lundi 18 novembre 2019

Petits textes à revoir - Tirasse

Extrait de Petits textes à revoir, (Pierre Rousseau, 2000).

Tirasse


J. est rancunier, le plus grand rancunier que je n’ai jamais rencontré en personne. J. est commis voyageur (un commis voyageur rancunier et non pas un rancunier commis voyageur, sinon il ne gagnerait pas sa vie en faisant ce métier). Il revient justement d’un voyage aux États-Unis. Donc, J. voyage seul, erre dans sa détresse sans fin, va droit devant, sans droite ni gauche, s'éloigne de partout et n’arrive nulle part, en tout cas nulle part où il serait enfin chez lui, car J. n’a pas de domicile fixe. C’est l’hôtel, ou une pension, ou (?), jamais chez des parents, jamais chez des amis. J. ne connaît pas la famille, ni l’amitié. J. n’aime personne.

Quand un douanier plus zélé, et aussi plus perspicace que les autres lui demande : « Aujourd'hui, avez-vous parlé à quelqu’un ? », J. ne dit rien, muet à faire peur. Le douanier répète autrement et double la mise : « Avez-vous souri à quelqu’un ? Avez-vous au moins ouvert les yeux ?» Le pauvre douanier entend le glas dans la tirasse cardiaque de J. qui porte en lui tous les vices et nul ne peut lui réclamer quelque vertu que ce soit, encore moins un douanier qui ne s’occupe que des choses matérielles. Peut-être qu’un curé… mais c’est une autre histoire. Le douanier le laisse donc passer, tout est en règle, il n’a pas à juger l’âme humaine, n’est ni prêtre ni psychologue.

J. parcourt les chemins, refoule ses pas dans le nouveau pays, encore, toujours, à la recherche d’il ne sait quoi qui le ferait autrement heureux. Sans paroles aucune, coi en sa rage, sans sourire, sans yeux, le corps fermé sur lui-même, il trépasse en tout lieu, décède sans relâche, avec comme seul bagage lourd son ventre mort et ses valises remplies de poupées de porcelaine. Mais, une fois par année, il vient passer un mois à Montréal. Il aménage chez moi. C’est un rituel, je lui consacre le mois de novembre, depuis six ans. Je l’aime bien. Malgré ce que tout le monde en pense, et les gens pensent beaucoup. Je ne sais pas si J. partage le même sentiment de sympathie à mon égard, mais chose certaine, il adore Montréal. Il désire même s’y installer un jour, s’il trouve au-dedans de lui-même ce qu’il cherche en vain.
J’ai connu J. dans une librairie de livres usagés, alors que je cherchais un livre de Giono.

– Vous aimez Giono ? m’avait-il demandé.

La phrase était un peu sèche, mais le sujet m’intéressait. Je souris et fis « oui » de la tête.

– Moi aussi, dit-il.

Aussitôt, il me fut sympathique. Qui aimait Giono aimait la vie, la nature, l’amitié, les vraies choses. Je me trompais. N’empêche, il consentit à me vendre sa collection de livres de Jean Giono. Il les avait tous. Voir quelqu’un se débarrasser d’une chose aussi précieuse aurait dû me mettre la puce à l’oreille. Je lui en fus hautement reconnaissance et nous devînmes amis un mois par année. Il aménageait donc chez moi. Il était fort cordial, même charmant. Il me parlait des pays qu’il visitait, en faisait des descriptions fabuleuses, mais jamais il ne me parlait des gens qui les habitaient.

Aujourd'hui, c’est le 5 novembre et J. n’est pas encore venu, lui qui est réglé comme une pendule, chez moi le 1er novembre, sans fautes. Il lui est sûrement arrivé quelque chose.
Novembre passe, puis décembre. Le premier janvier, ça sonne à la porte. J’ouvre. C’est lui, J., qui vient me souhaiter une bonne année. Derrière lui, une jeune femme, toute mignonne, souriante à pleines dents, blanches comme la neige qui recouvre les plants de fleurs oubliés dans les boîtes du voisin.

– Ma femme, dit J. en me la présentant.

Elle me tend une main ferme, comme si elle était contente de me voir.

– J. m’a beaucoup parlé de vois, dit-elle.

Ce cliché dans la bouche de cette jeune femme sonne comme un chant de Noël. Je les invite à entrer. Ils refusent poliment.

– Il nous faut nous en retourner, dit J. en me serrant la main.

Une semaine plus tard, j’apprends dans les journaux qu’un homme a fait un don d’un million de dollars à une œuvre de charité. C’est J. Sa photo est là, dans le journal. Il avait gagné 5 millions à la loterie. L’argent était donc tout ce qui lui manquait pour racheter sa rancune.

J’ai revu J. plusieurs fois depuis, il avait adopté Montréal, « la plus belle ville du monde ». Il habitait sur la rue X. Il a fait des cadeaux à tous les membres de sa famille et continue à aider les œuvres de bienfaisance. Il m’a généreusement payé un voyage au pays de Jean Giono. Quant à sa femme, elle attend un enfant pour le mois de novembre.
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