mercredi 20 mai 2020

Simulacres - Chapitre 16 - La lettre

Voici le seizième chapitre de Simulacres (Pierre Rousseau, 1995; ancien titre Dague)

16 La lettre


Jaouen Olier relut la lettre arrivée avec son courrier du matin. Il hocha la tête. «C'est malheureux! Je commençais à croire en son innocence!» L'auteur de cette lettre incriminait Tudi Silver d'une façon absolue: la victime elle-même, Hilaire Daumal, avait toutes les raisons de croire qu'un homme, Tudi Silver, attenterait à sa vie dans les prochains jours. Mais, à l'étonnement de Jaouen, il avouait que, parfois paranoïaque, il se faisait peut-être des idées. Mais Jaouen pensa que cette dernière phrase avait été ajoutée pour renforcer la conviction, qu'effectivement, il était en danger. Mais il ne parvenait pas à comprendre par quel cheminement son cerveau arrivait à cette déduction.

Les archives consultées lui apprirent qu'Hilaire Daumal avait été soupçonné du meurtre de sa femme, plusieurs années auparavant. Les enquêteurs avaient conclu à une mystérieuse disparition: la femme - ou son cadavre! - n'avait jamais été retrouvée. Il se demanda s'il existait une relation entre les meurtres de l'hospice et cette disparition. «La femme revenue se venger après toutes ces années?» se demanda-t-il, mais sans vraiment y croire.

La lettre le comblait. Au lieu de les simplifier, ce nouvel élément complexifiait les données, et à un point tel que les espaces vides se remplissaient de plus en plus, facilitant d'autant les contacts entre les éléments. Car pour Jaouen, une enquête signifiait «chaos», et dans le chaos, il existait des relations calculables. Sans exception, les éléments compromettants devaient s'emboîter et tendre à un effet ultime: certifier la culpabilité du suspect. Une seule défaillance, une seule faiblesse des éléments, et Jaouen ne trouvait plus la sortie du labyrinthe. Tout retournait alors dans le vide chaotique.

Jaouen était un tireur d'élite, mais il ne croyait pas à la ligne droite dans un univers à quatre dimensions. C'est pour cette raison que, dans son bureau ou ailleurs, il n'exposait pas les centaines de trophées et de médailles gagnés dans des concours de tir. Il gardait ces pseudo-preuves de la rectilignité dans des boîtes de carton, chez lui, dans le sous-sol. «Pourquoi exposer, moi, un maniaque des labyrinthes, un symbole que je n'accepte pas: la ligne droite tracée par une balle, dans le chaos» se disait-il.

Le labyrinthe était la pierre angulaire de sa théorie sur le chaos, c'est-à-dire là où la courbure d'une trajectoire n'était même pas imaginable. Il y avait bien sûr la prétendue rectilignité de la trajectoire dans le canon du fusil, où même la balistique pouvait opérer ses fantaisistes calculs; il y avait aussi la prétendue courbure de la trajectoire hors du canon, alors même qu'il existait un point de vue où elle était d'une rectitude absolue. 

Il savait que ce n'était pas l'oeil qui décidait du moment de tirer pour atteindre le centre de la cible. C'était un déclic dans sa tête, une sorte de «Vas-y!»: son doigt appuyait alors sur la gâchette en une fraction de seconde, et son cerveau guidait la balle sur la trajectoire en calculant, au fur et à mesure, la vitesse du projectile, son calibre, sa masse, son profil, la distance à parcourir, et peut-être le tremblement imperceptible des pulsations du coeur dans son bras, dans sa main, dans son index.

Il ne pouvait imaginer un jour utiliser son arme contre quelqu'un. «Pourquoi vouloir tuer un homme? Pour sauver ma vie? Ou celle d'un autre?» Il tenta pourtant de percevoir cette fraction de seconde nécessaire pour faire le poids de la valeur d'une vie humaine par rapport à une autre. Mais il savait que dans ces moments d'extrêmes tensions psychologiques, ce n'était plus la vie humaine qui comptait, mais le poids de l'événement décidant de l'arrêt ou de la poursuite de l'action.

«Quelle impression cela me ferait-il de tuer un être humain?» Sur le coup, il n'aurait pas cette sensibilité du remords au bout du coeur, et encore loin de l'esprit. Le remord ne viendra que beaucoup plus tard, quand, après avoir vu des centaines d'êtres humains jouir de la vie, il pourrait envisager tout ce que cette personne n'aura plus jamais.

