mercredi 18 décembre 2019

Simulacre - Chapitre 12 - Les empreintes

Voici le douzième chapitre de Simulacres (Pierre Rousseau, 1995; ancien titre Dague)

12 Les empreintes


Après avoir pris connaissance du rapport, Jaouen Olier le referma en murmurant: «Quelques faux et usages de faux. Rien-là qui fait d'un homme un criminel. Mais la nature humaine réserve parfois des surprises.»

L'immense affiche montrant en plan le labyrinthe de la pyramide funéraire d'Amenemhat III envahit tout son champ de vision, lui rappelant qu'enfant, il aimait construire des labyrinthes dans la neige ou sur le papier, ou faire paniquer sa souris blanche dans des couloirs de carton.

Pour lui, le labyrinthe était différent de la ligne droite, et jamais le chemin le plus court. Alors que pour la plupart des gens le labyrinthe représentait une complication inextricable, une confusion, un enchevêtrement, un réseau compliqué, une suite complexe de lignes, de détroits, voire un piège, un traquenard, une oubliette, pour Jaouen, le labyrinthe restait d'une résolution facile. Le plus difficile était de les inventer: il fallait un point de départ et un point de retour, et le point central. Mais sans trésor interdit, sans monstre, sans pierre philosophale: seulement une victoire ou une défaite. Sortir du chaos, ou y sombrer.

Les humains avaient fabriqué de nombreuses figurations de labyrinthes - des dessins symétriques ou irréguliers - et cela dans toutes les sphères de leurs talents: jardins, mosaïques, dallages des églises, chorégraphies, architectures, jeux.

Jaouen collectionnait des objets et des reproductions en rapport direct avec sa passion des labyrinthes: un moulage du masque de Humbala le démon-entrailles, le labyrinthe-mandala, le labyrinthe-serpent, le serpent à plumes mexicain, le serpent Mehen de la tombe de Séthi 1ier, le «Sheperd's Race», les dallages d'églises, les spirales du temple de Tarxien, du château de Villandray, cathédrales d'Amiens, de Chartres, de Reims, Thésée combattant le Minautore dans le labyrinthe, le tourbillon de la nébuleuse d'Andromède, la ville de Jéricho, Auroville. Et le jeu «Labyrinthe Master» qu'il affectionnait tout particulièrement.

Des labyrinthes, il en voyait partout: des coquillages aux intestins, en passant par les grottes et les empreintes digitales. Mais ils ne menaient nulle part, ou plutôt, ils évacuaient, sous une autre forme parfois, ce qui y était entré. Mais cela restait le même objet, la même matière. Ce qu'il fallait, c'était une métamorphose, voire une mutation.

Il s'appliquait toujours à résoudre ses enquêtes en essayant de trouver un algorithme qui serait son passe-partout du succès. «Où il y a une entrée, il y a une sortie, suffit de la trouver!» disait-il.

Ayant intégré dans son ordinateur un petit programme créant sur demande des labyrinthes, il n'avait qu'à entrer les mots-clefs identifiant les différents couloirs: victime #1, victime #2, victime #3, poison, couteau, chambre #2, chambre #6, chambre #8, fils, complice... et tout se présentait sous la forme d'un labyrinthe qu'il transformait en graphe. Il n'avait qu'à trouver l'algorithme permettant de passer au moins une fois par chacun des sommets, pour forger la clef ouvrant avec certitude la porte de sortie.

Mais pour l'enquête présente, la seule sortie s'appelait «Tudi Silver». Et il refusait d'y croire. Bien sûr, ses empreintes se retrouvaient partout. Mais c'était les empreintes d'un petit délinquant, pas celles d'un meurtrier en série. Jaouen gardait un doute irraisonné qui tenait plus du pressentiment que de la logique. Son assistant lui avait déjà dit: «Patron, vous avez des pouvoirs extra-sensoriels.» Ce à quoi il avait répondu: «Il n'y a pas de pouvoirs extra-sensoriels, il n'y a qu'une perception hors du commun du visible!»

C'était une attitude d'esprit qu'un programme informatique, si développé ou évolué fût-il, ne pouvait ressentir dans sa dimension binaire. Et c'était cela le défaut de l'ordinateur: il ne vivait qu'en deux dimensions. L'utilisation électronique des informations canalisait ces dernières au lieu de les évaporer dans la matière elle-même, c'est à dire de les mettre en contact avec l'intégralité de l'univers environnant, et de les rapprocher ainsi de la métaphysique.

Car Jaouen était convaincu que la matière mémorisait visuellement les traces de chaque événement - toucher, lumière, souffle, etc. - tel un immense cerveau, car pour lui le cerveau était un labyrinthe dans les circonvolutions et les replis du cortex cérébral. Il avait longtemps cru que le cerveau humain fonctionnait comme une commode à tiroirs dans lesquels chaque information -son, image, texte - était minutieusement stockée sous forme de mots classés en ordre alphabétique.

