vendredi 19 juin 2020

Simulacres - Chapitre 18 - À la gare Windsor

Voici le dix-huitième chapitre de Simulacres (Pierre Rousseau, 1995; ancien titre Dague)

18 À la gare Windsor


Pierrick et Bérénice attendaient à une dizaine de mètres de la consigne où Tudi allait quérir le paquet. C'était la première fois que Pierrick venait dans cette gare. Il la trouvait très ordinaire, regrettant surtout de ne pas voir les trains. Il fixa d'un regard aigu le grand tableau des départs et des arrivées, et laissa son esprit rouler sur les rails se déroulant sur des milliers de traverses baignées de goudron. Dans son enfance, et malgré les nombreux panneaux d'interdiction, lui et ses copains allaient jouer dans la cour de triage du Canadien Pacific. Ils se cachaient dans les fossés pour attendre le passage d'un train, car ils pouvaient se sauver en toute tranquillité dans un petit boisé; ils ouvraient les wagons de marchandise pour en connaître le contenu; ils faisaient siffler le boyau d'air sous pression pour les freins. Et lorsqu'ils étaient assez braves pour s'aventurer tout près des locaux des cheminots, ils tiraient la manette actionnant le sifflet d'une locomotive. 

- J'entends la cloche d'un train! dit Pierrick à voix haute, comme sortant d'un rêve. 

Bérénice posa sa main sur le bras de son compagnon, sachant qu'il était déjà en voyage quelque part, tout en lui montrant par ce geste qu'elle désirait l'accompagner. Fier de n'être plus seul, Pierrick n'hésita pas à se rappeler les quelques jours passés chez sa tante Alice demeurant près de la rivière Chaudière, alors qu'il était encore un petit garçon curieux de tout, mais très timide. À son premier réveil, il fut étonné de constater que la rivière s'était vidée de son eau pendant la nuit. Mais il était surtout émerveillé d'entendre la nuit le train passer juste sous la fenêtre de la petite chambre qu'il partageait avec son frère. Il se réveillait dès qu'il entendait le sifflement du train pourtant encore à des milles de là. Il écoutait le bruit croître jusqu'au vacarme assourdissant lorsque la locomotive et les wagons passaient devant la fenêtre en faisant trembler le lit et voleter les rideaux, et surpris aussi que son frère ne se réveille pas. Bien des années plus tard, alors que le petit adulte rationnel rêvait de retrouver des fragments de son passé, il était retourné dans ce coin. Sa tante Alice avait déménagé, mais il fut surpris de constater qu'en réalité, le train passait de l'autre côté de la rivière.

Son regard rencontra celui de Bérénice. Il lui sourit.

- J'aime les trains, dit-elle, comme pour rejoindre Pierrick qui lui avait si souvent démontré leur importance dans sa vie.

Bérénice aimait cette grande salle des pas perdus où les gens allaient et venaient dans toutes les directions, mélangeant leurs pas, comme des animaux laissant de fausses pistes pour mystifier leurs poursuivants avant de pouvoir s'orienter hors des dangers de la jungle primitive. Mais ici, les gens identifiaient très bien leur destination, car les départs commençaient par des files se formant et s'allongeant peu à peu devant de petits panneaux indiquant la destination du train en partance. Ces lignes ondulées, tels des pointillés, lui faisaient penser à de monstrueuses molécules s'agglutinant en longues chaînes, tel l'acide stéarique, chaîne flexible pouvant s'étirer sous forme d'un long zigzag, ou se rouler en boule compacte.

La petite pression que la main de Pierrick exerça sur son bras lui fit remarquer que Tudi revenait de la consigne en tenant avec la nonchalance d'un mauvais acteur le mystérieux paquet. Mais il s'arrêta brusquement pour regarder quelqu'un courir en sautillant vers la sortie de la rue Lagauchetière.

- Il me semble l'avoir déjà vu quelque part, dit-il en rejoignant ses amis. 

- Moi aussi, tiens! C'est bizarre! répondit Pierrick.

Mais le paquet monopolisa leur attention. Ils l'ouvrirent immédiatement. Le costume de livreur y était, ainsi que la lettre. Pierrick émit un avertissement approprié, mais inutile:

- Attention de ne pas ouvrir la lettre!

- Tu crois vraiment qu'elle est empoisonnée? lui demanda Bérénice.

Pierrick recula de quelques pas avant de répondre:

- Je préfère ne pas vérifier.

- Je vais rendre visite à notre «Bien Sot», décida Tudi. Inutile de tous nous exposer avant que mon innocence ne soit démontrée. J'irai donc seul.
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