnêteté morale scrupuleuse, il ne laissa pas ses sentiments mettre en péril sa probité:

- La réalité est claire, annonça-t-il. Je suis piégé. Mais je dois m'en sortir, loyalement. Aujourd'hui, la police aurait tort de ne pas me croire, car c'est la vérité. Demain, suite à des modifications apportées aux textes, elle aurait raison de ne pas me croire, puisque ce serait des mensonges.

Pierrick resta interdit, lent à saisir de telles paroles. Mais Bérénice parvint à conclure:

- Tudi a raison. Si nous mentons, nous ne serons plus jamais libres.

Cette phrase - qui rejoignait directement la philosophie de Tudi - ramena ses réflexions sur le moment présent. Toutes décisions, quelles qu’elles soient, mettraient en jeu son droit fondamental de se déplacer d'un lieu à un autre, à son gré, le rendant ainsi captif spatialement. Et il avait besoin du déplacement biologique - comme Gilles Vigneault - pour parvenir à un haut niveau de créativité. Mais tous ces déplacements corporels devaient se faire hors de la fuite.

- La liberté, c'est vivre sans fuir ni chercher à se justifier, dit-il.

- Même si on nous met en prison, nous serons libres, lança Pierrick. Car nous ne fuirons plus, ni ne rechercherons plus.

- Tu simplifies tout, toi! constata Tudi, sans que cela eût froissé son amour-propre outre mesure. Mais tu n'as pas raison. Il faut agir. Car en nous terrant comme des bêtes, nous ne sommes pas libres du tout. Il importe maintenant pour nous d'avoir un destin. Cessons de dire: «C'est pas de ma faute!» Si nous décidons ou refusons d'agir, tout sera de notre faute. Finis les accidents de parcours. Holderlin disait: «Là où grandit le péril grandit le pouvoir de sauver».

Pour ne pas être en reste, Pierrick s'enfargea dans son enthousiasme et s'écria:

- Le courage, c'est aller jusqu'au bout extrême!

Puis, subitement perplexe, les yeux à demi fermés par une intense réflexion, il suggéra, au grand étonnement de Tudi et de Bérénice:

- Le courage, ce serait pas de tuer l'ami, le «BS»?

Bérénice montra vivement la porte en criant:

- Quelqu'un!

La porte de la cuisine s'ouvrit brutalement et un garde-chasse fit irruption, tenant en laisse un redoutable molosse:

- Les voisins d'en face avaient raison, dit-il. Il y a des intrus ici. Ne bougez pas, sinon je lâche la bête!

À la surprise générale, Tudi, dont les flots gigantesques d'adrénaline rougissaient le visage et dilataient les pupilles, fut saisi par une énorme colère.

- Lâche là, ta bête, p'tit con! hurla-t-il.

Pierrick et Bérénice furent interloqués. Même la hargne du chien baissa d'un cran. Mais impassible, le gardien sortit son téléphone cellulaire: 

-Ne bougez pas, j'appelle la police.

Tandis que le chien grognait et aboyait de tous ses crocs, Tudi avança résolument vers le garde-chasse.

- N'avancez plus, sinon ce chien vous tuera, cria l'homme.

Sans crainte apparente, Tudi avançait toujours, jusqu'au moment où, sans avertissement, l'animal fit un bond gigantesque vers lui. Mais d'un violent coup de pied sous la mâchoire, Tudi assomma la bête qui tomba lourdement sur le plancher.

Tudi poussa Bérénice et Pierrick vers la porte arrière.

- Allons-y, c'est à nous d'agir maintenant! lança-t-il.

- Tu as un plan, toi, le sans-système? ne put s'empêcher de dire joyeusement Pierrick en tapant sur l'épaule de son compagnon dans une marque d'affection virile.

- C'est parti! lança Tudi, heureux de plonger enfin dans l'action vive. Je pense que maintenant, nous allons avoir de véritables problèmes avec la police!

La réaction de Pierrick l'étonna:

- C'est pas grave pour moi, tu es là! Mais nous n'avons pas encore décidé de ce que nous ferons, je te le fais remarquer.

- Récupérer le paquet à la gare Centrale, cria Tudi en s'engouffrant dans la camionnette utilisée par le garde-chasse, et dont le moteur tournait encore.

Quand Bérénice et Pierrick l'eurent rejoint sur la banquette avant, Tudi enfonça l'accélérateur, criblant de gravier la grande vitrine du salon. Il engagea le véhicule sur la petite route de terre. Le nuage de poussière soulevé derrière semblait occulter un passé qui n'avait plus aucune importance.

Heureuse, Bérénice voyait dans la lueur des phares droit devant l'accomplissement de son destin. Elle appuya sa tête sur l'épaule de Pierrick, confiante et légère, comme si elle avait perdu toute pesanteur sous les soubresauts du camion lancé à vive allure.
___________________________

Aucun commentaire:

Publier un commentaire