vendredi 29 mai 2020

Simulacres - Chapitre 17 - L’hermaphrodite

Voici le dix-septième chapitre de Simulacres (Pierre Rousseau, 1995; ancien titre Dague)


17 L’hermaphrodite

Amaël creusa jusqu'au bulbe rachidien, juste en haut de la moelle épinière. Mais il ne put empêcher le liquide de s'échapper des quatre ventricules. Il préleva en une même masse l'hypophyse, le cervelet, l'hypothalamus, l'épiphyse, portant une attention toute spéciale au cortex cérébral, cette substance grise plissée avec ses cent milliards de cellules nerveuses. Il savait que s'il défroissait cette chair, sa superficie atteindrait deux mètres carrés, de quoi couvrir tout le corps, comme une peau. Dans ses mains ensanglantées, il tenait maintenant toute la matière dont la secte avait besoin pour lui verser la somme promise.

Il immergea le cerveau - «cette excroissance, cette tumeur que la nature a exploitée» disait la secte - dans la petite glacière portative remplie de glace concassée. Puis, afin de rendre impossible l'identification du corps, il brisa toutes les dents, et brûla les empreintes digitales. Puis il déshabilla le cadavre et fourra les vêtements dans un sac qu'il irait enterrer très loin.

Amaël aimait découper la chair, briser la mort du corps, afin qu'il ne soit plus identifiable pour les vivants. Car la mort - cette perdition de la vie dans un autre univers - n'avait que faire d'un nom, d'une position sociale, d'une intelligence au-dessus ou sous la moyenne, ou de la couleur des yeux. Dans cette extinction des sens, les messages incrustés dans les atomes s'échappaient de la vie pour retourner aux objets touchés, aux personnes caressées, ou même seulement aimées hors des contacts charnels. 

Même cet homme maigre, dépouillé de tout reste humain, et maintenant devenu carcasse animale, avait laissé, ici et là sur les gens et les choses, et même dans l'air qu'il respirait et que d'autres avaient inhalé après lui, des atomes de son corps. Chaque humain était ainsi fait de millions de morts, de toutes races, de tous pays, de tous sexes.

Amaël fit glisser le caleçon le long des jambes, se préparant à se payer le petit bonheur de mutiler les organes génitaux de l'homme, afin de lui prouver que même mort, il le haïssait. Mais un détail l'intrigua, sans qu'il puisse sur le coup identifier ce que c'était. Il examina plus attentivement ce corps d'homme, le trouvant glabre de visage et de poitrine. Puis il réalisa avec stupeur que c'était le corps d'une femme qui gisait, là, devant lui. Mais en regardant de plus près cette petite dépression bordée de chaque côté par deux replis cutanés, il changea d'idée. Il apercevait un petit pénis de cinq centimètres. Puis il hésita de nouveau en constatant que ce petit organe mâle s'insérait entre des grandes lèvres bien découpées, et largement ouvertes. Il distinguait même l'orifice du vagin et, en soulevant le pénis, l'orifice urétral.

- Une ou un hermaphrodite! jubila-t-il. J'ai le cerveau d'une hermaphrodite! La secte va me donner cher pour cela.

Mais il lui faudra certifier ce qu'il avancerait, car le cerveau, à lui seul, ne prouverait pas le phénomène. Il décida donc de prélever les organes génitaux du cadavre. Il se mit au travail, le coeur fredonnant, heureux de tout cet argent à venir. Et peut-être se ferait-il enfin accepter par la secte! Il découpa le losange du périnée jusqu'à l'anus en tranchant muscles et ligaments. Il coupa allègrement la symphyse pubienne à la base du petit bassin, c'est-à-dire cette articulation fixe des parties inféro-antérieures des deux os iliaques.

Le cadavre qu'il mutilait ainsi était effectivement celui d'une hermaphrodite qui avait préféré garder les deux sexes, sans réellement choisir un ou l'autre. À onze ans, cette petite fille ni belle ni laide, née d'une famille très aisée financièrement, réalisa qu'elle n'était pas tout à fait pareille aux autres jeunes filles de son âge. Mais comme aucun médecin ne l'avait examinée auparavant, et devant l'incertitude de ses observations, elle ne parla de rien à ses parents. Et malgré leur harcèlement à vouloir lui donner une éducation de haute classe, elle développa des aptitudes pour les sports habituellement réservés aux garçons, tels le soccer, le hockey, excellant aussi en natation. Mais à quatorze ans, sa voix mua et des poils poussèrent sur son visage et sur sa poitrine non développée. Sa stature ressemblait à celle d'un garçon. Puis elle s'inquiéta de n'être pas menstruée. 

Pourtant attirée par les garçons, une gêne, voire une honte inexplicable l'empêchait d'avoir des contacts intimes avec eux. D'ailleurs, son physique d'allure masculin attirait peu les regards, et encore moins la convoitise sexuelle.

À cette époque, elle était gênée de son clitoris extraordinairement développé, comme un pénis totalement érectile entre ses grandes lèvres. Et juste sous le clitoris, tout au fond des petites lèvres fortement développées, se trouvait l'orifice de l'urètre, et l'entrée du vagin exactement comme celui d'une femme normalement constituée, mais beaucoup plus étroit.

Lorsqu'elle consulta finalement un médecin - elle était par ailleurs dotée d'une santé parfaite - celui-ci lui conseilla de faire enlever cet attribut masculin. Mais contre toute attente, elle refusa. C'est alors qu'elle décida, à 23 ans, de jouer les deux rôles: satisfaire un homme en le laissant pénétrer en elle, et satisfaire une femme en la pénétrant.

Sachant qu'elle ne pouvait avoir d'enfants - elle n'avait pas d'utérus - elle décida quand même de se faire faire un plus grand vagin. Par des exercices et des moyens mécaniques, elle réussit à allonger son pénis qui perdit cependant de la fermeté en érection.

Mais à cause de l'ambivalence des sexes, et déchirée par deux appels qu'elle ne pouvait satisfaire en même temps - et même si elle se sentait femme avant tout - son esprit s'étiola. Elle devint la proie des hommes qui trouvaient en elle la satisfaction de leurs fantasmes sexuels les plus pervers.

Tout cela se passait dans un village de province. Afin de l'éloigner de cette vie de misère, un parent fit en sorte qu'elle put s'installer en ville. Ainsi, elle put retrouver une paix qu'au fond de son coeur elle recherchait. Maintenant trop âgée pour recouvrer une certaine féminité, et rejetant, pour l'homme en elle, toute forme de rapport à caractère sexuel, elle passa volontairement pour un homme timide et réservé.

Mais toutes ces années de souffrances avaient amoindri son jugement, et toute forme de volonté. Elle resta par conséquent vulnérable à l'exploitation que les autres feraient de ses faits et gestes.

Il n'était donc pas étonnant qu'elle finisse telle qu'elle avait vécu, sans aucune possibilité d'identification.
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