Il savait maintenant qu'il n'en était rien. Le cerveau reconnaissait le chemin que l'information avait suivi pour atteindre sa place logique dans la hiérarchie des valeurs personnelles, toutes différentes d'un humain à l'autre, mais confondues dans le même moule universel. Le plus important n'était donc pas de savoir comment les informations étaient classées, mais de connaître l'algorythme permettant de les retrouver.

Le fait que les informations entrent dans une masse homogène en étant reliées instantanément avec toutes les autres informations déjà contenues apportait la cohérence dans le cerveau de chaque humain et lui permettait, par le fait même, de prendre conscience de son existence personnelle - ce qu'aucun animal ne pouvait faire.

C'était cette sensation «d'être» qui, l'ayant au premier abord inquiété dans son jeune âge, avait guidé la réflexion de Jaouen vers la conscience universelle. Ce qu'il voulait - et hors de toute mise en boîte religieuse - c'était trouver le passe-partout qui lui donnerait accès à cet intra-univers.

«Il n'y a pas de hasard, disait-il, tout est calculable.» Mais ses outils étaient tellement primitifs qu'il désespérait d'y parvenir un jour.

Jaouen passait ses journées à rechercher des criminels. Il se comparait parfois au Minautore à qui il fallait donner des victimes pour qu'il vive. Il était conscient de vivre du crime, mais il se consolait de ne pas avoir une tête de taureau.

- Sept gars et sept filles! marmonna-t-il, tirant de sa mémoire ces informations reliées à sa réflexion.

Il regarda la photo de sa chatte Sibylline, lui trouvant un air mystérieux dans l'obscur de ses prunelles noires, prêtant même à ses moustaches capricieuses et impudentes quelques pouvoirs ésotériques.

Il regarda la photo de sa fille de 16 ans, posée juste devant lui, presque comme une provocation, et devant laquelle il ne put s'empêcher de dire à voix haute, comme s'il lui parlait:

- Une skinhead ahurissante, ma fille! Le chaos, quoi! 

Sa fille s'habillait tout en noir, et il n'aimait pas le noir, car le noir symbolisait le chaos. Il n'aimait pas non plus le blanc, qui symbolisait l'ordre. Ce qu'il voulait, c'était des couleurs franches. C'est pour cela qu'il avait délicatement défroissé les petits papiers de couleurs vives enveloppant les bonbons pour les coller sur un carton et encadrer le tout. Ce tableau sur le mur de son bureau lui apportait la certitude que le noir et le blanc ne devraient pas exister.

Depuis toujours, Jaouen faisait peur aux enfants, comme s'il eut été un insecte repoussant. Lorsqu'il se penchait vers ces petits êtres mignons couchés dans leur berceau ou debout aux pieds de leur mère, c'était pour les voir se crisper de tout leur corps et gémir une petite plainte à fendre le coeur. Il avait donc accepté de ne plus tendre sa main - sa patte ravisseuse! - vers ces enfants qu'il adorait, acceptant cette contrainte comme une épreuve qui épurerait son existence des vices cachés.

Et voilà qu'il avait engendré une fille-insecte, hérissée de noirs vêtements. Pourtant, toute petite, ses grands yeux bleus et son sourire déployaient sa beauté heureuse. Mais déjà, cruelle enfant, elle regardait son père comme si elle voyait dans cet être penché vers elle un danger imminent, une atteinte à sa liberté, voire à sa vie même. Quand il l'amena dans le palais des glaces, elle fut convaincue qu'il voulait la perdre et l'abandonner en lui faisant voir ses «elles-mêmes» qui ne pourraient jamais lui indiquer la sortie.

Malgré qu'il se sentit comme un condamné - alors qu'il n'avait commis aucun crime - il l'aima de toutes ses forces. Elle ne lui rendit rien, jusqu'au jour où elle put raisonner hors des craintes émotives, et quoique marquée par toutes ces années d'errance et anarchisant toutes formes d'autorité, elle accepta de lui redonner un peu de son amour. Et cet amour venant sur le tard prit une telle dimension dans l'affectivité de Jaouen qu'il lui procurait un bonheur constant. Et sa fille s'étonna peut-être elle-même de dire à ce symbole d'autorité paternelle, et avec une délicieuse tendresse: «Bonjour, p'pa!». Et de lui donner sur la joue, dans le cliquetis des ferrures de métal de sa veste de cuir, de légers baisers «Kiss Kiss».
________________________________ 

Aucun commentaire:

Publier un commentaire