mardi 31 décembre 2019

Histoire - Le Saguenay historique

Le Saguenay historique

N° 2 - Coll. «Mon pays».

Éditions Fidès, Montréal, s/d.

Nombreuses photographies.

16,0 x 35,5 cm; 69 pages.




Photos: Pierre Rousseau - © 2019
Archives Pierre Rousseau
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lundi 30 décembre 2019

Histoire - Le Saguenay pittoresque

Le Saguenay pittoresque 

N° 1 - Coll. «Mon pays»

Avec illustrations.

Par E.-M. Brassard

Éditions Fidès, Montréal, s/d.

Nombreuses photographies.

16,0 x 13,0 cm; 96 pages.




Photos: Pierre Rousseau - © 2019
Archives Pierre Rousseau
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dimanche 29 décembre 2019

Littérature française - Le sang des autres

Le sang des autres

Simone de Beauvoir

Gallimard, Paris, 1955.

226 pages.

Photo: Pierre Rousseau - © 2019
Archives Pierre Rousseau
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samedi 28 décembre 2019

Simulacre - Chapitre 14 - Au terminus d'autobus

Voici le quatorzième chapitre de Simulacres (Pierre Rousseau, 1995; ancien titre Dague)

14 Au terminus d’autobus


C'était une journée très chaude. Bérénice portait une mini robe de bain de soleil qui laissait à nu plus de peau qu'elle n'en couvrait. Tudi admira ses épaules, ses bras, ses cuisses, et jusqu'à ses seins dont plus de la moitié s'offrait à ses yeux embués d'un trouble violent qu'il maîtrisa pourtant comme un enfant sage.

Pierrick était enjoué, parlait tout le temps, et ses mots résonnaient dans le petit espace reclus où, assis devant le Pizza Pub, ils attendaient le départ de l'autobus. Tudi, un peu excité lui aussi, avait perdu toute inquiétude. Heureux de se retrouver avec ses amis, il avait la sensation que rien de grave n'arriverait.

Mais pour éviter toute perturbation émotive due à l'inactivité à laquelle ils étaient contraints, et aussi pour montrer qu'il gardait un certain contrôle dans le déroulement de la situation, il proposa à Pierrick une activité ludique, sorte de jeu de mots qu'il se plaisait souvent à faire seul, et qu'il jugeait être un cabotinage sans gravité ne risquant pas de ternir son image d'homme sérieux et intelligent.

- Pierrick, tu comptes le nombre de fois que tu vois le mot «pizza» autour de toi; moi, je compte les mots contenant la lettre «V». OK?

Pierrick, un peu surpris de cette requête, mais comprenant le sens du jeu, acquiesça et commença immédiatement à compter. Tudi sortit son petit calepin afin d'y noter les mots opportuns.

- Treize pizzas! s'exclama Pierrick comme s'il se trouvait seul dans ce lieu.

- Quatorze, répliqua Bérénice en fronçant ses sourcils.

Pendant que Pierrick et Bérénice reprenaient le décompte des «pizzas», Tudi compléta sa liste.

- C'est vrai, il y a quatorze fois le mot «pizza»! concéda Pierrick.

- Voici les mots, fit Tudi. Voyageurs, voyages, avis, TV (plusieurs fois), viande, verte, végétarienne, maisonneuve, services, nouveau, ouvert, survey, rivière, revue, harvey's. Quinze en tout. Un de plus que toi.

Son visage exprima une fierté qui le gêna, car il voyait dans cette expression de joie un infantilisme plus adapté à un quotient intellectuel de «60» qu'au sien, lequel, avouait-il humblement, atteignait «145».

- Je m'amuse aussi à ce genre de truc, dit Pierrick. Je trouve facilement des analogies. Je m'assois n'importe où, et j'en trouve au moins trois. Tu te souviens, Bérénice, au Harvey's, coin Sainte-Catherine et Drummond, les rapprochements que j'ai faits entre quatre commerces: «Vidéosexe» via «Pile ou face» via «Entre-peaux» via «Y'a pas de mal à se faire du bien».

- Pas mal du tout! fit Tudi en se levant pour prendre la file.


Dans l'autobus, Pierrick et Bérénice s'assirent l'un près de l'autre. Seul derrière eux, Tudi fut extrêmement déçu de ne pas avoir Bérénice à ses côtés. Il regardait dehors, sans rien voir du paysage, comme si son regard s'arrêtait sur la vitre sans la traverser, et dans laquelle il distinguait vaguement des formes qui pouvaient être celles de son propre visage.

Il les entendait rire comme des personnes ayant développé une complicité commune dans leur façon de penser et de dire, et aussi dans la façon d'aborder la vie et les autres. Tudi se sentit plus seul que jamais. Alors qu'il devrait être le centre d'intérêt - puisque c'était son aventure - il était mis de côté à l'arrière, comme s'il n'avait aucune importance.

Des pensées bouillonnaient en lui: «Sortir tout de suite de l'autobus», «Jeter le livre», «Ne plus jamais leur adresser la parole». Mais devant l'ampleur de sa décontenance, il se calma. Mais il s'inquiéta de cette réaction exagérée qu'il n'avait pas l'habitude de connaître. Finalement, il s'avoua que depuis un certain temps, ce genre de comportement avait tendance à l'envahir. Il se demanda si un mal inconscient ne fermentait pas en lui en exerçant une pression qui risquait de faire exploser son être psychique.

