mardi 19 novembre 2019

Simulacre - Chapitre 9 - L'arbalète

Voici le neuvième chapitre de Simulacres (Pierre Rousseau, 1995; ancien titre Dague)

09 L’arbalète


Tudi ne se sentait pas comme d'habitude. Il ne reconnaissait pas les sensations morales, et même physiques, que son arrêt au Carré Saint-Louis lui procuraient tous les samedis matins, après son déjeuner au restaurant.

Les massifs de fleurs, la fontaine dressée, les gens dispersés ici et là, les érables matures, les oiseaux, en fait tout ce qui l'avait charmé à ses premières visites lui paraissait aujourd'hui d'une fadeur, voire d'une insipidité extrême. Et cela lui enlevait même le goût - et la joie - de feuilleter le livre qu'il venait d'acheter.

Ce n'était pas ce vieil homme étrange - voire inquiétant, de cette inquiétude annonciatrice d'un péril imminent - qui le mettait dans cet état d'abattement et de dégoût de la vie elle-même, mais possiblement ces personnes âgées et malades qu'il venait de côtoyer malgré lui, et qui, à cause peut-être de la proximité de leurs trous de mort, creusaient en lui ce petit vide existentiel.

Tel un éclat de soleil arrivant directement dans ses yeux, le faisceau d'un projecteur le tira de sa rêverie et attira son attention sur la scène d'un film qu'on tournait sur la rue, juste en face de lui. Mais il ne prêta guère d'attention au petit attroupement qui se formait et se déformait au gré des badauds se lassant rapidement du rythme lent des prises de vue.

Il connaissait bien ce parc de petites dimensions fréquenté surtout par des itinérants, des personnes âgées, et des jeunes aux torses nus. Autour de lui, quatre pans d'histoires, vécues et écrites: à sa gauche, la rue Prince Arthur réservée aux piétons; devant lui, le kiosque octogonal des vespasiennes; derrière lui, hôpital Voghel; à sa droite, le livre qu'il ne parvenait pas à ouvrir, même si son regard s'y posait souvent. Mais l'Histoire semblait s'être arrêtée ce matin dans sa tête, alors que son corps continuait à rouler le sang, alors que lui s'en faisait du mauvais, pour peut-être à court terme mourir empoisonné. «Auto-empoisonnement, ou suicide par la pensée, ironisa-t-il.»

Il s'étonnait que de telles réflexions lui viennent, alors qu'il se trouvait exactement au même endroit, à la même heure tous les samedis, comme s'il y retrouvait la partie de lui-même laissée la semaine précédente. Il s'étonnait que son banc à l'ombre du grand érable fût toujours libre, comme si les gens savaient qu'il viendrait s'y asseoir. Il se plaisait à imaginer que l'Histoire lui gardait, pour un certain temps, cette petite alvéole dans l'espace, pour le faire figurer dans une scène reprise semaine après semaine, jusqu'à la prise finale.

Avec une petite inquiétude au fond du regard, Tudi jeta un coup d’œil vers les projecteurs. Mais rien ne parvenant à occuper son esprit, il dirigea son activité mentale vers de vagues souvenirs qui se précisèrent cependant à mesure qu'il les appelait, comme apparaît l'image d'une photo mise dans le bassin de développement.

Il se rappela cette époque où, avec deux amis, et après avoir traversé sans permission une quinzaine de rues, il était venu jouer dans ce parc pour la première fois. Il savait maintenant que c'était pour suivre les autres, et faire partie de la gang. Cette expérience, par contre, lui avait permis de constater dans la punition qui suivit que l'homme coupable se retrouve toujours seul face au châtiment de son crime.

Il avait aimé cette époque, surtout grâce à la religion qui prenait en charge, sans heurts et sans reproches, les bonnes et les mauvaises choses qui arrivaient tous les jours dans l'univers d'un jeune garçon de huit ans.

