dimanche 7 février 2021

Mes écrits Divers - Lorsque je quittai mon appartement (1970)

Texte écrit à Montréal, le 11 janvier 1970.

(Il existe un original dactylographié)


Lorsque je quittai mon appartement de gagne-petit et mis le pied sur le trottoir, un vent glacial me gifla. Qu’avais-je à faire de ce froid? Que venait-il faire dans ma vie? Son existence était aussi inutile que la mienne. Je relève le col de mon veston. Beaucoup de circulation sur la rue Sainte-Catherine. Et partout de la neige dure comme du roc. Quelques passants, des magasiniers sans doute, sortaient des magasins, et s’engouffraient dans d’autres, fuyant précipitamment la congélation. Ceux qui bravement restent plus longtemps le nez dehors se retrou­vent avec l’appendice facial plus rouge qu’une cerise d’auto de police.

Mais je m’en crisse comme de la première taloche de mon père. J’ai terriblement froid. Sacrament d’hivers. Rien que bon à vous faire souffrir, surtout quand on est pas assez habillé comme moi en ce moment, pis qu’on a pas assez de vitamines dans le corps comme moi. Le froid est là, dans le mois de décembre, on peut pas l’enlever, y existe, on peut rien y faire. C’est pour ça que je m’en balance des oreilles, des pieds, pis des mains gelées. J’ne peux pas les couper pis les mettre dans un sac en plas­tique. Mais je me dis que si j’ai fret aux pieds, j’ai le coeur chaud, amoureusement chaud que je me dis. Si au moins elle avait compris ça. Mais mademoiselle voulait pas faire l’amour dans une chambre où y faisait 50 degrés. Je l’aurais bien réchauffé, moi. On aurait eu chaud tous les deux, bouche à bouche, poitrine a poitrine, ventre à ventre. Mainte­nant, elle est partie. Fi, plus de fille. Volatilisée, pulvérisée, anéan­tie. Comme ma foutue de vie. Mais elle, elle va se rematérialiser dans une autre vie, dans les bras d’un autre macaque (non, faut pas être méchant: disons dans les bras d’un autre garçon; chanceux garçon, puis­se-t-il être plus heureux que moi).

(silence)

Maudit vent. Y fait ben 20 en bas de zéro. (rire) En pied de bas. En bas du nombril. De haut en bas, de bas en haut. D’avant en arrière ou d’en arrière en avant? Je monte en bas, ôtez-vous de là, c’est glissant en pied de bas. J’ai oublié mes souliers troués chez Denise, hier soir, au pied de son lit que je n’ai jamais connu, que je ne connaîtrai jamais. Maudite vie. Tiens, un chat qui me glisse entre les pieds. Sans exprès, j’y écrase une patte. Y miaule à tue-tête, s’éloi­gne en peu, pis revient près de mes pieds, Tu as faim? Moi aussi. On est au même niveau. Mais non, je suis plus haut que toi. Toi, t’as pas connu les yeux, les cheveux, les mains de Denise. Et qui sait, peut-être. Peut-être qu’elle t’a pris dans ses mains, tenu sur sa poitrine jeune, comme j’aurais voulu poser ma tête. Peut-être qu’elle t’a caressé avec ses mains si fines, si douces. Maudit que je déteste les gens qui donnent toute leur affection aux animaux: si toute l’affection qu’on donne aux animaux, ils le donnaient aux êtres humains, tout le monde de la ter­re serait heureux. Mais, à te regarder, je ne pense pas que Denise t’a pris dans ses bras. T’es un sale chat de gouttière. Denise, elle ne prend que le meilleur. Elle ne se contente pas des rebuts, des restants. Elle est distinguée, Denise. Je lui balance un coup de pied: y disparaît dans une ruelle sombre en miaulant. Y me passe un frisson dans le dos. Do do, l’enfant do, l’enfant dormira bientôt. Moi, j’en connais un qui dormira bientôt, et pour longtemps. «It’s a long time.» Maudit, y faut pas que je me nette à parler en anglais, chu séparatiste, terroriste, anarchiste, mais pas étudiant, y me manque quelque chose. Chu pas dedans à cent pour cent. Encore un pouce. Bon sens, sens-tu que ça vient? Ça vient d’s’éteindre. Éteint le feu, ça sent le brûlé. Étienne Brillé. Qu’ossé qui vient faire dans ma tête ce macaque-là. Je ne le connais pas. Vis je veux pas le connaître non plus, y est trop tard, Y est mort. 

