jeudi 19 décembre 2019

Simulacre - Chapitre 13 - Récupérer l'objet

Voici le treizième chapitre de Simulacres (Pierre Rousseau, 1995; ancien titre Dague)

13 Récupérer l’objet


Tudi se demandait souvent combien de temps il lui restait à vivre: une minute ou vingt millions? Il se sentait si près de la mort, si près de l'abîme sans fin, qu'il se cramponnait sur la croupe de la vie galopante, comme une créature fuyant l'épouvante. Mais ses visions apocalyptiques se transformaient en rêves qui le harcelaient depuis un mois, comme des insectes grugeant l'intérieur de sa tête pendant son sommeil, marchant allègrement sur ses neurones, pataugeant dans le fluide céphalo-rachidien entre l'arachnoïde et la pie-mère, tapotant le thalamus. C'était comme si ces insectes préparaient un coup de force contre sa raison.

Cela lui donnait le goût de tout faire sauter, c'est-à-dire de laisser son logement, sa ville, son pays même, afin de n'avoir plus aucune attache, aucune pièce à conviction ne l’identifiant au passé. Fuir pour se redéployer, car il ne pouvait naître deux fois. Mais pour cette grandiose alternative à sa détresse, le risque énorme, en ouvrant ses ailes, de rompre le fil de la vie retenait les gestes qui lui auraient permis de déployer largement sa gorge aux rires, d'étaler ses soupirs de contentements, de manifester l'intensité de sa joie de vivre. Mais au lieu de tout cela, il ne modifiait rien de sa vie, ne se payant que de petits plaisirs, de petites joies, de petits sourires, de petits bonheurs chétifs et matériels, quelques femmes, Véronique, et le loisir d'écrire comme il lui plaisait.

Quand, le moment venu, il s'isolait pour plusieurs heures, sa main abandonnée à elle-même traçait sur les lignes les mots que le stylo laissait derrière lui, poussée vers l'avant par une inspiration débordante. Mais Tudi prenait quand même le temps de mettre les points sur les «i», et de regarder autour de lui si un événement ou une personne le regardant écrire ne lui permettrait pas de sortir de la solitude des idées.

Mais il était relativement heureux, si on peut appeler bonheur l'absence de passions et de haines dans «le gris des jours s'évachant langoureusement entre l'aube glauque et le crépuscule occulte», tel qu'il l'écrirait en utilisant les mots propices à décrire cette couleur intermédiaire entre le blanc et le noir, ce point neutre des nuances, comme le peut-être entre le oui et le non. C'était comme si la matière grise de son cerveau enveloppait tout pour rendre son univers sans personnalité, morne et triste, terne et ennuyant, tel un abîme entre la naissance et la mort.

Il rêvait pourtant à de grandes aventures, mais sans les provoquer, se contentant de les transcrire soigneusement sur des feuilles lignées à trois trous. De ces images fluides et fuyantes - comme les relents de rêves - il faisait des paragraphes, des chapitres, puis finalement un roman. C'était alors une suite de scènes épiques animées de leur vie propre, mais hors de la réalité psychologique de sa propre existence. Les gestes de ses personnages parvenaient même à brouiller ses gestes, les amenuisant au point de les rendre anodins.

Mais l'écriture restait sa véritable passion. Il y mettait l'ardeur qu'il fallait, dévalisant les bibliothèques d'histoire, de sciences, de géographie, de psychologie, triturant tous les domaines des connaissances humaines, y cherchant la petite phrase d'où émanerait l'idée originale. Mais la sagacité de son esprit restait loin de son ventre: il ne se prenait pas encore pour le nombril du monde.

Alors qu'il allait être soumis - malgré lui toutefois - à une grande aventure, il ne retrouvait pas cette sensation euphorique qu'il accordait sans ménagement à ses héros. Il se sentait plutôt dérangé dans ses habitudes, craintif de l'issu de la bataille, doutant de la qualité de sa propre énergie qu'il aura à opposer à un adversaire non identifié.