Membre des Croisillons, il se rappelait le grand trophée tant convoité dans le concours national de la Croisade eucharistique où il fallait inscrire, dans un carnet d'équipe, les actes de charité accomplis pendant huit semaines. Son équipe n'avait pas gagné, et quoique déçu, il n'avait pas eu de chagrin. Car tant de distractions s'offraient à lui qu'il ne voulait rien manquer de cette vie qu'il trouvait affolante. Il observait tout avec curiosité, insatiable de palper chaque objet, s'étonnant de chaque personne et de chaque geste frôlant son existence muette et sage.

À cette époque, sa mère trouvait le petit Saint-Jean-Baptiste plus beau d'année en année, et son père était heureux de l'élection de Diefenbaker. Deux images que Tudi ne parvenait pas à concilier dans son esprit. Sa mère rêvait à l'argenterie «Sterling» de chez Birk's, et plus particulièrement au service à thé et à café, elle qui ne recevait jamais de visites. Tandis que son père assistait au discours de Louis St-Laurent au Palais du Commerce, Tudi pensait que sa mère inviterait monsieur St-Laurent à souper un de ces jours. Il savait aujourd'hui qu'elle ne désirait que posséder le symbole de ce qu'elle ne pouvait obtenir.
Il détestait le lait en poudre Milko qui lui levait le coeur; il le détectait même dans les patates pilées! Mais pour compenser, il aimait le lait de magnésie Philips! Et à cette époque, ne pouvant encore juger du ridicule d'une situation, quand il disait non, il ne voulait plus rien savoir, même s'il constatait qu'il n'avait pas raison, même si sa décision était farfelue ou idiote.

Pendant que sa mère passait le «Simoniz», son père, à très haute voix, et afin qu'elle connaisse un peu l'actualité - car elle lisait avec difficulté - lui lisait les gros titres du journal. Parce que les titres l'effrayaient -«Sérieuse menace à la race humaine», «Requête de 2000 savants américains pour la fin des essais nucléaires» - elle trouvait qu'on parlait un peu trop des bombes atomiques.

Dans leurs meubles achetés récemment chez Living Room Furniture - «une dépense folle» que son père fit quand même avec plaisir! - la petite famille composée deux garçons et de deux filles menait une vie heureuse et insouciante, hors des sentiers battus. Son père, n'ayant ni auto ni chalet, mais des billets pour les tramways, les amenait au parc Lafontaine, au parc Belmont, ou sur la Montagne.

Quand il était seul, Tudi se payait des petits plaisirs en cachette, comme découper la première page du supplément de la Presse montrant une jeune fille tenant un panier de fleurs. Il s'émerveillait de ses longs cheveux, de son sourire, de ses yeux, de sa robe. Il se rappelait encore aujourd'hui le texte accompagnant cette photo: «Les premières fleurs sont à la nature ce qu'est le sourire à cette jeune fille. Les unes et l'autre enjolivent la vie et poétisent l'existence.» De là partit l'inspiration de ses premiers poèmes qu'il écrivit par centaines, et qu'il jeta jusqu'au dernier, sans bien savoir pourquoi d'ailleurs.

Même aujourd'hui, et toute sa vie durant probablement, il n'aurait pas de réponses aux raisons de certains de ses comportements, et de ses tremblements d'attitude essentiels. Mais il ne posait plus de questions, et ne cherchait pas à connaître les causes des actes dont les effets étaient irrémédiables.

Mais ce matin, ce désir soudain et intense de revoir Bérénice lui prouvait qu'il s'y était attaché d'un mouvement du cœur à la fois brusque et assuré.

Bien différente de Véronique - sa voisine délurée et sexuelle - Bérénice manifestait une sexualité à la fois bonne enfant, audacieuse et nouvel âge, tel qu'il l'avait expérimentée avec succès. Ils avaient décidé, dans un accord tacite, de ne plus reparler de leur expérience érotique, comme si une gêne mutuelle les empêchait d'exprimer en mots cet acte grandiose et inusité qui les avait projetés crûment dans l'intimité de leur être. D'ailleurs, Pierrick était toujours avec eux, et il devenait délicat d'aborder ce sujet en sa présence. Mais Tudi se demandait encore s'ils n'avaient pas sauté les étapes propices à les mener naturellement à cet échange intime.