Malgré lui, il pensa à l'amour, se demandant s'il tomberait amoureux comme la première fois, c'est-à-dire avec cette passion violente qui ressemblait à un bonheur douloureux et aliénant. Il le voulait, mais souhaitait par contre que sa raison ne soit pas dominée pour parvenir, peut-être, à une véritable apothéose des sens et du coeur.

Ne tenant pas à se faire poser des questions, il évitait toujours de se mettre en position d'en recevoir. Il décida donc de ne pas lire le livre maintenant. Mais d'un autre côté, s'il le lisait, il pourrait se vanter d'avoir une longueur d'avance sur eux. Mais il garda sa première idée.

D'une beauté complexe, Tudi plaisait, même sous son aspect un peu austère, c'est-à-dire avec une certaine rigidité dans les principes et le comportement. Mettant toute son originalité dans sa façon de penser, gardant une allure dépouillée dans ses vêtements, il ne portait aucun bijou ou signe distinctif. Son imagination vive et sa joie de vivre - mais pas toujours évidente - charmaient les femmes. Mais dans la crainte de s'engager, ou de faire un mauvais choix, il faisait rarement le premier pas, évitant ainsi d'avoir à faire des efforts pour se sortir d'une situation difficile.


Dans le village de Saint-Donat, l'autobus les laissa près d'un petit restaurant où ils s'attablèrent. Apercevant une épicerie de l'autre côté de la rue, Tudi demanda:

- Tu crois qu'on devrait acheter de la bouffe pour là-bas?

- Pas besoin, répondit Pierrick. La dernière fois, le garde-manger était plein de conserves et de pâtes. Ou peut-être seulement acheter du pain, et du lait pour le café. C'est un beau coin ici. J'aimerais posséder une terre ou un terrain sur le bord d'un lac. Et, de chez moi, peindre les rochers tout autour. Être propriétaire de quelque chose, de la terre que je foule. Quelle sensation ce doit être! Comme un Seigneur du Moyen-Age!

Tudi sentit le besoin de commenter cette réflexion impromptue, ayant encore en tête l'amertume du délestage dont il avait été victime depuis leur départ de Montréal:

- J'aimerais posséder une terre non pour qu'elle soit mienne, mais pour que je puisse en jouir quand je le veux, sans qu'une personne me dise: «Hors de chez moi» ou «Le parc est ouvert de 8 à 20 heures pour les promenades». Le matérialisme pur et dur est une affaire d'appropriation: ma maison, mon auto, mon système de son, mon chien, ma femme, mon boyau d'arrosage. La seule chose qui nous appartienne en propre, c'est notre corps. Il est donc normal de dire ma main, ma tête, mon coeur, mon sexe. Et même encore là, selon certains individus, notre corps ne semble pas nous appartenir intégralement. Pour la religion catholique: défense de toucher les parties honteuses; pour la société: défense de se promener nu; pour les moralistes: défense de mettre fin à sa souffrance morale ou physique par l'euthanasie ou le suicide. Ou de se faire avorter. Je devrais me promener avec de petites affiches d'avertissement sur ma poitrine, ou des petits bracelets à mes poignets: «Ne touchez pas à mes parties honteuses» «Ne regardez pas ma nudité» «Ne m'euthanasiez pas» «Ne m'avortez pas» «Ne me suicidez pas». En fait, dans la présence des autres, je ne me possède pas. La possession des autres, c'est l'abandon de ma liberté.

- Tu as presque raison, acquiesça Pierrick, à la grande surprise de Tudi. Mais je suis d'avis qu'il faut échanger avec les autres. Échanger des relations humaines, et non des pouvoirs arbitraires.

- Je suis contre toute forme d'échange, répliqua Tudi, sans bien comprendre le sens des paroles de Pierrick. Je n'échange rien: je prends. Et je partage avec ceux que j'aime. L'échange, c'est la mesquinerie incarnée qui retourne vers la personne le bien qu'elle pourrait donner: je te donne ça, tu me donnes ça. Alors on calcule si ça a la même valeur, monétaire ou autre, et on pèse, et on compare, et on stère...

- Et l'argent, hein? s'exclama Pierrick piqué au vif. Qu'est-ce que tu en fais? Il en faut!

- L'argent est mesquin, mais il faut vivre avec. Je n'ai aucune capacité à accumuler la richesse, en valeurs négociables et échangeables j'entends.

- Tu es réellement un philosophe, dans ton genre, concéda Pierrick, afin de ne plus glisser sur cette pente où il risquait de remettre en question des choses qu'il ne voulait pas remettre en question.

Mais Tudi continua, comme s'il devait, envers et contre tout, vider sa pensée:

- «Philosopher, c'est apprendre à mourir» disait Montaigne. Mais je suis un faux philosophe. Parce que je ne veux pas faire école. 

Mais Bérénice, qui en avait marre du caractère insupportable de Tudi, répliqua rudement:

- Mais déjà, en disant que tu ne veux pas faire école, tu lances un mouvement de tous ceux qui ne veulent pas faire école.

Tudi ne releva pas l'allusion, se contentant de jeter à Bérénice un regard au fond duquel suintait cette détresse inavouée issue de son impuissance à contrôler son humeur.