Eaton, le magasin Eaton en face de moi. Y tonne jamais en hi­ver. Maudite farce plate, magasin de cocus. L’argent entre à pleines portes: les portes de la rue Sainte-Catherine, University, pis les deux autres, mais par où qu’à sort? Moi je le sais pas. Je me doute qu’un Anglais empoche le tout et dépoche le tout en Floride ou aux îles Bahamas. Saleté. Pis ceux qui meurent de faim, eux autres? Sans commen­taires. Crisse de vie. Maudit que les gens sont pressés. Y aurait pu se tuer, ce macaque, à traverser la rue comme ça, en courant. Y est pas encore au courant que les totos ça fait bobo aux petits nonos. No, I don’t know. You don’t know? Oh, comme c’est malheureux. Pauvre petit mossieu, y savait pas. Y vas-tu avoir de la grosse peipeine? 

La lumière rouge éclate devant moi. Comme une automate, bang, je m’arrête. Ça fait parti d’un règlement municipal: le piéton ne doit pas traverser sur une lumière rouge, même s’il voit rouge, même les Peaux-Rouges, si y en reste, si on les a pas tous tués. On va à la chasse aux Peaux-Rouges, tu viens? Attend, je prends mon 12 pis mon chapelet, en cas que je pourrais le convertir avant de le tuer. Sacramant que ça m’écœure. Pourquoi tuer? Pourquoi? Pourquoi? Pourquoi? ... « Pourquoi donc as-tu brisé mon cœur? » V’là que je chante. C’est vrai que j’ai toujours aimé chanter. Mon cœur est rempli de chansons. Gaies pour les parties, tristes quand je m’ennuie, amoureuses quand je suis, pardon, quand j’étais avec elle. De belles chansons, même que je lui on ai composées. Moi je les trouvais bien belles. Parce que j’avais pas copié. C’était vraiment de moi, j’avais fait quelque chose de positif. J’étais un artiste, un petit artiste, c’est vrai, mais j’étais fier de moi. C’est beau des chansons. Moi j’en chantais toujours de ma vieille voix fausse. Mais je lui disais: si je chante mal, c’est pas important, ce sont des mots qui viennent du cœur. J’étais heureux quand je chantais et qu’elle me regardait en souriant. Mais…

Je mets le pied dans la rue. La lumière est rouge. Une auto me frôle en klaxonnant. Je hurle: maudit cannibale empaillé, c’est pas toi qui décide si je dois mourir, c’est moi tout seul. Tous les gens me regardent. Je leur fais un sourire d’idiot. Vexés, y se retournent. Tous sauf une jeune fille à l’arrêt d’autobus. Elle me regarde. Je la regarde. Nous nous regardons. Elle est jolie. Oui, très jolie. Elle a l’air d’avoir froid. Moi j’aurais de quoi la réchauffer. À peut bien avoir froid avec ce mini-manteau qui laisse la moitié des cuisses à l’air. Sacrament, elle a remarqué que je lui regardais les cuisses. Voilà, elle ne me regarde plus. Mon cœur fait un bon vertigineux. J’ai le goût de lui crier : regarde-moi encore, j’ai besoin que l’on me donne quelque cho­se. Donne-moi ton regard. Je me sens si seul, tellement seul. Tout seul comme un pauvre petit enfant abandonné, Je saurais t’aimer, tu sais. Ten­drement, je te dirais « Je t’aime ». Si tu aimes cela, je te chanterais mes chansons, pas les mêmes que celles de Denise parce que ceux-là y sont à elle seulement. Je t’en composerais d’autres avec les mots que tu m’ins­pirerais, et elles seraient belles, j’en suis certain. Tends-moi la main. Pourquoi tu ne veux pas? Je ne suis pas un salaud. Je ne cherche pas seulement à coucher avec toi. Je peux t’aimer vraiment, pour toi-même. J’ai un cœur même si je suis un garçon. 