Pierrick et Bérénice connaissaient maintenant les emplois du temps de Tudi les samedis matins: lever à 8 heures; à 8 heures 30, promenade jusqu'à un restaurant pour le petit déjeuner; à 9 heures 30, promenade sur la rue Mont-Royal pour visiter quelques librairies de livres usagers; à 11 heures, arrêt au carré Saint-Louis pour feuilleter le ou les livres achetés; à midi, promenade jusqu'à la terrasse pour y prendre un café et un mouflet.

Tudi remarquait que Pierrick déprimait de semaine en semaine et parlait de moins en moins. Il s'absorbait dans sa crainte de voir ses amis lui réclamer les sommes d'argent empruntées. L'espoir de revoir Alamud s'amenuisait, tandis que la certitude d'avoir été roulé grandissait. Tudi ne lui parlait plus de cet événement, et évitait surtout de lui dire: «Je te l'avais bien dit!», donnant parfois aux hommes cette gentillesse qu'il prodiguait généreusement aux femmes.

Avec Bérénice, il ne désirait que des échanges doux, parce que c'était une femme; avec Pierrick, il désirait des confrontations, parce que c'était un homme. Il ne s'entendait bien qu'avec les femmes, les hommes le laissant froid et distant. Mais s'il était harcelé ou provoqué d'une quelconque façon, il devenait d'une violence verbale mortelle.

Devant l'insistance de cette déprime qui le guettait du coin de l’œil, et devant le fait qu'il aurait peut-être la chance d'être seul avec Bérénice s'il arrivait plus tôt à la terrasse, Tudi s'y rendit.

Bérénice était seule. Elle portait un cardigan long à fines rayures, un maillot à manches courtes et une jupe à quatre lés. Et malgré qu'elle ait une allure plus élégante, voire plus distinguée que d'habitude, il la trouva bien ordinaire. Il avait connu des dizaines de ces filles plus ou moins jolies (ce qui voulait dire ni belles, ni laides), intelligentes, timides et gentilles. Mais il savait que cette morosité était son baromètre émotionnel, sa méthode infaillible pour connaître son état d'âme à coup sûr. Car lorsqu'il était optimiste, il trouvait tout le monde beau; s'il trouvait les gens laids, c'est qu'il était pessimiste.

Mais il devait s'avouer qu'il lui découvrait un charme nouveau à chaque fois la voyait, comme si elle se dévoilait consciemment à lui d'une façon progressive. Et cela n'était pas uniquement dû au fait qu'elle ne portait jamais les mêmes vêtements. Son sourire tranquille, sa façon de bouger, ses mains qu'elle posait parfois sur ses épaules en croisant les bras comme si elle s'embrassait elle-même, tous ces détails n'échappaient pas à Tudi. Habitué à observer les gens, il regardait la personnalité de Bérénice se bâtir devant lui, lentement, sûrement, par petites strates bien agencées, se répétant que le meilleur ami du monde - ou l'épouse de vingt ans - était, à la première rencontre, un parfait inconnu.

Les éléments du visage de Bérénice étaient ordinaires: le nez, la bouche, même les yeux ne se laissaient pas facilement approfondir; ses cheveux coupés courts n'avaient aucun style. Sa poitrine bien ronde attirait la sympathie de Tudi, mais ce n'était pas cela qui l'intéressait vraiment, même s'il en avait joui en les tenant dans ses mains. Ce n'était pas non plus son intelligence - et Bérénice était très intelligente: pour Tudi, l'intelligence n'était qu'un outil que certains utilisaient avec adresse, voire avec art, mais avec laquelle il ne sympathisait pas si aucune réalisation ne venait en démontrer la créativité.

Il était à coup sûr charmé par les gestes de Bérénice, comme il l'avait déjà constaté: lorsqu'elle prenait sa tasse, lorsqu'elle portait un morceau de biscuit à sa bouche, lorsqu'elle défroissait un pan de sa jupe, lorsqu'elle se massait la nuque, lorsqu'elle se grattait l'oreille, ou le nez, ou le menton, et même lorsqu'elle faisait semblant de fumer - «Je ne fumais pas pour la fumée et son effet, mais pour une contenance sociale» - elle tenait sa cigarette entre son index et son majeur, et le bras levé, le coude sur la table, elle appuyait son pouce sur sa tempe droite, et lorsqu'elle bougeait la tête, sa main restait au même endroit, comme suspendue dans les airs. Et Tudi réalisa que Bérénice se touchait beaucoup, comme si elle avait une conscience aiguë de l'existence de son corps. Elle avait développé un art et une aisance du mouvement qui faisaient en sorte que, même en bougeant, elle ne cessait jamais d'écouter. Et c'était cela le prodige: Bérénice était toute écoute.

