mercredi 6 janvier 2021

Littérature française - La nausée

La nausée

Jean-Paul Sartre

Gallimard, Paris, 1969, [1939].

Coll. «Le livre de poche», 160.


(...) tous ces changements concernent les objets. 10

(...) qu'y a-t-il à craindre d'un monde si régulier ? Je crois que je suis guéri. 11

Ou bien c'est la fourchette qui a, maintenant, une certaine façon de se faire prendre, je ne sais pas. 13

(...) quand cet homme est seul, il s'endort. 16

Eux aussi, pour exister, il faut qu'ils se mettent à plusieurs. 16

Moi je vis seul, entièrement seul. 17

(...) je ne fixe rien, je laisse aller. 17

II est rare qu'un homme seul ait envie de rire : l'ensemble s'est anim6 pour moi d'un sens très fort et même farouche, mais pur. Puis il s'est disloqué, il n'est resté que la lanterne, la palissade et le ciel : c'était encore assez beau. Une heure après, la lanterne était allumée, le vent soufflait, le ciel était noir : il ne restait plus rien du tout. 18

(...) ces émotions inoffensives 18

(...) à la surface de la solitude, 18

Voilà : je glisse tout doucement au fond de l'eau, vers la peur. 19

Pour la première fois cela m’ennuie d’être seul. (Ajout 2017: Je voudrais parler à quelqu’un de ce qui m’arrive avant qu’il ne soit trop tard, avant que je ne fasse peur aux petits garçons. ) 20

(...) je n’ai pas pu ramasser un papier qui traînait par terre. C’est tout et ce n’est même pas un événement. Oui, mais, pour dire toute la vérité, j’en ai été profondément impressionné : j’ai pensé que je n’étais plus libre. 20

J’aime beaucoup ramasser les marrons, les vieilles loques, surtout les papiers. Il m’est agréable de les prendre, de fermer ma main sur eux ; pour un peu je les porterais à ma bouche, comme font les enfants. Anny entrait dans des colères blanches quand je soulevais par un coin des papiers lourds et somptueux, mais probablement salis de merde. En été ou au début de l’automne, on trouve dans les jardins des bouts de journaux que le soleil a cuits, secs et cassants comme des feuilles mortes, si jaunes qu’on peut les croire passés à l’acide picrique. D’autres feuillets, l’hiver, sont pilonnés, broyés, maculés, ils retournent à la terre. D’autres tout neufs et même glacés, tout blancs, tout palpitants, sont posés comme des cygnes, mais déjà la terre les englue par en dessous. Ils se tordent, ils s’arrachent à la boue, mais c’est pour aller s’aplatir un peu plus loin, définitivement. Tout cela est bon à prendre. Quelquefois je les palpe simplement en les regardant de tout près, d’autres fois je les déchire pour entendre leur long crépitement, ou bien, s’ils sont très humides, j’y mets le feu, ce qui ne va pas sans peine ; puis j’essuie mes paumes remplies de boue à un mur ou à un tronc d’arbre. 21 

(Annotation: dans la marge: Manie?)

 Je ne suis plus libre, je ne peux plus faire ce que je veux. 22

Les objets, cela ne devrait pas toucher, puisque cela ne vit pas. On s’en sert, on les remet en place, on vit au milieu d’eux : ils sont utiles, rien de plus. Et moi, ils me touchent, c’est insupportable. J’ai peur d’entrer en contact avec eux tout comme s’ils étaient des bêtes vivantes. 22

«...elle est nouée.» (la femme) Annotation: pas libre. 24

«... j'écrivais plus serré.» 25

(...) comme si on appelait beau ou laid un morceau de terre ou bien un bloc de rocher. 30

Ma tante Bigeois me disait, quand j’étais petit : « Si tu te regardes trop longtemps dans la glace, tu y verras un singe. » J’ai dû me regarder encore plus longtemps : ce que je vois est bien au-dessous du singe, à la lisière du mon31de végétal, au niveau des polypes. 30

Je m’appuie de tout mon poids sur le rebord de faïence, j’approche mon visage de la glace jusqu’à la toucher. Les yeux, le nez et la bouche disparaissent : il ne reste plus rien d’humain. Des rides brunes de chaque côté du gonflement fiévreux des lèvres, des crevasses, des taupinières. Un soyeux duvet blanc court sur les grandes pentes des joues, deux poils sortent des narines : c’est une carte géologique en relief. Et, malgré tout, ce monde lunaire m’est familier. Je ne peux pas dire que j’en reconnaisse les détails. Mais l’ensemble me fait une impression de déjà vu qui m’engourdit : je glisse doucement dans le sommeil.