Ça fait deux coins de rue que j’ai dépassé la fille. Elle ne doit plus penser à moi. Elle m’a regardé comme une bête curieuse, puis elle s’est tannée. C’est simple. Et je me retrouve tout seul sur la rue, entre les passants que je bouscule et qui me bousculent. Un coup d’épaule à droite, un coup d’épaule à gauche, serrez main droite, serrez main gauche, et swingnez-la su ce plancher-là. Youpi. Un p’tit tour à droite, un p’tit tour à gauche. Attention à la lumière rouge, attention au gros ca­mion. Domino les femmes ont froid. Maintenant, une valse, la valse des nez gelés. C’est dans les bras du vent que je me sus gelé la première fois le nez sur la rue au coin de Peel et Sainte-Catherine. Non, c’est trop triste. Aujourd’hui, on pleure en riant. Y faut que ça swing. Au Viet Nam, y on trouvé un bon moyen: y mette une grenade en dessous des pieds d’un jaune: le gars danse veut, veut pas. Ce truc, c’est Made in USA, la grenade est Made in Canada et le jaune est Made in China. Comme ça tout le monde participe au grand carnaval. « Carnaval Mardi gras, Car­naval, au Viet Nam c’est tout un festival. » Monsieur a-t-il sa carabine? Oui, alors très bien. Vous, vous tirez sur tout ce qui bouge, car tout ce qui bouge est indécent, donc tu le descends. Cent jaunes de tuer, et un Américain qui est mort en glissant sur une pelure de banane. Pauvre gars, c’est un héros, faire face à cent ennemis, surtout avec ses tonnes de bombes qui tombent non loin. Y est mort en faisant son devoir, su’ le cul, en plein carnaval, à cheval sur une jaune dont y vient de tuer le mari. Tabarnaque de vie. J’ai mon criss de voyage. M’a faire mon dernier voyage. « Au bout de mon voyage, que vais-je trouver, mourir est un vieux pont d’où je vais sauter. » « J’ai fait une chute, une criss de chu­te sans parachute. Pis là chu r’parti en l’air, pis là j’ai atterri dans sluch, dans l’scotch d’une shot. On revient toujours, quand on revient pas, c’est qu’on ai pas parti. Je me dis adieu, mais je reste ici, Sacré Vigneault. Toi, t’es un vrai poète. Je connais toutes tes chansons. Non, y fait pas que je te mente, t’es mon copain que je n ai jamais vu, mais que j ai souvent entendu. Je veux dire: je connais plusieurs de tes chansons. Tu m’as souvent tiré d’un mauvais pas. Tu sais...

Oups, j’heurte un petit enfant. Je ne l’avais pas vu. C’est une petite fille. Elle me regarde un instant, puis tourne les jeux vers la vitrine où elle admire une poupée qui marche toute seule. C’est vrai, c’est bientôt Noël. C’est beau Noël... J’ai pas une cenne. Maudit, j’aimerais ça entrer dans le magasin, dire à la vendeuse: je voudrais cette belle petite poupée qui marche toute seule dans la vitrine. Elle irait la chercher, voudrait l’envelopper, mais je l’empêcherais: non que je lui dirais, pas besoin de la cacher. Elle me la donnerait en disant : c’est pour votre petite fille? Oui, pour ma petite fille. Et elle sourirait devant mon air attendri de papa. Et je sortirais dehors, et je verrais la petite fille triste de ne plus voir sa poupée dans la vitrine, et croyant l’avoir perdue pour toujours. Et moi je m’approcherais d’elle et lui dirais: Bonjour. Elle me regarderait, et moi, lente­ment, avec un grand sourire, je sortirais la poupée de derrière mon dos et la lui tendrais. Elle la prendrait dans ses petites mains, ne réali­sant pas tout de suite. Et soudain, son visage s’illuminerait de joie devant la réalité. Et elle la serrerait sur son cœur. Elle me regarde­rais, et verrais mes larmes, et verrais que je suis heureux. Et me dirait: merci Monsieur. Et... Et... 