- Je n'ai pu rejoindre Pierrick, et je ne sais pas où il est, dit-elle avec une inquiétude dans la voix qui n'échappa pas à Tudi, et qui l'indisposa fortement.

- Peut-il faire une folie? demanda-t-il.

- Le suicide? Non. Mais Pierrick est impulsif; il se monte facilement des scénarios.

- Peut-être nous rejoindra-t-il plus tard? suggéra Tudi. Peut-être Alamud a-t-il donné signe de vie?

Bérénice eut un sourire triste qui froissa ses joues d'une façon bizarre:

- Tu sais bien, comme moi, que Pierrick s'est fait jouer. C'est malheureux, mais il a toujours fait son malheur. Il a du talent, du cœur, mais il est encore jeune d'esprit, et naïf par le fait même.

Un silence s'installa, alors qu'autour d'eux les bruits de la rue - sans un maître pour les harmoniser - les assaillaient de toutes parts. Mais Tudi ne parvenant pas à nier le fait qu'ils n'avaient rien à se dire. Alors qu'il s'attendait à voir une femme épanouie et heureuse, il avait devant lui une femme inquiète, songeuse, peu encline à la discussion. Il fut déçu, mais profita du fait que c'était jour de fête sur la rue Saint-Denis pour aborder un sujet plus neutre. Il voulait ranimer Bérénice, mais il sentait tout de même que son agressivité contre Pierrick qui accaparait les pensées de la jeune femme serait longue à s'éteindre.

- C'est fête aujourd'hui, dit-il. Et toute la semaine, je crois. Tu aimes les fêtes?

- La fête est un moment d'exception, hors des conventions sociales, se réjouit Bérénice, qui sembla s'épanouir tout d'un coup. Regarde, les gens marchent dans la rue, crient, rient aux éclats. Le sourire est dans la ville. Les gens s'ouvrent. La fête défoule et exute.

- Exute? s'étonna Tudi, lui qui connaissait tous les mots.

- Oui, la fête est un exutoire!

- Il n'y a pas de verbe «exuter», répondit-il, ne pouvant s'empêcher de corriger les fautes de langage.

Mais son agressivité prit vite le dessus sur ses pensées rationnelles.

- Pour moi, la fête, c'est la guerre, dit-il, avec dans le regard une frêle dureté pouvant passer pour de la méchanceté. Les gens défient les lois. Ils se croient tout permis. C'est la passion dangereuse, un rite de destruction. C'est pour cela, parfois, que la fête dégénère en émeute, en vandalisme. D'ailleurs, regarde, il y a des policiers partout.

- Regarde comme ces enfants aiment la fête, répliqua Bérénice. Ils sont naturels, ils ne sont pas du tout méchants.

- Donne un fusil-jouet à un enfant, et il tirera sur tout ce qui bouge!

- Donne-leur un vrai fusil, ils auront peur, ils n'y toucheront pas, lança Bérénice, un peu vexée. Ils font la différence entre le jeu et la réalité. Les adultes ne le font plus.

Tudi n'aimait plus la discussion qu'il avait pourtant choisie.

Mais il ne put s'empêcher de l'alimenter de phrases-choc:

- Dans certains pays, les enfants ont de vrais fusils dans les mains!

- Ce ne sont plus des enfants, même s'ils ont les joues si tendres...