Je voudrais me ressaisir : une sensation vive et tranchée me délivrerait. Je plaque ma main gauche contre ma joue, je tire sur la peau ; je me fais la grimace. Toute une moitié de mon visage cède, la moitié gauche de la bouche se tord et s’enfle, en découvrant une dent, l’orbite s’ouvre sur un globe blanc, sur une chair rose et saignante. Ce n’est pas ce que je cherchais : rien de fort, rien de neuf ; du doux, du flou, du déjà vu ! Je m’endors les yeux ouverts, déjà le visage grandit, grandit dans la glace, c’est un immense halo pâle qui glisse dans la lumière… 31

La Nausée n’est pas en moi : je la ressens là-bas sur le mur, sur les bretelles, partout autour de moi. Elle ne fait qu’un avec le café, c’est moi qui suis en elle. 34

Comme il est étrange, comme il est émouvant que cette dureté soit si fragile. Rien ne peut l’interrompre et tout peut la briser. 37

Et tout cela me menait où ? 39

Je vois l’avenir. Il est là, posé dans la rue, à peine plus pâle que le présent. Qu’a-t-il besoin de se réaliser ? 50

Meknès. Comment donc était-il ce montagnard qui nous fit peur dans une ruelle, entre la mosquée Berdaine et cette place charmante qu’ombrage un mûrier ? Il vint sur nous, Anny était à ma droite. Ou à ma gauche ?

Ce soleil et ce ciel bleu n’étaient que tromperie. C’est la centième fois que je m’y laisse prendre. Mes souvenirs sont comme les pistoles dans la bourse du diable : quand on l’ouvrit, on n’y trouva que des feuilles mortes.

Du montagnard, je ne vois plus qu’un gros œil crevé, laiteux. Cet œil est-il même bien à lui ? Le médecin qui m’exposait à Bakou le principe des avortoirs d’État, était borgne lui aussi et, quand je veux me rappeler son visage, c’est encore ce globe blanchâtre qui paraît. Ces deux hommes, comme les Nornes, n’ont qu’un œil qu’ils se passent à tour de rôle. 51 Annotation: Souvenirs qui s'effacent

(...) ni si ce sont des souvenirs ou des fictions. 52

Le passé, j’essaie en vain de le rejoindre : je ne peux pas m’échapper. 53

Je n’ai pas eu d’aventures. Il m’est arrivé des histoires, des événements, des incidents, tout ce qu’on voudra. Mais pas des aventures. Ce n’est pas une question de mots ; je commence à comprendre. Il y a quelque chose à quoi je tenais plus qu’à tout le reste – sans m’en rendre bien compte. Ce n’était pas l’amour, Dieu non, ni la gloire, ni la richesse. C’était… Enfin je m’étais imaginé qu’à de certains moments ma vie pouvait prendre une qualité rare et précieuse. Il n’était pas besoin de circonstances extraordinaires : je demandais tout juste un peu de rigueur. Ma vie présente n’a rien de très brillant : mais de temps en temps, par exemple quand on jouait de la musique dans les cafés, je revenais en arrière et je me disais : autrefois, à Londres, à Meknès, à Tokyo j’ai connu des moments admirables, j’ai eu des aventures. C’est ça qu’on m’enlève, à présent. Je viens d’apprendre, brusquement, sans raison apparente, que je me suis menti pendant dix ans. Les aventures sont dans les livres. Et naturellement, tout ce qu’on raconte dans les livres peut arriver pour de vrai, mais pas de la même manière. C’est à cette manière d’arriver que je tenais si fort.