Je pleure. Les larmes coulent sur mes joues. Elles gèlent dans ma barbe de quelques jours. J’accélère le pas. Les gens croient que c’est le froid qui me fait pleurer. Ils ne savent pas. Mon Dieu, pardonnez-leur car ils ne savent pas ce qu’ils savent. Y sont pas savants, moi non plus d’ailleurs, mais ce que je sais, je le sais. Je renifle. Ça m’agace. Je sors mon mouchoir, me mouche bruyamment, tant pis pour les voisins. Je me sens mieux, et puis j’ai moins froid. Au coin de Bleury, bang, les deux pieds me partent et je me ramasse sur le cul avec les passants qui rigolent, sans même s’occuper de moi. Je me suis fait très mal à la hanche droite. Sacramant, c’est ben le temps de me blesser. J’essaie de me mettre debout. Soudain, une main ferme saisit mon bras et en un rien de temps, je suis debout, bien d’aplomb. C’était moins pire que je ne croyais. Le monsieur a déjà traversé la rue et je ne lui. J'ai même pas dit merci. Estie. Je lui cri: merci monsieur. Il se re­tourne un bref instant, me sourit et continue son chemin. J’ai le goût de lui crier: hé, minute, revenez, nous allons être de bons copains. Non, je ferme ma gueule. Ça ne se fait pas. Je me remets en marche. Rue Bleury, le ciel est bleu, j’ai un bleu sur la hanche droite, yeux bleus avec les bleus, de bons bleuets bleus bien bons, « bleu, bleu, bleu, le ciel du Québec ». Un bec à madame bec sec. Sec çé ça? Alouette, gen­tille alouette, je te plumerai une allumette, viens que je me mette. Tiens la Place des Arts, la place des autres comme dirait l’autre. Vos cennes s’il vous plaît. Vous en avez pas? Allez donc faire un tour sur la main. Port-Royal. Maisonneuve. Théâtre pour personne instruite. Tarif spé­cial pour étudiant. Mais chu pu étudiant. Maintenant, j'étudie la vie, mais j’sais pas comment étudier, comment faire mes devoirs, pis chu écœuré de l’école. Chu tout seul dans ma classe, pis le prof est ja­mais là. Une classe sans copains, c’est comme une pièce de théâtre sans acteurs. Mettez vos masques quand vous sortez, quand vous rencontrez des gens qui ont eux aussi des masques: une grande mascarade. Vous êtes exquise, madame la marquise. Tout va très bien madame la marquise sur la banquise. Vous partez la dérive, dans ce cas faites donc la dérivée de ce problème insolublement insoluble: un individu sans masque plus une fille démasquée est égale à la limitation des naissances multipliée par une chambre froide plus un adieu plus une porte fermée le tout divi­sé par un cadavre. Voilà la marquise qui sombre. Glou, glou, glou. Prendre un p’tit coup c’est agréable, prendre un gros coup ça rend l’es­prit malade. Qui veut me donner un petit coup de pied dans le cul, comme mon père le faisait devant les invités. Criss de vie. V’là la main, la rue Saint-Laurent. Bonjour madame la prostituée, comment va votre sexe? Un peu agrandi par l’usage abusif? Combien de fois réussissez vous à mouiller votre culotte en une journée? J’vous comprends pas que vous fassiez ce sale métier, Bonjour monsieur l’pauvre type qui déambubulé devant un restaurant de hot-dogs et de patates frites. Comment va votre vie? Mal? Ca fait-y si mal que ça? Pourquoi vous rester en vie? Pourquoi vous vous tuez pas? Qu’est-ce que vous espérez encore dans la vie? Je vous comprends pas. Bonjour monsieur le flic. Flic flac, veux-tu avoir une claque pour le coup de matraque que tu m’a donné sur le bord de la trac avant que ça craque en tabarnak. Je vous en veux pas monsieur l’agent, vous faites partie des bonnes gens, ceux qui ont une job, de l’argent, du détergent, pour se laver les mains. Artic Power, excel­lent pour laver les ours polaires qui ont polaire plus fous que les ours mal léchés des comics à la TV. Voilà le Cinéma Français qui passe des films de sexe. Les gens aiment, ça les défoule. Y se prennent pour le personnage sur l’écran et quand y sortent après le film, bandés comme une fusée Saturne V que j’ai vu à La TV l’autre jour, y sont convaincus qu’y ont couché avec une femme. Maudite vie. 