Tudi pensa aux enfants qui, surdoués à quatre ans, se confondaient à l'âge adulte, n'ayant prit, en fait, qu'une avance temporaire. Il se rappela qu'il avait jalousé les enfants que sa mère admirait: «Regarde le petit T., lui il est intelligent. Mes enfants sont pas comme ça, eux!» disait-elle.
Cette pensée le mit presque hors de lui:

- Les joues sont aussi l'appui pour la crosse du fusil! Il n'appartient pas à l'homme de décider de son destin - à moins de s'inculturer. L'enfant veut décider de son destin, mais on le dirige, on l'empêche, on le conseille, on le force. Ça s'appelle la culture. Comme la culture d'un légume: sarcle, bêche, marcotte, arrose, transplante. Et même, on déguise les enfants avec des vêtements loufoques, des masques et de petits chapeaux pointus, pour ne pas qu'ils soient eux-mêmes, pour ne pas qu'ils jouent à ce qu'ils veulent jouer, mais à ce que les adultes veulent. Et ce que ces derniers veulent, c'est se pâmer devant leurs rejetons aux allures de légumes. C'est pour cela qu'il y a des différences entre les peuples: chacun cultive ses enfants à sa façon. Alors, on parle de libre arbitre pour l'adulte sociabilisé? Impossible! L'humain inculture? Il devrait se vêtir de peaux de bêtes, manger des graines et des racines, regarder la nature tout le jour, coucher sur le sol. Mais ne nous leurrons pas: l'invention du grabat est déjà une culture. Et même dans la naissance elle-même. Il y a déjà une différence sensorielle et psychique de naître dans une salle d'hôpital, à la maison, ou de tomber sur le sol du ventre de la femme attachée à un arbre! Et même dans le sein maternel! Tout est là! N'ayant pas choisi de naître, l'homme ne peut pas décider de son destin. Son seul libre arbitre, c'est celui de mettre fin à sa vie. Mais encore là, cette cessation ne prend effet qu'après le fait accompli, c'est-à-dire après la mort clinique et constatée, c'est-à-dire avec aucune possibilité de renaissance. D'ailleurs, la renaissance est un paradoxe: on ne peut renaître de la mort. Cela s'appelle alors «résurrection». Le Christ n'est pas «rené», mais il est devenu un homme nouveau, un nouvel être: il ne sera jamais plus comme avant. 

Bérénice posa délicatement sa main sur le bras de Tudi:

- Tu es survolté aujourd'hui, Tudi. Qu'est-ce qui se passe?

- Je ne sais pas, avoua Tudi un peu rudement, comme si un mauvais diable lui piquait le cœur avec sa fourche aiguë pour le forcer à rendre l'âme. Je pense que je n'aurais pas dû aller chez les vieux. Ça m'a déprimé.

Il lançait ainsi une excuse, voulant cacher à Bérénice la vraie raison de sa mauvaise humeur, soit qu'il était déçu de ne pas la voir répondre à ses attentes.

Bérénice attendait pourtant, silencieuse, et toute écoute, qu'il veuille bien lui raconter cet événement. Mais Tudi dévia la discussion sur un sujet qui, peut-être, au fond de lui, le tiraillait sans qu'il puisse l'identifier:

- Regarde ces couples, et tous ces gens attablés autour de nous. De quoi parlent-ils? Que vivent-ils? Je ne saurai jamais rien de leur petit univers. Je suis peut-être si près d'un destin qui changerait totalement ma vie!

- Mais tu t'ennuies, Tudi! lança Bérénice. C'est ça, ton problème!

Tudi, prenant un air déterminé:

- Il faut agir et cesser d'attendre les réactions des autres. Il faut cesser d'espérer une appréciation, un encouragement, voire une acceptation de nos gestes et de nos paroles. Il ne faut pas vouloir être approuvé. Il faut agir pour soi avant tout. Commettre une action insensée, voire horrible - si on en est capable! - pour faire la première page du journal. Et laissez venir!

- C'est terrible ce que tu dis là, s'exclama Bérénice, interloquée. Tu as une drôle de philosophie! Tu ouvres la porte à toutes les exagérations, aux crimes, à la guerre, aux viols...

- Tu vois, tu fais toi-même une appréciation de ce que je viens de dire. Et tu n'acceptes pas! triompha Tudi.

- Heureusement! fit Bérénice en faisant un clin d’œil à Tudi qui se calma instantanément.