Mais il ne pouvait pas ne pas répliquer à cette attaque:

- Le philosophe montre sa pensée et l'explique. Il la dissèque devant les autres. Il étale les morceaux. Et puis il dit aux gens: ce morceau-là s'emboîte dans celui-ci, et celui-là va là, comme ça. Et il échafaude son modèle, sa théorie compliquée et torturée, pour à peine tenter une esquisse de l'ombre d'un semblant d'explication d'une partie de sa pensée. Mais moi, j'ouvre et j'étale les phrases et les mots pour éclabousser l'engrenage régissant les humains. Je provoque des ratés, des glissements d'idées, et les roues patinent. On me pose des questions auxquelles je ne réponds pas, parce que chacun à sa réponse. Par exemple, j'ai longtemps cru qu'il fallait faire de chaque heure, de chaque minute, une habitude, une tradition, un rituel métaphysique en quelque sorte. Manger, se coucher, lire toujours aux mêmes heures. Parce que je croyais que la régularité dans tout, pour les astres ou les intestins par exemple, c'était la longévité. Je croyais que le corps et l'esprit avaient horreur du chaos. C'était ma réalité. Je n'allais pas l'imposer aux autres. Mais c'était faux. Sans chaos, il n'y a pas de création. Si Dieu était resté assis sur son cul à méditer, nous ne serions pas là aujourd'hui. Et ce serait dommage, malgré tout.

Tudi avait ajouté les deux derniers mots en regardant Bérénice droit dans les yeux. Elle avait alors, à cet instant précis, ressenti l'appel du destin: elle ferait de Tudi l'élu qui scellerait le dessein de sa vie.

- Alors, tu es servi de ce temps-ci,lança Pierrick. Tu es dans un vrai chaos. Peut-être deviendras-tu célèbre?

- Je ne veux pas être célèbre, répliqua Tudi, entraîné malgré lui dans un spleen existentialiste. La civilisation est un système. Qu'on me reconnaisse sur la rue, comme un ami, ou même comme un voisin, d'accord. Mais pas comme «M. l'écrivain célèbre qui gagne beaucoup d'argent». As-tu remarqué que le mot écrivain est composé de «écrit» et «vain»? Parce qu'être écrivain, c'est déjà faire partie d'un système, et que tout système est vain. D'ailleurs, je ne veux pas être: je veux être en devenir. Je ne dis pas «je suis». «Je suis écrivain», c'est statique, immobile, figé. «J'écris»: cela laisse entrevoir une évolution. Un titre est toujours malsain. Comme dire: «Je suis dans la vérité». Mieux vaut dire: «Je sais». Être dans un système, c'est être dans une boîte, prisonnier d'une secte, d'un groupe, d'une société. Et pour moi, la véritable indépendance, c'est vivre sans systèmes ni catalogues. Même vivre dans le passé, c'est vivre dans un système. Le présent étant un système en devenir, il faut cesser de vivre au présent pour vivre l'avenir. La pire phrase à prononcer: «Vivre au jour le jour». Dans ce cas, on ne coupe jamais avec son passé, et on reste malheureux de ce qui nous arrive. C'est comme si la personne avait un poids immense sur les épaules, et qu'elle ne pouvait avancer. Ou alors très lentement, péniblement. Il faut des projets, des ambitions, des rêves, des espoirs. Nous ne sommes pas des taupes quoi! Cessons d'avancer au pouce dans le noir, et déployons-nous pour prendre notre envol vers quelques cimes... violemment éclairées. 

- Mais certains sont malheureux de ne pas avoir le futur qu'ils voudraient, commenta Bérénice, soudainement intéressée.

- Ils ne peuvent pas l'avoir, parce que le futur n'est jamais là. Le passé explique le futur, mais ne le fait pas, comme j'ai déjà dit. «Le passé est un luxe de propriétaire» écrivait Sartre. Les gens sont malheureux parce qu'ils restent collés au passé, et ne décident pas le présent. Ce qui fait le futur, c'est la décision que l'on prend maintenant.

- Mais notre passé influence aussi notre décision présente! fit remarquer Bérénice.

- Le passé est une infinité de petits présents. À chacun de ces moments, nous avons eu une décision à prendre. Bonne ou mauvaise, ça n'a pas d'importance. C'est la décision que nous prenons maintenant qui compte. Chacun de ces présents a fait notre vie présente. Mais les gens veulent se fondre dans le troupeau. Très peu pour moi. L'état providence fait de ses citoyens des «assistés». L'état n'a pas à s'occuper de mon bonheur. Je n'ai que faire des vacances organisées, des thérapies de groupes, des loisirs en groupes, des sports de masse, et regarder tous ensemble la même émission de télévision. Je suis un individualiste.

- Tu l'as déjà dit, fit Pierrick. Mais il faut aussi aider les autres.

- On ne peut venir en aide aux autres que lorsque l'on a une spécialité, et du jugement, affirma Tudi en croisant les bras, décidé de ne plus renchérir sur la question.

Depuis un bon moment, les mots «qui gagne beaucoup d'argent» avaient aiguillé les pensées de Pierrick sur une tout autre voie. Ayant perdu le sens de l'écoute, il réorienta la discussion:

- J'aimerais être millionnaire. Pas toi?

- Être riche et laid, blagua Tudi.

Devant la mine sérieuse de Pierrick, il n'éjecta pas le petit rire qui prenait forme dans sa gorge. Mais cette petite question lui offrit l'occasion de reprendre le contrôle de la discussion qui, pour lui, voulait dire monologuer.