Et, peut-être, finalement, fera-t-il ce geste d'amener son corps à tuer un autre corps semblable au sien. Car le cerveau était avant tout - et au-delà de toute considération morale ou métaphysique - une arme de défense inventée par la nature pour protéger l'intégralité du corps. Le fusil devenait donc une extension de ce cerveau, un palliatif à court terme à son manque de pouvoirs extra-corporels, pouvoirs qui lui étaient pourtant innés. Et comme avec toute arme de défense, il était aisé de s'en servir comme arme d'attaque!

S'il ne croyait pas à la ligne droite dans la matière, Jaouen savait qu'elle existait au-delà de la pensée. Le cerveau fonctionnait comme un labyrinthe, mais il possédait la clef, le code d'accès, l'algorithme qui lui donnait la possibilité de voyager en ligne droite dans le chaos. Le rêve insensé de Jaouen était donc de parvenir à voyager en ligne droite dans un labyrinthe, car il était certain qu'en se contorsionnant, la matière dans un univers multidimensionnel se réaménageait pour aligner les points comme il fallait. Et voyager en ligne droite, comme le faisait la pensée, c'était abolir la durée. De là viendrait le principe du voyage dans le temps.

Jaouen croyait à ses spéculations futuristes comme si elles allaient réellement se concrétiser sous ses yeux. Mais il n'avait pas la prétention d'y arriver personnellement. Il y travaillait, tel un créateur s'acharnant à compléter une oeuvre qu'il savait n'avoir jamais le temps de finir. L'important, c'était la notion de progression, comme ce temps du verbe où l'action est en train de se produire continuellement, même infinitésimalement. Et cette progression amenait un apport nouveau dans son esprit, et aussi la certitude de faire quelque chose qu'aucun autre humain n'avait fait auparavant.

Il se souvint qu'enfant, il aimait poser au creux de sa main un grain de sable en se disant que personne au monde n'avait jamais regardé ce grain de sable. Il devenait alors l'unique voyeur de ce minuscule morceau d'univers. Ce geste concret lui donnait l'agréable impression d'être un créateur de situations. Il se sentait différent de ces filles plus aptes dans les tâches verbales, alors que lui développait ses aptitudes à contrôler les fonctions spatiales.

À l'aide de son ordinateur, Jaouen s'ingéniait aujourd'hui à chercher l'algorithme du labyrinthe multidimensionnel en imaginant une infinité de matrices superposées. Et, bien sûr, il ressentait par moments cette fierté orgueilleuse d'être le premier à penser de cette façon. «Si je trouve, plus rien ne sera pareil sur cette terre» pensait-il, sans toutefois s'émouvoir. Car cette activité intellectuelle visait surtout à lui procurer un vif plaisir.

Mais il devait quand même s'astreindre à suivre des cours de programmation avancée. Mais tous ces langages évolués et cette pseudo intelligence artificielle le désabusaient. Ce n'était en fait que de vulgaires outils imaginés par le cerveau limité des humains. Il rêvait d'avoir accès à des outils que seul un autre univers pouvait inventer à partir de nouvelles conceptions non pythagoriciennes et non aristotéliciennes. Il lui apparaissait peu probable - mais pas impossible - de trouver un tel algorithme. Il espérait au moins atteindre une équation le rapprochant du début de l'éloignement, comme l'infini se rapproche de l'infini, par opposition.

Son cerveau - et son cervelet - développait donc constamment des stratégies et construisait ses propres programmes dans une espèce d'auto-organisation de ses cellules cérébrales de 0,005mm; il acquérait et mémorisait des informations, et effectuait sur elles des calculs complexes. Par cette mémoire vivante, il devenait bien différent de l'ordinateur.

Mais il n'était pas aisé pour Jaouen de relier, ou plutôt d'interrelier ces différentes structures, soit le chaos, les nombres premiers (la formule de Marcel Pagnol?), et le labyrinthe. Il lui fallait trouver les chemins au niveau de toutes les connexions, en ne laissant rien d'inutilisé, afin que l'ensemble reste ensemble, et qu'aucun fil conducteur ne soit rompu.

Jaouen décida d'aller déjeuner. Lorsqu'il pensait trop, son cerveau faisait des courts-circuits désagréables. Il devait alors le remettre à neuf, le nourrir pour refaire une beauté aux cellules nerveuses en leur donnant les matériaux nécessaires à leur restauration. Et il profitait de ce moment pour regarder, autour de lui, ce monde dans lequel il s'ingéniait à exister sans trop se déplaire.
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