Même s'il ne risquait pas sa vie physique, il craignait pour sa liberté. Même en sachant que cette liberté perdait tout caractère d'absolu - ne pouvant être immorale ou illégitime - il ne visait que l'autodétermination à partir de ses propres règles et rouages internes, et de ses propres orientations philosophiques et sexuelles. Il désirait posséder les pleins pouvoirs sur lui-même, mais sans en abuser, et sans rien imposer à personne. 

Se sachant innocent des actes criminels commis à son insu, il ressentait cette révolte à l'idée d'être condamné et emprisonné. Il sentait, au plus profond de lui, le terrible désarroi d'être jugé après avoir hurlé son innocence. Si la justice, par les hommes qui la soupèsent, décidait de le condamner, il ne servait à rien de se rouler par terre ou de se jeter sur les murs. Il ne parviendrait qu'à abîmer son corps par ces esclandres, et ne trouverait personne pour le consoler.

Il craignait pourtant que cette injustice soit aussi longue à languir, dans la souffrance et le dépérissement de tout son être, que son premier amour, cet amour-maladie comme il l'appelait. Mais avec les années, le temps réussissait quand même à remettre le cœur désaxé sur une tangente plus ou moins normale. Comme la certitude de ne plus pouvoir tomber en amour, il était certain de ne plus croire en la qualité morale de justice propre à l'homme, ou, si la réalité était-elle qu'il ne pouvait pas ne pas être coupable, à la justice presciente.

Que Bérénice et Pierrick soient tous les deux liés à cette affaire l'énervait, car il avait une petite crainte, et même une angoisse face à cette étrange machination faisant de lui un meurtrier sadique. Il pensa même consulter un psychiatre. Mais il chassa cette idée, comme on chasse une mouche collante d'un geste exacerbé.

Il était pourtant heureux de faire oeuvre commune avec d'autres personnes, lui qui, habituellement - et plus ou moins par choix - réalisait seul ses projets, ne désirant rendre de compte à personne. C'est pour cela qu'en marchant vers son appartement, il se demanda si, après avoir récupéré le livre, il irait rejoindre Pierrick et Bérénice au terminus. Car il lui serait facile - et légitime - d'agir seul dans une telle circonstance. Il ne mettrait alors en péril que sa propre personne.

Il regarda dans sa boîte à lettres et n'y trouva qu'une feuille blanche. Assuré que les lieux n'étaient pas surveillés par la police, il monta l'escalier menant au deuxième étage. Lorsqu'il tourna le coin du couloir, face à la porte de son appartement, quelqu'un le bouscula brutalement. Il se plaqua sur le mur afin de livrer passage à un individu qui dégringola l'escalier et disparut dans la rue.

Tudi ragea, n'aimant pas qu'on le frappe ou qu'on le bouscule. Mais il n'était pas question de se mettre à la poursuite de cet énergumène. D'ailleurs, son attention fut attirée par la porte entrebâillée de son appartement. Il la poussa et constata un désordre qui aurait pu être pire si l'intrus n'avait pas pris la précaution d'éviter de faire de bruit. «Merde, y sont pas allé de mains mortes quand même!» murmura Tudi en songeant au cambriolage. Mais rien n'avait disparu, de sorte qu'il soupçonna la police. Mais il se dit qu'eux n'auraient pas été aussi délicats! «Qu'auraient-ils cherché de toute façon?» se demanda-t-il.

Il ramassa le livre tombé derrière la table de chevet, et sursauta lorsque son chat Lapsus - ce n'était pas le chat qu'il s'attendait à recevoir en cadeau! - surgit devant lui. «T'as eu peur, Lapsus, hein? Dis-le! » Il le prit, le caressa à rebrousse-poil. Puisqu'il partait pour un temps indéterminé,  il décida de ne pas laisser la petite bête toute seule. Il sortit du logement et frappa à la porte voisine. Un enfant cria. Puis le porte s'ouvrit toute grande, comme une invitation à s'y engouffrer. Dès qu'elle le reconnut, la grande femme blonde, très belle dans son peignoir long - sans chemise de nuit dessous - se campa devant lui:

- Tu en fais une tête. Bonjour Lapsus. Tu entres. J'ai peut-être quelques minutes à te consacrer.