Des boutiques. Tic nerveux. Tic, tac, tic, tac, une montre, un cadran dans ma tête, les dernières secondes à vivre: tic, tac, tic, tac. Je me demande qui a bien pu remonter ce maudit cadran que j’ai dans la tête. Sûrement pas mon père, y a jamais su rien faire de ses dix doigts. À part ça, qui me dit que c’est mon père? Hein? On peut pas en être abso­lument certain. Non, jamais de notre vie. On accepte, faut bien. Mais des fois on aimerait bien changer de père. Rue Saint-Denis. Tout le mon­de débarque, excepté moi. Moi, je continue jusqu’à Papineau. Y fait un froid de canard, couac, couac, j’en ai la chair de poule catcatcat. Je vois du monde qui monte en file indienne dans l’autobus. Je les suis. Mon dernier trente cennes tombent dans la botte. Klink. Je prends une correspondance. Ça peut servir, si tout à l’heure je tombe sur un autobus je ne serai pas hors la loi, j’aurai payé ma place. Une seule place de libre à côté d’une jeune fille. Je n’assis. Je colle mon genou sur son genou. Elle ne réagit pas. Un contact humain. Je sens une étran­ge joie. Quelqu’un me touche sans frémir, sans reculer. Je me tasse un peu plus près d’elle. Elle réagit. Elle se lève et reste là, indifférente, vexée. J’ai l’air fin. Tout le monde me regarde. Bon, bon, OK, je m’en vais. Je descends au prochain arrêt. Tiens la station de métro Berry-Demontigny. J’arrive bientôt chez Dupuis. Avez-vous trouvé le fond du puits? Et puis après? Et puis après... Et puis après....après vous mademoiselle. Acceptez que je sois galant. Vous êtes bien jolie. Ça me ferait tellement plaisir de vous faire plaisir. Donnez-moi votre sourire.