Il aurait fallu d’abord que les commencements fussent de vrais commencements. Hélas ! je vois si bien maintenant ce que j’ai voulu. De vrais commencements, apparaissant comme une sonnerie de trompette, comme les premières notes d’un air de jazz, brusquement, coupant court à l’ennui, raffermissant la durée ; de ces soirs entre les soirs dont on dit ensuite : « Je me promenais, c’était un soir de mai. » On se promène, la lune vient de se lever, on est oisif, vacant, un peu vide. Et puis d’un coup, on pense : « Quelque chose est arrivé. » N’importe quoi : un léger craquement dans l’ombre, une silhouette légère qui traverse la rue. Mais ce mince événement n’est pas pareil aux autres : tout de suite on voit qu’il est à l’avant d’une grande forme dont le dessin se perd dans la brume et l’on se dit aussi : « Quelque chose commence. » 58 Annotation: L'aventure

Quelque chose commence pour finir  (Ajout 2017): l’aventure ne se laisse pas mettre de rallonge ; elle n’a de sens que par sa mort. 59

(...) et cependant la minute s’écoule et je ne la retiens pas, j’aime qu’elle passe. 59

Voici ce que j’ai pensé : pour que l’événement le plus banal devienne une aventure, il faut et il suffit qu’on se mette à le raconter. C’est ce qui dupe les gens : un homme, c’est toujours un conteur d’histoires, il vit entouré de ses histoires et des histoires d’autrui, il voit tout ce qui lui arrive à travers elles ; et il cherche à vivre sa vie comme s’il la racontait. En gras: souligné à l'époque. 60

Mais il faut choisir : vivre ou raconter. 60

Quand on vit, il n’arrive rien. 61

On a l’air de débuter par le commencement : « C’était par un beau soir de l’automne de 1922. J’étais clerc de notaire à Marommes. » Et en réalité c’est par la fin qu’on a commencé. Elle est là, invisible et présente, c’est elle qui donne à ces quelques mots la pompe et la valeur d’un commencement. 62 Annotation: Vrai, accentué par un long tiret et 2 astérisques

(...) c’était leur dimanche et non le mien. 80

Alors je sentis mon cœur gonflé d’un grand sentiment d’aventure. 80

(...) je vois qu’il m’arrive que je suis moi et que je suis ici ; c’est moi qui fends la nuit, 81

(...) je ne puis même pas concevoir que rien de ce qui m’entoure soit autre qu’il n’est. 81

(...) une certaine chose qui a besoin de moi pour naître. 82

Le passé, c’est un luxe de propriétaire. 96

(...) je n’ai voulu qu’être libre. 96

Est-ce que la Vie se serait chargée de penser pour eux ? 101

Voilà ce que c’est que leur expérience, voilà pourquoi je me suis dit, si souvent, qu’elle sent la mort : c’est leur dernière défense. 102 En gras: souligné par moi dans le texte

Le corps est là, au-dessus de ma tête. Je tournerais le commutateur : je toucherais cette peau tiède, pour voir. – Je n’y tiens plus, je me lève. Si le garçon me surprend dans l’escalier, je lui dirai que j’ai entendu du bruit. 108 Annotation: Le mort

Je cherchai autour de moi un appui solide, une défense contre mes pensées. 109

 C’est par paresse, je suppose, que le monde se ressemble d’un jour à l’autre. 112

Une véritable panique s’empara de moi. Je ne savais plus où j’allais. Je courus le long des Docks, je tournai dans les rues désertes du quartier Beauvoisis : les maisons me regardaient fuir, de leurs yeux mornes. Je me répétais avec angoisse : où aller ? où aller ? Tout peut arriver. 113 Annotation: Panique

J’allais être encore une fois rejeté dans la ville. 116 En gras: souligné à l'époque.

(...) je n’avais pas le droit d’exister. J’étais apparu par hasard, j’existais comme une pierre, une plante, un microbe. Ma vie poussait au petit bonheur et dans tous les sens. Elle m’envoyait parfois des signaux vagues ; d’autres fois je ne sentais rien qu’un bourdonnement sans conséquence. 122

N’étais-je pas une simple apparence ? 125

Nous étions trois soldats à faire la manœuvre dans cette salle immense. 130 Annotation: astérisque dans la marge.