- Être millionnaire, c'est faire partie d'un système, expliqua-t-il pour amoindrir sa remarque. Le millionnaire doit vivre en millionnaire. Pour que toutes les portes s'ouvrent devant lui, il doit projeter l'image d'un millionnaire. Pas parce qu'il est bon et gentil, mais parce qu'il est millionnaire. Les gens ne posent pas de questions au millionnaire: ils le servent. Au pauvre type qui veut un service, ils poseront un tas de questions, et avec méfiance en plus. Je veux de l'argent pour ne plus dépendre de personne. Si ce que je veux accomplir me demandait d'être un ermite au fond d'un antre perdu dans la montagne, j'y serais demain matin. Je me retirerais de la masse aveugle du peuple. Mais j'ai besoin de rester dans la société pour accomplir ce que je me suis assigné. J'ai donc besoin d'argent. Non en tant que possession pure et simple, mais en tant qu'outil.

- Donc, tu n'as besoin d'aucune structure pour vivre? s'étonna Pierrick, tenté de dire sa façon de penser à cet individu osant mépriser toutes formes de relations humaines.

Mais Tudi répliqua:

- J'ai tellement de notions, de concepts, d'images qui s'entrechoquent dans ma tête que j'ai besoin d'une structure pour les retenir et pour les ordonner. Mais attention: structure ne veut pas dire système. Je ne retiens aucun système.

Lasse de cette discussion qui ne menait à rien, et qui les éloignait même les uns des autres, enfermée dans un isolement moral, Bérénice se sentait de plus en plus nue dans sa petite robe, comme si ces hommes qui, quelques instants plus tôt, étaient son bouclier contre les autres hommes, la laissaient maintenant flamber sous les regards des mâles attablés autour d'eux. Elle était consciente d'être elle-même la cause de cette situation, car elle avait fait en sorte que ses vêtements, son corps, sa tête disent «oui» à Tudi et à Pierrick, afin qu'ils la regardent et l'admirent. Mais ils s'affrontaient comme deux gladiateurs. C'est pour attirer leur attention, et effacer d'un coup tout autre sujet de discussion, qu'elle aborda le thème de «l'amour», sachant que Tudi y était particulièrement sensible.

- Tu crois à l'amour? lui demanda-t-elle soudainement.

- Oui, fit Tudi dans un souffle, comme si tout l'air de ses poumons avait été nécessaire pour expulser ce mot de sa gorge.

- L'amour, c'est différent de venir en aide, tenta d'expliquer Bérénice, se rendant compte que ce sujet était trop vaste pour Tudi. C'est différent de combler des besoins chez une autre personne.

Mais elle arrêta de parler, ne voulant plus s'engager sur ce sujet. Pierrick, saisissant ce silence au vol, préféra aborder «l'amitié».

- On est des amis toi et moi? demanda-t-il à Tudi.

- Mais non, pas encore! se rebiffa Tudi. Je choisis mes amis.

- Et tu as beaucoup d'amis?

- Aucun. Mais j'ai des demi-dieux, des personnes - en dehors de la famille - sur lesquelles je peux toujours compter en cas de besoin. Je ne les vois jamais, mais je sais qu'ils existent. C'est l'accord parfait entre eux et moi. 

- Mais nous sommes des amis! insista Pierrick.

- Mais non, répliqua Tudi. Ce que je recherche, c'est l'exclusivité de l'amitié. Une amitié juste pour moi. Comme l'amour.

Bérénice suivait attentivement le dialogue, amusée par les renvois à l'emporte-pièce, et obnubilée par le frein que Tudi appliquait à chacune des tentatives que faisait Pierrick pour l'intégrer dans sa vie.

- On vit ensemble présentement? demanda Pierrick.

- Mais non, qu'est-ce que tu penses!

- Mais on va vivre ensemble? Oui?

- Pas pour longtemps!

- Mais là, oui, quelques jours?

- Oui, OK!

- On réalise un projet commun?

- Pas encore!

- Oui ou non? insista Pierrick, ne perdant pas patience.

- Oui!

- Alors, on est des amis, dit Pierrick en levant les bras dans un signe d'évidence.

Mais Tudi, prompt à synthétiser les idées, résuma cette réflexion:

- Pour toi, l'amitié, c'est vivre ensemble - hors des rapports sexuels, j'espère! - et accomplir une oeuvre commune?

- Exact! acquiesça Pierrick, espérant que cette discussion s'arrêterait là.

- L'amitié temporaire, en quelque sorte! rajouta Tudi, non convaincu. Quand le projet est fini, quand on n'habite plus ensemble, l'amitié est finie!

- Pas comme ça! s'impatienta finalement Pierrick. Quand on a accompli une oeuvre commune avec quelqu'un, on ne le voit plus de la même manière.

- Pour un faux philosophe, tu as des réflexions heureuses, concéda Tudi avec une franchise non équivoque qui combla Pierrick d'une fierté légitime. 

Mais Tudi brisa immédiatement sa joie en déclarant, comme s'il balayait une futilité:

- Je ne crois pas à l'amitié. Chacun vit sa vie comme il le veut, et souvent comme il le peut.

Pierrick, au grand plaisir de Bérénice, porta le débat à un niveau plus raisonnable en répondant de belle façon:

- Le rôle de l'humain est de donner, de s'entraider, et aussi de recevoir. L'humain, comme toi Tudi, est sexuel. Il existe dans le temps et dans l'espace. Il parle. Il est mortel. Nous sommes tous pareils, que tu le veuilles ou non. Que désires-tu de plus?

- Je veux le livre - pardon! - le libre arbitre! L'humain a le pouvoir de décider ce qu'il veut faire. Il est responsable de ce qui lui arrive au moment où il décide d'agir. Il n'y a rien d'autre qui ne soit plus vrai que le libre arbitre.

- Mais ce qui t'arrive, tu ne l'avais pas décidé? lança Pierrick, convaincu d'affaiblir la certitude de Tudi.

