mercredi 26 décembre 2018

Petits textes à revoir - Échographie

Extrait de Petits textes à revoir, (Pierre Rousseau, 2000).

Échographie

Je parle à X, mais elle a l’esprit ailleurs. Nous sommes attablés dans un café-bistrot éminemment bruyant  : musique trop forte, machine à moudre le café, plein de bruits intermittents (sonneries de téléphones cellulaires, rires, éclats de voix, chaises déplacées, vaisselle), enfin, un lieu propice aux confidences. Je parle à X de mon dernier manuscrit, moi qui ne le fais jamais. C’est une grande générosité de ma part, elle devrait être contente…

– Excuse-moi, dit-elle. J’ai eu une dure journée.

X est médecin, obstétricienne. 

– Une héroïnomane, ajoute-t-elle. J’imagine le petit être.

Elle se lève  : «  Excuse-moi, je vais aux toilettes. »

Pendant qu’elle est partie, j’écris : « Le corps emmêlé de nerfs et de veines bleu os, le ventre bouillonnant de tripes et d’organes, l’esprit empêtré d’images et d’émotions nues, le cœur bruissant de murmures et de crissailles, en réserve, baignant dans le liquide glauque, saboté de complexes charnels et cérébraux, l’enfant ouvre son nombril lécheur d’embrouilles, hoquette, l’écume au bord de sa langue affolée, riant déjà de la sotte et bête nature humaine. Rempli d’espérance et autres rêves enfin, sans nuance, le petit être s’ouvre au monde, voit encore plus loin, pas de risque, rien, dessine sur les parois d’étranges formes animales, encre le vélin, reliures à pleine peau parchemin, lèche le rebord de la cordiale beauté maternelle, taillade sa langue sanguine, palpeur rubicond, forge son caractère dans plus grand que lui, puis bêle quelques sons en cadence exaltée, car mouton va là où on le pousse d’emblée. Les yeux de l’enfant, pierres noires sous filet de peau, s’ouvrent un instant dans la glaire chaudasse. L’avorton imagine sa naissance, en éclosion glissante dans l’étreinte du passage, spasme de rejet, prout. Entre deux injections, héroïne valeureuse, faut le dire, la mère joyeuse scelle son destin, suture sa veine, enfouit l’enfant en elle, très profondément, creux, là où l’écho résonnant a peur de dire tout haut ce que l’enfant crie tout bas en poussant sur le ventre clos… »

X. revient.

– Qu’est-ce qui est arrivé avec l’héroïnomane ? je lui demande.

– Elle s’est fait avorter.

Ses yeux s'emplissent de larmes.

– Toi ? je fais.

Elle me regarde fixement. Il m’est facile de comprendre.
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