(...)  qu’il a son double pour moitié. » 133

Qu’est-ce que je vais faire de ma vie ? 136

(...) j’étais oublié, délaissé dans le présent. 136

Mais moi, moi je n’étais pas sûr de l’avoir écrite. 137

(...) il était ce qui existe, et tout ce qui n’était pas présent n’existait pas. 137

Pour moi le passé n’était qu’une mise à la retraite : c’était une autre manière d’exister, un état de vacances et d’inaction ; chaque événement, quand son rôle avait pris fin, se rangeait sagement, de lui-même, dans une boîte et devenait événement honoraire : tant on a de peine à imaginer le néant. Maintenant, je savais : les choses sont tout entières ce qu’elles paraissent – et derrière elles… il n’y a rien. 137 Annotation: un astérisque dans la marge

M. de Rollebon était mon associé : il avait besoin de moi pour être et j’avais besoin de lui pour ne pas sentir mon être. 140

L’existence, libérée, dégagée, reflue sur moi. J’existe. (Alinéa)  J’existe. 141

C’est moi, ces deux bêtes qui s’agitent au bout de mes bras. (Ses mains) 141 Annotation: Prends conscience qu'il existe.

Ma pensée, c’est moi: 143

(...) si j’existe, c’est parce que j’ai horreur d’exister.

(...) je ne m’oublierai pas. Je serai là, je pèserai sur le plancher. Je suis. 144

(...) je ne pense pas donc je suis une moustache. 145

« J’existe parce que c’est mon droit. » 145 Annotation dans la marge de cette page: Pensées brutes

Il court se fuir, 146

MARDI Rien. Existé. 147 Annotation: un grand crochet

Pourquoi suis-je ici ? – Et pourquoi n’y serais-je pas ? 147

Je suis faible et seul, j’ai besoin d’elle. 148

Quelqu’un se soucie de moi, se demande si j’ai froid ; je parle à un autre homme : il y a des années que cela ne m’est arrivé. 148

(...) j’existe, c’est tout. Et c’est si vague, si métaphysique, cet ennui-là, que j’en ai honte. 151

(...) je suis un homme et des hommes ont fait ces tableaux… 155

(...) est-il absolument nécessaire de se mentir ? 158

(...) aucune raison d’exister. 159

Il faut manger ça. Annotation : indifférence

(...) je ne crois pas en Dieu ; son existence est démentie par la Science. Mais, dans le camp de concentration, j’ai appris à croire dans les hommes. 162

(...) j’étais froid 163

(...) l’humanisme reprend et fond ensemble toutes les attitudes humaines. 167

Vous voyez bien que vous ne les aimez pas, ces deux-là. Vous ne sauriez peut-être pas les reconnaître dans la rue. Ce ne sont que des symboles, pour vous. Ce n’est pas du tout sur eux que vous êtes en train de vous attendrir ; vous vous attendrissez sur la Jeunesse de l’Homme, sur l’Amour de l’Homme et de la Femme, sur la Voix humaine. 169 Annotation dans la marge: critique des humanistes

C’est vrai qu’ils ne savent pas, eux, qu’ils existent. 172

Mais ma place n’est nulle part ; je suis de trop. 172

Je sens ce manche de bois noir. C’est ma main qui le tient. 173

 J’existe – le monde existe – et je sais que le monde existe. C’est tout. Mais ça m’est égal. 173

Il y a bien assez de choses qui existent comme ça. 174

(...) je suis au milieu des Choses, les innommables. 177

(...) mais je ne la subis plus, ce n’est plus une maladie ni une quinte passagère : c’est moi. 179

 (...) j’étais de trop pour l’éternité. 182

Exister, c’est être là, simplement ; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire. 185

Ils n’avaient pas envie d’exister, seulement ils ne pouvaient pas s’en empêcher ; voilà. 188

(...) l’existence est un plein que l’homme ne peut quitter. 189 Annotation: astérisque dans la marge.

(...) pour imaginer le néant, il fallait qu’on se trouve déjà là, 190

(...) ce néant n’était pas venu avant l’existence, 190

(...) étonné devant cette vie qui m’est donnée – donnée pour rien. 213

Je suis libre : il ne me reste plus aucune raison de vivre, 219

Mais que faut-il recommencer ? 219

(...) je vais me survivre. 220

Exister lentement, doucement, 220

(...) ils ont l’extrême sottise de faire des enfants. 222

C’est de l’existence que j’ai peur. 224

Qu’on me donne quelque chose à faire, n’importe quoi… 242

(...) faire quelque chose, c’est créer de l’existence – et il y a bien assez d’existence comme ça. 242

Numérisation: Pierre Rousseau - © 2019

Archives Pierre Rousseau

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