Elle ouvrit largement sa robe de chambre, montrant sans pudeur une nudité intégrale apte à stimuler le désir sexuel de Tudi. Il savait qu'elle voulait faire l'amour, comme à chaque fois qu'elle le voyait. Elle trouvait son corps si attirant qu'elle le caressait sans arrêt pendant une demi-heure avant l'acte lui-même. Elle le faisant languir exprès, alors qu'il désirait que ses caresses se concentrent plus sur son pénis dur. Il songea à Bérénice qui, elle aussi, l'avait fait longuement languir.

Les premières fois, le petit garçon de trois ans qu'elle laissait aller librement dans la chambre le perturbait. Il s'amusait la plupart du temps sur le sol avec ses jouets. Mais quand les souffles - et surtout celui de sa mère - devenaient plus audibles, il montait sur le lit et faisait «Ti-galop, Ti-galop» sur le dos de Tudi étendu sur sa maman haletante et prête à jouir, et qui ne se préoccupait aucunement de son rejeton. Puis, constatant que l'enfant trouvait tout naturel ces deux adultes roulants nus dans le lit, il s'y habitua et finit par jouir pleinement des caresses de la mère.

Mère célibataire, serveuse à temps plein et mannequin parfois pour des magazines de second ordre, Véronique parvenait assez facilement à joindre les deux bouts. Elle refusait l'Assistance publique, disant que tant qu'elle aurait la santé, elle n'avait pas besoin que le gouvernement décide de son bonheur.

Tudi mit le chat à ses pieds:

- Tu me gardes Lapsus quelques jours. J'ai des problèmes. Je pars dans le Nord.

- Le pôle Nord, père Noël? fit-elle.

- Non, le petit nord. Comme le train. Saint-Donat

Déjà paranoïaque, Tudi regretta d'avoir nommé la ville où il se rendait.

- Mais pas un mot à personne! ajouta-t-il vivement.

- Botus et mouche cousue, répondit-elle en éclatant d'un grand rire sonore.

Elle l'embrassa sur la joue. Puis se ravisant, elle colla étroitement ses lèvres contre les siennes dans un grand baiser sonore et délicieux:

- Soit prudent, grand hibou nordique.

Tudi aimait son rire et sa joie de vivre. Mais pas assez pour habiter avec elle, comme elle le lui avait demandé. «On s'entend bien, on fait bien l'amour, on sauve sur le loyer, Bibi t'aime bien, quoi de mieux?» «La liberté» avait pensé Tudi, mais sans le dire.

Il l'embrassa à son tour sur les deux joues, se ravisa, et l'embrassa brièvement et affectueusement sur le front. Il fit un câlin à Bibi qui déjà allongeait de quelques centimètres les oreilles du chat. «Quel bon caractère il a, ce chat!» pensa Tudi en descendant précipitamment les marches. Il prit, sans hésiter le métro menant au terminus d'autobus.

L'arrêt à la station Rosemont lui rappela ses premiers écrits dans la maison de ses parents, sur la rue Marquette. Ils habitaient alors une étrange maison. C'était, en fait, d'anciens bureaux de la ville de Montréal. Dans sa chambre, au deuxième étage, une petite lucarne lui donnait la seule vue vers l'extérieur: non sur l'horizon, mais sur un mur de briques à dix mètres. Pour voir un carré de ciel, il devait se pencher dangereusement au-dessus du vide, et uniquement pendant la saison chaude, car à l'automne, son père clouait et calfeutrait soigneusement la fenêtre. Tout l'été, il admirait sur les vitres le miroitement des ombres avivées par les rayons du soleil couchant frappant les feuilles d'un arbre haut et filiforme pris entre deux murs.