- Bien sûr que non, je ne l'avais pas décidé. On ne décide pas ce qui nous arrive, puisque ça «arrive». Et personne ne pourra jamais rien à cet état de choses. Mais on décide de ce qu'on fait avec «ce qui arrive», et cela chaque minute de notre vie. Et c'est ça, le libre arbitre. On décide avec le bagage physique, intellectuel, moral, psychologique et pécuniaire que l'on possède à ce moment-là.

Devant la mine déconfite de Pierrick, et semblant réaliser quelque chose, il déclara dans un grand changement d'attitude:

- Vous savez, jusqu'à cet instant, je ne croyais pas à ce qui m'arrivait. Et ça, c'est un autre point important dans le libre arbitre: prendre conscience de ce qui nous arrive. Maintenant, je crois que je suis dans la merde. Et je vais réagir en conséquence, dès maintenant.

En passant à l'action, Tudi allait poser les gestes qui préserveraient son intégrité. Il constatait qu'il avait toujours vécu sa vie comme il écrivait ses romans, c'est-à-dire en alignant soigneusement les actions, mais sans réellement les poser.

- Fini les bibliothèques, «je veux creuser la terre de mes propres mains», dit-il.
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vendredi 27 décembre 2019

Science-fiction - L'erreur d'Alexeï Alexeïev

J'ai bien aimé ce livre de science-fiction de A. Poleischuk (Dnepropetrovsk, Ukraine, 1923; Podolsk, Russie, 1979): L'erreur d'Alexeï Alexeïev.


L'erreur d'Alexeï Alexeïev

A. POLEISCHUK

Titre original : Oshibka Alekseja Alekseeva, 1961

Traduction de Pierre MAZEL

Illustration de Jean-Claude FOREST

HACHETTE / GALLIMARD (Paris, France),

Coll. «Le Rayon fantastique» n° 114


Dépôt légal : 2e trimestre 1963.

208 pages.


Quatrième de couverture:


Une lettre d'Alexei Alexeiev annonçait que ce qu'il venait de découvrir ferait « exploser » toutes les connaissances en physique.

Et une inexplicable explosion détruit son laboratoire de recherches cosmiques.

Impossible de pénétrer dans les ruines. On se heurte à une masse translucide aussi dure que du diamant, à travers laquelle on distingue quelques formes sombres comme prises dans un aquarium soudain congelé.

Par quel phénomène inconnu et imprévisible, cette « congélation » de l'atmosphère du laboratoire a-t-elle pu se produire ?

Le mystère ne sera résolu que l'extraordinaire révélation sur laquelle se termine ce roman de science-fiction dont l'audace a produit une véritable sensation en U.R.S.S.

Photo: Pierre Rousseau - © 2019
Archives Pierre Rousseau
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jeudi 26 décembre 2019

Littérature québécoise - Zamboni

Zamboni

François Gravel

Les Éditions du Boréal, Montréal, 1990.

Coll. «Boréal Junior»

Maquette de la couverture: Rémy Simard.

Illustrations: Pierre Pratt.

10,5 x 17,5 cm.

96 pages.



«J'aime beaucoup être gardien de but, vraiment beaucoup. Même quand on perd. Même quand mon instructeur me dit que j'ai fait des erreurs. La seule chose que j'aime moins, c'est quand je rentre à la maison avec mon père. J'ai des problèmes avec lui. C'est pour ça que j'ai écrit mon histoire. C'est pour ça aussi que le conducteur de la Zamboni est mon ami. [...] Ce qu'on peut voir dans le ventre d'une Zamboni, c'est quelque chose d'assez extraordinaire.»

L'histoire d'un petit garçon et sa machine à rêver. Un livre où se côtoient l'humour et l'émotion... et quelque chose aussi comme la tendresse sous le lourd équipement d'un gardien de but.

Zamboni est le deuxième roman que François Gravel écrit pour les jeunes. Il était déjà l'auteur de Corneilles et, pour les adultes, de La Note de passage, Benito, L'Effet Summerhill et Bonheur fou.

Photos: Pierre Rousseau - © 2019
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mercredi 25 décembre 2019

Littérature enfants/jeunesse - Winnie-the-Pooh

Winnie-the-Pooh

Un album à colorier

de Walt Disney

Copyright 1985, 1981 par Walt Disney Productions.

21,5 x 27,5 cm.


Photos: Pierre Rousseau - © 2019
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mardi 24 décembre 2019

Littérature enfants/jeunesse - Woofits Color - Jesco

Woofits Color - Jesco

Jesco - Imagerie (Hautefort), 1980.

(Album d'activités et à colorier)

19,0 x 26,0 cm.




Photos: Pierre Rousseau - © 2019
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lundi 23 décembre 2019

Théâtre - À toi pour toujours, ta Marie-Lou

 
 À toi pour toujours, ta Marie-Lou

Pièce de Michel Tremblay

Coll. «Théâtre canadien»

Éditions Leméac, Montréal, 1971.

96 pages.


Nombreuses photographies


Photos: Pierre Rousseau - © 2019
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dimanche 22 décembre 2019

Rêve égothique

Un bandeau sur les yeux,
Un bras cassé,
Mordu jusqu’au sang,
La peur de l’obscurité,
La pleine lune,
Les candélabres
Un éclat sur une lèvre,
Des lueurs à venir
Dans les quintefeuilles
...des onze mille vierges.

En pleine nuit,
Les tambours résonnent,
Les coqs de clocher hurlent,
Les tailleurs de pierres frappent.