- C'est vrai que j'ai toujours eu une drôle de philosophie. Tu n'es pas la première - je veux dire la première personne - à me le dire. La vie n'est pas facile, mais je l'aime.

- La vie a ses bons côtés!

- La vie n'est pas une boîte!

- Chacun a au moins mille petites déceptions dans une seule journée, mais ce n'est pas grave. Ce qui est grave, ce sont les déceptions qui se prolongent des jours, des semaines, des mois, devenant ainsi un malheur. eureusement, il y a des gens pour nous aider. Mais toi, tu ne sembles pas aimer les autres. N'est-ce pas, Tudi?

- Ça dépend de qui? Et pourquoi?

- Est-ce que tu m'aimes, moi?

- Oui. Peut-être! répondit Tudi encore perturbé par l'existence de Pierrick dans ses pensées.

- Ce «peut-être» m'inquiète! fit Bérénice en croisant ses bras sur sa poitrine. J'ai pourtant fait avec toi ce que je n'ai jamais fait avec d'autres. Tu m'as touché avec ton corps là où personne n'avait jamais pénétré, au plus profond de moi, physiquement et émotivement. Le sais-tu cela?

Tudi ne répondit pas. Il ne savait pas quoi dire, parce que cela aurait demandé de sa part une appréciation qu'il ne pouvait tirer de son coeur peu enclin à donner l'heure juste en ce qui regardait les sentiments vis-à-vis les autres en général, et vis-à-vis les femmes en particulier.

- Tu ne touches pas beaucoup aux gens, constata Bérénice. Je veux dire les toucher en dehors de l'acte sexuel. Toucher aux gens, c'est les aimer à coup sûr. Je ne parle pas des gestes brusques et virils des garçons, des bousculades, des coups de poing sur l'épaule, des tapes dans le dos, et qui sont des marques d'agressivité. Je parle des gestes de ces mains merveilleuses qui touchent et caressent et veulent connaître, gestes que font les filles entre elles: s'embrasser sur les joues, appuyer leur tête sur l'épaule de l'autre, se caresser les cheveux, s'asseoir sur les genoux d'une amie. Tous ces gestes qui appellent une promiscuité pouvant parfois prendre une connotation sexuelle, mais qui restent sans conséquence, surtout chez les jeunes filles. Être touché, c'est la plus belle marque de tendresse. Plus que les mots dits ou écrits.

Elle décroisa ses bras et, pour une deuxième fois, posa sa main sur le bras de Tudi qui eut encore un léger sursaut.

- Je ne suis pas bien fine. Je veux dire, je ne suis pas bien intelligente, le mot «intelligente» étant pris ici dans le sens de «créatrice». Et malgré mon calme, je ne suis qu'un paquet d'émotions. Je peux dire que je ne suis pas très équilibré émotionnellement, que je devrais peut-être lire les livres comme «Découvrez l'enfant en vous», ou...

Bérénice hésita, mais Tudi ne tarda pas à lui venir en aide:

- «Ce que votre chat vous révèle sur vous-même», «Une poubelle vue du dehors et du dedans», «Changer sans douleur», «Libérez l'enfant en soi», «Débloquez vos émotions», «Apprivoisez le nourrisson en vous», «Le pouvoir créateur de la colère», «Le guide de l'enfant intérieur», «Créez votre vie» et autres foutaises.

- Mais je m'aime ainsi, poursuivit Bérénice. Et, comme on dit, je suis fonctionnelle de corps et d'esprit. Pourquoi les gens ont-ils peur de toucher?

- Parce que toucher, c'est prendre possession! déclara Tudi, disant enfin le fond de sa pensée. La femme crée la chair, elle est la chair. L'homme est force et muscles, dur, vif. Il voudrait briser la chair parce qu'il ne l'a pas enfanté. Alors, il garde ses distances. Ou il frappe, brutal.

- Il ne touche pas parce que c'est un geste intime, répliqua Bérénice. Et qu'il implique une responsabilité de celui ou de celle qui le pose. Comme faire l'amour. Ou commettre l'inceste, qui est la plus grande responsabilité de celui qui pose ce geste. Mais, en effet, autant le geste peut être doux et caressant, autant il peut être brutal. Gifler par exemple: y a-t-il quelque chose de plus insultant que ce coup fait avec la main sur le visage? Autrefois, c'était le duel et la mort pour laver l'affront.