Ça y est, je pleure encore. Maudit braillard. C’est pas beau pleurer qu’on me dit depuis que j’ai cessé de téter. Les petits garçons ne pleurent pas. Mais je suis grand maintenant. C’est vrai. Donc j’ai le droit de pleurer. Je laisse le robinet ouvert. Les larmes coulent com­me de petites perles de misère humaine. En voulez-vous une madame. Et vous monsieur? Et vous jeune fille? Ça ne coûte rien. Ça goûte par exemple. Le sel. Le sel, c’est telle­ment humain. Je vous donne un peu d’humanité. C’est moi. On devrait conserver toutes les larmes de chacun, les mettre dans une petite boule de verre, et chacun porterait à son cou, une petite partie d’humanité, de misère humaine, de chagrin. Si j’avais parlé de ce projet à Denise, elle m’aurait ri au nez. Elle, ce qu’elle voulait, c’est vivre, s’amu­ser, jouir. Je vois encore son grand sourire devant le bonheur. Elle s’est vite fatiguée de moi. Que voulez-vous? Le bonheur, y m’aime pas ben gros. Cinéma Electra. Encore des films de sexe. Et des petits enfants qui mettent leurs mains sur les seins en papier d’une actrice courtement vêtue, ou pas vêtue pantoute, ou qui essayent d’imiter les enlacements passionnés d’un couple apparaissant sur les photos. Y connaissent pas encore la vie, ces jeunes bambins. Attendez d’avoir mon âge (20 ans), vous verrez que les films, c’est de la fiction, ça n’arrive jamais. Y faut pas rêver, surtout en couleur. Y faut vivre sa vie, sans rien atten­dre d’extraordinaire. Mais y faut toujours espérer en quelque chose, en quelqu’un surtout. Tout s’arrange, rien n’est jamais aussi pire qu’on le croit à première vue. C’est l’espoir qui tient les hommes en vie. Quand on perd tout espoir, c’est la mort par suicidation, comme moi aujourd’hui. Criss de vie. Y faut naître pour mourir. Naître, pourquoi? Naître. Ça me rappelle une chanson de Ferrat: il m’a fallu naître, et mourir s’ensuit, j’étais fait pour n’être, que ce que je suis, une saison d’hommes entre deux marées, quelque chose comme un chant égaré. C’est beau, de belles chansons avec des mots qui veulent dire quelque chose. Ça réchauffe le coeur. Et moi qui aime tant chanter la chanson de Ferrat: « que c’est beau la vie ». Et voilà que je me prépare à la quitter, cette foutue vie. C’est vrai que, quand je chantais ça, c’était en d’autres temps, en d’autres lieux. Maintenant, tout est changé. Les gens qui disent que la vie est un perpétuel recommencement sont de maudits menteurs. Y ont pas vraiment vécu leur vie. Y ont jamais es­sayé de changer, de changer, de construire, de se transformer. De fai­re de petites choses, même insignifiantes, du moment que c’était vrai­ment personnel. L’enfant y a mis toute son âme, toutes ses connaissances pour lui ce dessin veut dire quelque chose, c’est pour ça que c’est précieux. C’est nous même qui la faisons, avec les bagages que nos parents nous ont donnés en naissant, et les bagages que nous avons ramassés sur les chemins de nos jeunes années. Et rendu adulte, y faut tout mettre ça en ordre, et faire quelque chose de bien. Mais maintenant, je m’en crisse. J’ai perdu tous mes bagages. Y me reste plus rien, j’peux pas aller bien loin. Je vas me rendre jusqu’à rue Papineau. Là, ce sera la fin de mon voyage, je vois très bien le pont Jacques-Cartier, le pont de celui qui a découvert le Canada. Pourquoi qui est venu icit ce macaque-là? Les Indiens étaient très bien, tous seuls, avec leurs campements, leurs ani­maux, leurs forêts, leurs squaws. Maintenant, y reste presque plus rien. Les restants sont stockés dans des réserves à crapauds. Maudits que les hommes sont inhumains. Je comprends pourquoi je veux les quitter, les dégueulasses. Qui s’entretuent à qui mieux mieux, qui se lancent des bombes sur la tête, des grenades sous les pieds, mais sans moé. Maintenant, je m’en crisse, je m’en balance. Je m’en vas. Mais maudit que ça me fait de la peine de quitter du beau monde comme ces deux jeunes filles qui marchent devant moi. Elles parlent, elles rient. Je m’enivre de leurs rires de jeunes filles. C’est beau. Je m'approche, triste. Elles me voient et se taisent. Avec un gros soupir, je les dépasse, voilà, j’ai encore fait une gaffe. Le leur fait peur. Je veux ben croire que chu pas ben habillé, que chu dépeigné, mais bon sens j’ai un cœur, j’ai des sentiments, je suis un être humain. Je suis humain. Je sais que je ne peux pas plaire à tout le monde, mais quand même, respectez-moi, ne me faites pas la grimace, ça me fait beaucoup de peine que vous me regardiez avec de gros jeux. J’accélère le pas. Je suis gelé. Y fait fret au Québec. Les hivers sont longs. Youppi, on va faire du ski. J’ai de beaux skis tout neufs que je viens d’acheter, pis une belle auto pour monter dans le nord, pis de l’argent pour louer un chalet à flanc de montagnes. On va ben s’amuser en fin de semaines. Venez les filles, venez les gars. J’ai du bon vin blanc pour nous réchauffer entre deux descentes. Maudit, je rêve encore. Mais j’aime rêver, j’ai toujours rêvé, pis je rêverai toujours, même mort. Ma seule liberté à moi c’est de rêver. Là chu complètement libre. La liberté totale. Maudit chu gelé jusqu’à l’os. Chu mieux d’entrer dans un restaurant, sinon, quand je vais tomber du pont, je vais me casser comme un morceau de verre, et les croque-morts vont prendre du temps à rassembler les morceaux. J’entre dans le portique d’un restaurant. Je ne fouille dans mes poches, même pas une cenne pour me payer un café. Tant pis. Je m’assis à une table. Je tremble comme... Pour vous monsieur? La serveuse est jolie. Pour moi? Un verre d’eau chaude, j’ai pas une cenne. Elle me fait un grand sourire et tourne les talons. À va sûrement chercher le patron, qui lui va me mettre dehors. Quelques instants après, elle revient avec une tasse de café. Elle dit: voilà votre eau chaude, je me suis permis de mettre un peu de café, du lait et du sucre. J’en reviens pas. Elle me le donne. Y a encore des gens gentils sur la terre. J’ai envie de pleurer. Je lui ai un merci qui vient du fond du coeur. J’aurais envie de lui faire un long discours de lui dire tout ce que je ressens. Elle serait ma confidente, je serais son confident. Nous nous assoirions l’un en face de l’autre, devant un bon café fumant, et nous parlerions, parlerions longtemps, très longtemps. Elle me connaîtrait, je la connaîtrais. Elle m’aimerait, je l’aimerais Nous nous marierions et nous aurions beaucoup d’enfants. Comme dans les contes de fées. Comptes-y pas trop mon p’tit gars, voilà la serveuse qui tourne les talons et va servir un autre client. Le charme est rompu, mon coeur aussi. Je reverrai bien toujours. Les contes de fées, c’est beau, mais pas réalistes, voilà leur grand défaut. Mon café est fumant, je prends le sucrier et verse du sucre dans ma tasse, sans arrêt, jusqu’à ce qu’une petite montagne apparaisse au-dessus du café. Un café sucré, le café déborde, tombe dans la soucoupe, sur la table, du café sur mes genoux, du café sur le plancher, du sucre dans le café, du café dans le sucre, les doigts dans le café, les yeux au plafond, les pieds dans les plats. Je me sens étourdi, tout chancelle, celle, elle, elle, elle, Denise. 