Peu à peu,
Le noir s’évapore
Dans la blancheur de la peau.

Puis, ce silence,
Ce grand silence
...dans mon rêve.

Pierre Rousseau, Les beaux naufrages, 2004.
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samedi 21 décembre 2019

Littérature québécoise - Aaron

Aaron

Yves Thériault

Grasset, Paris, 1957.

208 pages.


Photos: Pierre Rousseau - © 2019
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vendredi 20 décembre 2019

Livres et cahiers pratiques - Abrégé de phonétique française

 
Abrégé de phonétique française

Richard Bergeron, M.A.

Directeur général des écoles
à la Commission scolaire catholique de Sherbrooke,
Chargé de cours à l'École normale de l'Université de Sherbrooke.

Éditions Centre de psychologie et de pédagogie,
Montréal, s/d.

12,5 x 19,0 cm; 118 pages.

Remarque: pages non découpées.


Signet trouvé dans ce livre:


Photos: Pierre Rousseau - © 2019
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jeudi 19 décembre 2019

Simulacre - Chapitre 13 - Récupérer l'objet

Voici le treizième chapitre de Simulacres (Pierre Rousseau, 1995; ancien titre Dague)

13 Récupérer l’objet


Tudi se demandait souvent combien de temps il lui restait à vivre: une minute ou vingt millions? Il se sentait si près de la mort, si près de l'abîme sans fin, qu'il se cramponnait sur la croupe de la vie galopante, comme une créature fuyant l'épouvante. Mais ses visions apocalyptiques se transformaient en rêves qui le harcelaient depuis un mois, comme des insectes grugeant l'intérieur de sa tête pendant son sommeil, marchant allègrement sur ses neurones, pataugeant dans le fluide céphalo-rachidien entre l'arachnoïde et la pie-mère, tapotant le thalamus. C'était comme si ces insectes préparaient un coup de force contre sa raison.

Cela lui donnait le goût de tout faire sauter, c'est-à-dire de laisser son logement, sa ville, son pays même, afin de n'avoir plus aucune attache, aucune pièce à conviction ne l’identifiant au passé. Fuir pour se redéployer, car il ne pouvait naître deux fois. Mais pour cette grandiose alternative à sa détresse, le risque énorme, en ouvrant ses ailes, de rompre le fil de la vie retenait les gestes qui lui auraient permis de déployer largement sa gorge aux rires, d'étaler ses soupirs de contentements, de manifester l'intensité de sa joie de vivre. Mais au lieu de tout cela, il ne modifiait rien de sa vie, ne se payant que de petits plaisirs, de petites joies, de petits sourires, de petits bonheurs chétifs et matériels, quelques femmes, Véronique, et le loisir d'écrire comme il lui plaisait.

Quand, le moment venu, il s'isolait pour plusieurs heures, sa main abandonnée à elle-même traçait sur les lignes les mots que le stylo laissait derrière lui, poussée vers l'avant par une inspiration débordante. Mais Tudi prenait quand même le temps de mettre les points sur les «i», et de regarder autour de lui si un événement ou une personne le regardant écrire ne lui permettrait pas de sortir de la solitude des idées.

Mais il était relativement heureux, si on peut appeler bonheur l'absence de passions et de haines dans «le gris des jours s'évachant langoureusement entre l'aube glauque et le crépuscule occulte», tel qu'il l'écrirait en utilisant les mots propices à décrire cette couleur intermédiaire entre le blanc et le noir, ce point neutre des nuances, comme le peut-être entre le oui et le non. C'était comme si la matière grise de son cerveau enveloppait tout pour rendre son univers sans personnalité, morne et triste, terne et ennuyant, tel un abîme entre la naissance et la mort.

Il rêvait pourtant à de grandes aventures, mais sans les provoquer, se contentant de les transcrire soigneusement sur des feuilles lignées à trois trous. De ces images fluides et fuyantes - comme les relents de rêves - il faisait des paragraphes, des chapitres, puis finalement un roman. C'était alors une suite de scènes épiques animées de leur vie propre, mais hors de la réalité psychologique de sa propre existence. Les gestes de ses personnages parvenaient même à brouiller ses gestes, les amenuisant au point de les rendre anodins.

Mais l'écriture restait sa véritable passion. Il y mettait l'ardeur qu'il fallait, dévalisant les bibliothèques d'histoire, de sciences, de géographie, de psychologie, triturant tous les domaines des connaissances humaines, y cherchant la petite phrase d'où émanerait l'idée originale. Mais la sagacité de son esprit restait loin de son ventre: il ne se prenait pas encore pour le nombril du monde.

Alors qu'il allait être soumis - malgré lui toutefois - à une grande aventure, il ne retrouvait pas cette sensation euphorique qu'il accordait sans ménagement à ses héros. Il se sentait plutôt dérangé dans ses habitudes, craintif de l'issu de la bataille, doutant de la qualité de sa propre énergie qu'il aura à opposer à un adversaire non identifié.

Même s'il ne risquait pas sa vie physique, il craignait pour sa liberté. Même en sachant que cette liberté perdait tout caractère d'absolu - ne pouvant être immorale ou illégitime - il ne visait que l'autodétermination à partir de ses propres règles et rouages internes, et de ses propres orientations philosophiques et sexuelles. Il désirait posséder les pleins pouvoirs sur lui-même, mais sans en abuser, et sans rien imposer à personne. 