- Par contre, une tape sur les femmes - pardon! excuse le lapsus! - sur les fesses, qui est une partie indigne, c'est bien, non?

- Pour les enfants seulement! précisa Bérénice.

- Certains adultes mériteraient une fessée! 

Bérénice hésita par délicatesse naturelle, puis résuma sa pensée:

- Oui!

Mais dans son émotivité fragile, elle désirait réellement que Tudi lui baisse sa petite culotte et lui rougisse les fesses, tout de suite, debout au milieu de ces tables et de ces gens occupés dans leur petit univers personnel, et qui ne les remarqueraient plus jamais, à qu'une action non-avenue ne les offusque.

Mais par ce geste, tous deux commettraient une action insensée. Elle savait que si elle le lui proposait, Tudi refuserait, ayant peur du ridicule. Mais l'envie ne lui manquait pas de le provoquer quand même, rêvant du jour où, sans contrainte émotive et psychologique, elle pourrait recourir à la spontanéité du geste sans égard aux conséquences, désir dangereux, certes, car cela entraînerait fatalement l'abolition d'une foule d'autres gestes.
Elle se rendit compte tout à coup qu'elle rejoignait, par ce raisonnement, la philosophie évoquée par Tudi quelques minutes auparavant, et qu'elle avait tout d'abord désapprouvée.

- Tes personnages peuvent dire ou faire n'importe quoi! dit-elle soudainement. Mais toi, le peux-tu?

- Je vise à dire et à faire ce que je pense, mais d'une façon sélective. Et non pas à le dire ou le faire par personnages interposés. Je veux parvenir à lire les pensées des autres, sans qu'ils se sentent offusqués de la vérité toute crue. Rares sont ceux qui peuvent répondre instantanément à cette question: «À quoi penses-tu?» Et cela parce qu'ils ont en tête, à différents degrés, la haine, l'envie, la défiance vis-à-vis l'autre. Pour les gens, la tête, c'est le porte-bagage. «Il n'a rien dit de ce qu'il avait dans la tête» est une expression courante. Alors que la tête est composée de fluide et de gélatine cérébrale. C'est ça la société humaine: un énorme cerveau-gélatine.

Mais Tudi ne voulait pas embarquer sur ce sujet qui le rendait très émotif. Il savait que la meilleure façon de se rendre sympathique à quiconque était de s'intéresser à sa passion, et il bifurqua sur le sujet approprié:

- Comme ça, tu es apothicaire? l'agaça-t-il.

- Technicienne en laboratoire, précisa-t-elle.

- Alchimienne?

- Pure et dure.

- Tu connais les plantes médicinales?

- Oui.

- Nommes-en une?

- Le haschich.

- Le haschich? s'étonna Tudi.

- Savais-tu que les feuilles de cette plante bougent tout le temps, même en l'absence du moindre souffle?

- J'ignorais. Je note.

Il sortit son petit calepin noir, puis se ravisa:

- Non, je n'ai pas besoin de noter. C'est une image. Je vais me souvenir de ça. Une autre plante?

Bérénice réfléchit quelques instants afin de trouver une plante intéressante.

- L’hellébore, dit-elle triomphante. La vératrine, qui guérit la folie! En quantité convenable, c'est un remède; en dose massive, c'est un poison qui provoque un ralentissement cardiaque, l'effondrement de la pression sanguine...
Pierrick, comme un animal sauvage, bondit sur eux, complètement survolté, hors de lui:

- Je vais le trouver et le percer, le salaud! cria-t-il, ne se préoccupant pas des personnes attablées autour.

Il jura et vociféra jusqu'à ce que Tudi le saisisse énergiquement par le bras et le fasse asseoir. Mais Pierrick s'énervait et gesticulait comme un forcené:

- Et vous savez avec quoi je vais le percer? Avec ça!

À la grande surprise de Bérénice et de Tudi, il sortit de son sac ventral une espèce de petit pistolet qu'il déplia, et qui devint instantanément une arbalète miniature tout en acier.