J’ai dû m’évanouir. Tous ces gens qui se pressent autour de moi. La tasse renversée. Une serviette d’eau froide sur le front. Le visage de la serveuse, tout près de mon visage, tout près, immense, gigantesque. Brusquement, en bousculant tout, je me lève et je me retrouve sur le trottoir. Je cours à perdre haleine, jusqu’au prochain coin de rue. La rue Papineau. Tout près du pont, le beau pont Jacques-Cartier. Quartier-maître, ne vois-tu rien venir? Même pas une île d’espoir. Désespoir. De bonnes poires jaunes, juteuses, souffreteuses, malheu­reuses, tortueuses comme ces petites Tortues, le tort tue, sors-tu? Tutu des petites ballerines, balles de tennis, balles de fusil. Les prisonniers fusillés, par ordre, par désordres, des cordes de loups justiciers, juste dans le millionnaire avec son petit million de coups de couteau dans le dos, dans l’eau, d’en haut. Mon Dieu que c’est haut d’en bas. La vie a ces hauts et des bas, moi j ai rien que des bas troués. Ça vous dérange. Non, tant mieux. Oui, tant pis. Moi j’existe, c’est pas de ma faute, Chu là, y faut me prendre, me pendre, mais si tu veux que je me pende au grand hunier, au grand hunier. Encore une chanson de Vigneault dans la tête. J’ai des tas de chansons dans la tête, « mets ton chapeau de rêve et de conquête et prends le bras de ton meilleur ami ». J’ai pas d’ami v’là. J’ai tout appris de toi sur les choses humaines « et j’ai vu désor­mais le monde à ta façon, j’ai tout appris de toi pour ce qui me concerne qu’il fait jour à midi qu’un ciel peut être bleu »… ça c’est un sacrée belle chanson. Je me dis que quelqu’un qui connaît ces chansons-là peut pas très méchant. Ferrat: « Qui parle de bonheur a souvent les yeux tristes, mais c’est pas un sanglot de la déconvenue, une corde brisée au doigt du guitariste, et pourtant je vous dis que le bonheur existe ailleurs que dans le rêve, ailleurs que dans le rêve ». Maudit que je suis fou, je chante des chansons, j’y crois, mais j’ai met pas en pratique. Peut-être que le bonheur a les yeux tristes, mais y existe quand même, on le prend comme y arrive. Arrive en ville mon gars. Réveille-toi. T’es un homme ou non? T’as du cœur ou t’en as pas? C’est à toi de ré­pondre. Tu décides de ta vie, tout de suite. T’as plus de temps à perdre. Je suis juste en dessous du pont. Y faut que je fasse un détour cour monter dessus. J’ai pu le courage, j’ai jamais eu de cou­rage. Je suis un dégonflé. J’ai jamais rien fait jusqu’au bout. Je suis un dégueulasse, comme de la mélasse. Tout le monde s’y empêtre, si colle, sacre, me maudit. Chu une tache, je salis tout. Faut que je me nettoie ou que je disparaisse. Je marche vers l’entrée du pont. J’ai jamais été ben bon nettoyeur. Pis chu tanné, écoeuré. J’aspire au néant comme un aspirateur attire la poussière. Tu es poussière et tu retourneras en poussière. J’veux surtout pas faire mentir le gars qui a dit ça. Ses paroles ont servi à quelque chose. Y en a pas qui font des montagnes avec des riens, moi je fais des riens avec des montagnes. Y a quelque chose qui va pas en moé. Non, quelque chose qui colle cas. J’ai pas de la bonne colle. Y faudrait bien que j’arrête à la pharmacie acheté de la colle, mais y est trop tard, j’ai pu une cenne. Alors, je vais décoller du haut du pont. En chute libre. Attention en bas, une bombe humaine arrive. Watch the step. Attention à la marche. La marche est haute. Je monte sur le pont, sur le petit trottoir, entre les garde-fous qui gardent personne. Un petit saut, et je peux facilement être de 1’autre côté. Sont idiots les gens, y mettent des morceaux de métal pour garder des êtres humains. L’acier, ça ne prend cas de décision, c’est inerte. Si au moins les poutres d’acier m’encerclaient de leurs bras de métal et me retiendrait en disant: non tu ne sauteras pas. Moi, j’en serais tellement surpris si ça arrivait que je me suiciderais. 