Se sachant innocent des actes criminels commis à son insu, il ressentait cette révolte à l'idée d'être condamné et emprisonné. Il sentait, au plus profond de lui, le terrible désarroi d'être jugé après avoir hurlé son innocence. Si la justice, par les hommes qui la soupèsent, décidait de le condamner, il ne servait à rien de se rouler par terre ou de se jeter sur les murs. Il ne parviendrait qu'à abîmer son corps par ces esclandres, et ne trouverait personne pour le consoler.

Il craignait pourtant que cette injustice soit aussi longue à languir, dans la souffrance et le dépérissement de tout son être, que son premier amour, cet amour-maladie comme il l'appelait. Mais avec les années, le temps réussissait quand même à remettre le cœur désaxé sur une tangente plus ou moins normale. Comme la certitude de ne plus pouvoir tomber en amour, il était certain de ne plus croire en la qualité morale de justice propre à l'homme, ou, si la réalité était-elle qu'il ne pouvait pas ne pas être coupable, à la justice presciente.

Que Bérénice et Pierrick soient tous les deux liés à cette affaire l'énervait, car il avait une petite crainte, et même une angoisse face à cette étrange machination faisant de lui un meurtrier sadique. Il pensa même consulter un psychiatre. Mais il chassa cette idée, comme on chasse une mouche collante d'un geste exacerbé.

Il était pourtant heureux de faire oeuvre commune avec d'autres personnes, lui qui, habituellement - et plus ou moins par choix - réalisait seul ses projets, ne désirant rendre de compte à personne. C'est pour cela qu'en marchant vers son appartement, il se demanda si, après avoir récupéré le livre, il irait rejoindre Pierrick et Bérénice au terminus. Car il lui serait facile - et légitime - d'agir seul dans une telle circonstance. Il ne mettrait alors en péril que sa propre personne.

Il regarda dans sa boîte à lettres et n'y trouva qu'une feuille blanche. Assuré que les lieux n'étaient pas surveillés par la police, il monta l'escalier menant au deuxième étage. Lorsqu'il tourna le coin du couloir, face à la porte de son appartement, quelqu'un le bouscula brutalement. Il se plaqua sur le mur afin de livrer passage à un individu qui dégringola l'escalier et disparut dans la rue.

Tudi ragea, n'aimant pas qu'on le frappe ou qu'on le bouscule. Mais il n'était pas question de se mettre à la poursuite de cet énergumène. D'ailleurs, son attention fut attirée par la porte entrebâillée de son appartement. Il la poussa et constata un désordre qui aurait pu être pire si l'intrus n'avait pas pris la précaution d'éviter de faire de bruit. «Merde, y sont pas allé de mains mortes quand même!» murmura Tudi en songeant au cambriolage. Mais rien n'avait disparu, de sorte qu'il soupçonna la police. Mais il se dit qu'eux n'auraient pas été aussi délicats! «Qu'auraient-ils cherché de toute façon?» se demanda-t-il.

Il ramassa le livre tombé derrière la table de chevet, et sursauta lorsque son chat Lapsus - ce n'était pas le chat qu'il s'attendait à recevoir en cadeau! - surgit devant lui. «T'as eu peur, Lapsus, hein? Dis-le! » Il le prit, le caressa à rebrousse-poil. Puisqu'il partait pour un temps indéterminé,  il décida de ne pas laisser la petite bête toute seule. Il sortit du logement et frappa à la porte voisine. Un enfant cria. Puis le porte s'ouvrit toute grande, comme une invitation à s'y engouffrer. Dès qu'elle le reconnut, la grande femme blonde, très belle dans son peignoir long - sans chemise de nuit dessous - se campa devant lui:

- Tu en fais une tête. Bonjour Lapsus. Tu entres. J'ai peut-être quelques minutes à te consacrer.

Elle ouvrit largement sa robe de chambre, montrant sans pudeur une nudité intégrale apte à stimuler le désir sexuel de Tudi. Il savait qu'elle voulait faire l'amour, comme à chaque fois qu'elle le voyait. Elle trouvait son corps si attirant qu'elle le caressait sans arrêt pendant une demi-heure avant l'acte lui-même. Elle le faisant languir exprès, alors qu'il désirait que ses caresses se concentrent plus sur son pénis dur. Il songea à Bérénice qui, elle aussi, l'avait fait longuement languir.

Les premières fois, le petit garçon de trois ans qu'elle laissait aller librement dans la chambre le perturbait. Il s'amusait la plupart du temps sur le sol avec ses jouets. Mais quand les souffles - et surtout celui de sa mère - devenaient plus audibles, il montait sur le lit et faisait «Ti-galop, Ti-galop» sur le dos de Tudi étendu sur sa maman haletante et prête à jouir, et qui ne se préoccupait aucunement de son rejeton. Puis, constatant que l'enfant trouvait tout naturel ces deux adultes roulants nus dans le lit, il s'y habitua et finit par jouir pleinement des caresses de la mère.

Mère célibataire, serveuse à temps plein et mannequin parfois pour des magazines de second ordre, Véronique parvenait assez facilement à joindre les deux bouts. Elle refusait l'Assistance publique, disant que tant qu'elle aurait la santé, elle n'avait pas besoin que le gouvernement décide de son bonheur.

Tudi mit le chat à ses pieds:

- Tu me gardes Lapsus quelques jours. J'ai des problèmes. Je pars dans le Nord.

- Le pôle Nord, père Noël? fit-elle.

- Non, le petit nord. Comme le train. Saint-Donat

Déjà paranoïaque, Tudi regretta d'avoir nommé la ville où il se rendait.

- Mais pas un mot à personne! ajouta-t-il vivement.