- Où as-tu pris cela? s'étonna Tudi.

- C'est mon affaire! répliqua Pierrick, durement.

- Tu es ridicule avec ta petite arbalète. Un jouet! l'apostropha Tudi qui savait sonder le sérieux d'une situation.

- Ridicule? Ridicule? s'enflamma Pierrick, à tel point qu'il parvint presque à inquiéter Tudi. Cette arme lance une fléchette à plus de vingt mètres. Une fléchette toute en acier.

- Vraiment? s'étonna Tudi. Et en plus, c'est très facile à dissimuler.

- Exact, répondit Pierrick, dont la haine sembla diminuer d'un cran tout d'un coup.

- Cet objet a un nom? demanda Tudi, désirant une dénomination pour chaque chose.

- Ça s'appelle un balestrin! dit fièrement Pierrick.
Et c'est à ce moment que Tudi constata, mais sans relever le fait, que Pierrick était ivre.

- Un balestrin? s'étonna-t-il. Ah! bon!

- C'est une arme discrète et silencieuse, et mortelle, expliqua Pierrick.

- C'est une arme d'assassin! résuma Tudi, naïvement.

- Je ne suis pas un assassin! lança Pierrick, qui semblait sur le point d'éclater de nouveau.

- Pas encore! Il y en a qui commettent des gestes gratuits, bizarres et inoffensifs. Mais avec ça, ce sont des gestes offensifs.

Cette allusion eut pour effet de désarmer émotivement Pierrick, qui manifesta alors une déprime intégrale. Ce qui lui permit de retrouver une certaine lucidité, comme quoi la réalité dégrisait.

- Le salaud, murmura-t-il. Où vais-je trouver les mille dollars maintenant?

Afin de l'examiner de plus près, Tudi prit la petite arbalète des mains de Pierrick qui restait prostré, sa tête appuyée sur l'épaule de Bérénice.

- C'est magnifique! Un bel objet de collection! déclara Tudi, lui qui, petit enfant, s'ingéniait à faire des arbalètes avec des bouts de bois et des lattes métalliques servant à attacher les marchandises dans les wagons. 

Inquiets au début, les gens attablés autour reprenaient peu à peu leurs discussions interrompues.

- C'est apparu au XVIe siècle en Italie, expliqua Pierrick revenu de sa torpeur. Ça a eu un grand succès.

- À cette époque, ça se tuait pour tout et pour rien, remarqua Tudi.

- Elle a été vite prohibée, précisa Pierrick en la reprenant des mains de Tudi.

- Je pense qu'il était même possible d'empoisonner la pointe de la flèche, en la trempant dans la charogne par exemple, suggéra Bérénice en touchant délicatement, du bout de son index, la pointe de la flèche.

Cette phrase surprit Tudi, car l'image projetée dans sa tête par l'association intempestive et involontaire des mots «charogne» et «Bérénice» lui fit trouver subitement la jeune femme moins intéressante. Il se ressaisit en se rappelant que Bérénice était pharmacienne et experte en poisons.

- Comment cela? demanda brusquement Pierrick, après une longue réflexion ardue.

En tant que spécialiste, Bérénice expliqua de la meilleure façon possible:

- Pour provoquer une septicémie chez le sujet, c'est-à-dire un empoisonnement du sang par des gênes pathologiques et les toxines qu'ils produisent.

- Ou l'empoisonner à l’hellébore? suggéra Tudi, qui se rappela la discussion précédente.

- C'est pertinent, répondit Bérénice. L’hellébore blanc est aussi appelé «l'herbe des arbalétriers».

- Et comment obtient-on ce poison? interrogea Tudi.

Bérénice accompagna sa description d'une suite de petits gestes explicites:

- Dans un grand bol, avec l’hellébore, on ajoute une souris décomposée - qui a d'abord été piquée par un scorpion; on ajoute ensuite de l'opium, de la graine de ciguë et une cervelle d'anguille, elle aussi décomposée après avoir été enfouie dans le sol pendant huit jours. On écrase bien le tout...

- C'est dégueulasse! s'exclama Pierrick.

- Mais intéressant! répliqua Tudi.
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