Pendant des années, il a examiné ce mur de plâtre jaune, lézardé en plusieurs endroits, et maintes fois rapiécé. Il formait le côté nord du lavoir de bouteilles. La pente très douce du toit recouvert de gravier s'étendait jusqu'à un autre mur de briques encore plus haut. L'eau de pluie suivait cette dénivellation et s'égouttait dans une gouttière. De là, elle coulait vers la droite jusqu'à ce qu'elle tombe verticalement en faisant, cinq mètres plus bas, un trou autour duquel l'herbe devenait plus grasse, plus haute, plus verte que partout ailleurs. Pendant l'été, il se formait là une petite oasis dans lequel l'arbre claustrophobe puisait ses ressources minérales.

Des tuyaux, noir de goudron, et dont Tudi ignorait l'utilité, grimpaient ici et là sur la surface verticale, mais sans jamais atteindre le larmier ou le rebord du toit. Les vitres des fenêtres grillagées avec de la grosse broche n'étaient jamais lavées du dedans. Quelques brins de paille s'échappaient, il ne savait d'où, et restaient accrochés ici et là aux aspérités de la brique, ou sur les rebords des fenêtres, comme des pousses de poils sur le flanc d'un animal glabre.

Dans sa chambre, comme seul mobilier: un lit, une chaise, un petit pupitre. Aucun bibelot, aucun cadre, aucun rideau. Comme sur une scène de théâtre dépouillée, le jeu des acteurs faisait foi de toutes évocations imaginaires. Mais seul acteur de sa vie, Tudi commença, à douze ans, à écrire des textes différents de ses poèmes, mais qu'il déchirait après un certain temps, plus pour ne pas qu'ils soient découverts par sa mère que parce qu'il les jugeait médiocres.

Ses sujets étaient peu variés, et consistaient dans des descriptions quelque peu outrancières d'aventures largement inspirées de celles de Bob Morane, son héros de l'époque.

Tudi aimait sa chambre parce qu'elle était au-dessus du monde, et par conséquent, l'endroit idéal pour un écrivain. Il ne s'imaginait pas écrire dans une cave, alors qu'il serait plus près des pieds que de la tête. Dans sa chambre, le toit retenait ses idées, les empêchant de s'échapper, et les faisant d'autant mieux rebondir sous les combles aux plafonds en pente.

Il ne s'imaginait pas non plus écrire au milieu d'un champ, là où ses idées partiraient au vent sans qu'il puisse les retenir bien longtemps. D'ailleurs, il lui était alors difficile de rêver aux champs, n'ayant jamais mis les pieds dans cette campagne où les vaches fabriquaient des bérets, comme lui disait son père. Il n'était pas certain de saisir le sens véritable de cette remarque, car il ne connaissait que le petit «champ de pigeons» près du viaduc Papineau, et non loin des deux grandes cheminées fumantes et puantes de l'incinérateur où travaillait son père. Dans ce terrain vague qui ne servait à rien d'autre qu'à être vide, il jouait aux cowboys avec ses amis, ou aux policiers, ou aux pompiers, allumant parfois de véritables feux de broussailles, jusqu'à ce que les vrais pompiers arrivent!

Il y avait aussi un autre champ enseveli sous 15 mètres de déchets domestiques, puant et gigotant l'été, mais qui l'hiver se transformait en de grandes pentes sur lesquelles lui et ses amis glissaient jusqu'au boulevard Rosemont.

Il se rappela aussi l'épidémie de sauterelles; la sauterelle dans la culotte de sa sœur...

Le métro s'arrêta à la station Berri-Uqam. Tudi en sortit plus déprimé qu'avant, sans bien savoir pourquoi d'ailleurs, comme si le fait de voyager dans le temps et l'espace avait fait dérailler ses émotions.
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