- Botus et mouche cousue, répondit-elle en éclatant d'un grand rire sonore.

Elle l'embrassa sur la joue. Puis se ravisant, elle colla étroitement ses lèvres contre les siennes dans un grand baiser sonore et délicieux:

- Soit prudent, grand hibou nordique.

Tudi aimait son rire et sa joie de vivre. Mais pas assez pour habiter avec elle, comme elle le lui avait demandé. «On s'entend bien, on fait bien l'amour, on sauve sur le loyer, Bibi t'aime bien, quoi de mieux?» «La liberté» avait pensé Tudi, mais sans le dire.

Il l'embrassa à son tour sur les deux joues, se ravisa, et l'embrassa brièvement et affectueusement sur le front. Il fit un câlin à Bibi qui déjà allongeait de quelques centimètres les oreilles du chat. «Quel bon caractère il a, ce chat!» pensa Tudi en descendant précipitamment les marches. Il prit, sans hésiter le métro menant au terminus d'autobus.

L'arrêt à la station Rosemont lui rappela ses premiers écrits dans la maison de ses parents, sur la rue Marquette. Ils habitaient alors une étrange maison. C'était, en fait, d'anciens bureaux de la ville de Montréal. Dans sa chambre, au deuxième étage, une petite lucarne lui donnait la seule vue vers l'extérieur: non sur l'horizon, mais sur un mur de briques à dix mètres. Pour voir un carré de ciel, il devait se pencher dangereusement au-dessus du vide, et uniquement pendant la saison chaude, car à l'automne, son père clouait et calfeutrait soigneusement la fenêtre. Tout l'été, il admirait sur les vitres le miroitement des ombres avivées par les rayons du soleil couchant frappant les feuilles d'un arbre haut et filiforme pris entre deux murs.

Pendant des années, il a examiné ce mur de plâtre jaune, lézardé en plusieurs endroits, et maintes fois rapiécé. Il formait le côté nord du lavoir de bouteilles. La pente très douce du toit recouvert de gravier s'étendait jusqu'à un autre mur de briques encore plus haut. L'eau de pluie suivait cette dénivellation et s'égouttait dans une gouttière. De là, elle coulait vers la droite jusqu'à ce qu'elle tombe verticalement en faisant, cinq mètres plus bas, un trou autour duquel l'herbe devenait plus grasse, plus haute, plus verte que partout ailleurs. Pendant l'été, il se formait là une petite oasis dans lequel l'arbre claustrophobe puisait ses ressources minérales.

Des tuyaux, noir de goudron, et dont Tudi ignorait l'utilité, grimpaient ici et là sur la surface verticale, mais sans jamais atteindre le larmier ou le rebord du toit. Les vitres des fenêtres grillagées avec de la grosse broche n'étaient jamais lavées du dedans. Quelques brins de paille s'échappaient, il ne savait d'où, et restaient accrochés ici et là aux aspérités de la brique, ou sur les rebords des fenêtres, comme des pousses de poils sur le flanc d'un animal glabre.

Dans sa chambre, comme seul mobilier: un lit, une chaise, un petit pupitre. Aucun bibelot, aucun cadre, aucun rideau. Comme sur une scène de théâtre dépouillée, le jeu des acteurs faisait foi de toutes évocations imaginaires. Mais seul acteur de sa vie, Tudi commença, à douze ans, à écrire des textes différents de ses poèmes, mais qu'il déchirait après un certain temps, plus pour ne pas qu'ils soient découverts par sa mère que parce qu'il les jugeait médiocres.

Ses sujets étaient peu variés, et consistaient dans des descriptions quelque peu outrancières d'aventures largement inspirées de celles de Bob Morane, son héros de l'époque.

Tudi aimait sa chambre parce qu'elle était au-dessus du monde, et par conséquent, l'endroit idéal pour un écrivain. Il ne s'imaginait pas écrire dans une cave, alors qu'il serait plus près des pieds que de la tête. Dans sa chambre, le toit retenait ses idées, les empêchant de s'échapper, et les faisant d'autant mieux rebondir sous les combles aux plafonds en pente.

Il ne s'imaginait pas non plus écrire au milieu d'un champ, là où ses idées partiraient au vent sans qu'il puisse les retenir bien longtemps. D'ailleurs, il lui était alors difficile de rêver aux champs, n'ayant jamais mis les pieds dans cette campagne où les vaches fabriquaient des bérets, comme lui disait son père. Il n'était pas certain de saisir le sens véritable de cette remarque, car il ne connaissait que le petit «champ de pigeons» près du viaduc Papineau, et non loin des deux grandes cheminées fumantes et puantes de l'incinérateur où travaillait son père. Dans ce terrain vague qui ne servait à rien d'autre qu'à être vide, il jouait aux cowboys avec ses amis, ou aux policiers, ou aux pompiers, allumant parfois de véritables feux de broussailles, jusqu'à ce que les vrais pompiers arrivent!

Il y avait aussi un autre champ enseveli sous 15 mètres de déchets domestiques, puant et gigotant l'été, mais qui l'hiver se transformait en de grandes pentes sur lesquelles lui et ses amis glissaient jusqu'au boulevard Rosemont.

Il se rappela aussi l'épidémie de sauterelles; la sauterelle dans la culotte de sa sœur...

Le métro s'arrêta à la station Berri-Uqam. Tudi en sortit plus déprimé qu'avant, sans bien savoir pourquoi d'ailleurs, comme si le fait de voyager dans le temps et l'espace avait fait dérailler ses émotions.
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