Voilà, chu rendu à la place idéale. Ouste au-dessus de la rue Notre- Dame. Notre‑Dame, priez pour nous, pauvre suicidé. Faire suivre à la nouvelle adresse, l’autre bord. Je vois le centre-ville avec ses gratte-ciel dans les nuages, et le Mont-Royal, l’immense ciel d’un bleu tendre. Et le soleil étoile faible qui perce difficilement le froid. C’est une belle journée pour mourir, en plein soleil, un soleil glacial. En bas, juste au-dessous, de petites autos circulent innocemment, et des gens pressés courent sur les trottoirs, petits comme des fourmis. Soudai­nement, je me sens à part, très haut, au-dessus de tout. Il me semble que j’observe un autre monde du haut d’un engin spatial. Il me semble que j’observe (un autre), qu’il y aurait beaucoup de choses à étudier dans ce monde. Il semble si bizarre, ces drôles de gens qui vivent, et qui ne pensent pas à la mort. Je serais curieux de connaître leurs es­poirs, ce qu’ils font, ce qu’ils aimeraient faire. Je deviendrais so­ciologue. J’étudierais ce monde étrange, leur mode de vie, leurs occupations, leurs chagrins et aussi leurs joies, car il doit bien exister des joies, du bonheur dans ce monde étrange. Je jouerais au voyageur qui arrive dans un nouveau pays inconnu et qui s’intéresse, interroge, questionne les habitants et les gens, gentiment, voyant que c’est un étranger, le renseignent, lui donnent des indications et le brave gars s’enrichit aux nouveaux contacts, et il est heureux de vivre, parce qu’il apprend, il comprend, il comprend la vie, qu’elle vaut la peine d’être vécue. Et il parcourt de nouveaux pays, et il comprend mieux, et plus. Et il ne pense cas à se suicider. Et moi, du haut de mon pont, comme un sacré imbécile, la tête penchée au-dessus du vide, je pense à ça sans réagir. Il me semble que je suis vidé. Non, plutôt que j’ ai quelque chose dans la poitrine qui m’oppresse. Je me tourne vers la rue, et sur le bord, je vomis un bon coup. Sacramant, ça fait du bien. Je me retourne vers la ville. Estie, attend moi, j’arrive, monde étrange et inconnu. M’en vas te disséquer, t’étudier, te connaître. M’en vas vivre ma vie comme un homme, comme un être humain. M’en va rencontrer d’autres jeunes filles, je sais maintenant qu’il en existe de gentilles, qui n’attende qu’un garçon gentil comme moi. Chu pas parfait, mais j’ai du bon. Comme chaque personne a du bon en elle, mais le drame, c’est qu’elle l’ignore. Mais moi, je m’en vas leur dire. Attendez-moi, j’ar­rive. Je m’en viens vivre.

Numérisation: Pierre Rousseau - © 2021
Archives Pierre Rousseau
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