vendredi 19 juin 2020

Simulacres - Chapitre 19 - À l’appartement du tueur

Voici le dix-neuvième chapitre de Simulacres (Pierre Rousseau, 1995; ancien titre Dague)

19 À l’appartement du tueur


Attablés au resto-bar d'où ils apercevaient toute la façade de l'immeuble, Bérénice et Pierrick observaient Tudi hésiter, avant de gravir d'un pas alerte l'escalier menant à une lourde porte de fer peinte en rouge. L'absence d'identification sur les sonnettes lui fit penser aux jeux vidéos dans lesquels le participant devait choisir entre différentes options, et qui, en cas d'erreur, perdait une vie. «Mais voilà! Moi, je n'ai qu'une vie!» pensa Tudi en appuyant sur la sonnette du haut. Rien ne se passa. Il appuya une seconde fois. Le déclencheur se fit entendre. Courageusement, Tudi poussa la porte qui dévoila un long escalier à demi effacé par des ténèbres inquiétantes. Il retint le réflexe de jeter un coup d'oeil vers la vitrine du restaurant, ce qui aurait montrer sa peur, et peut-être dévoilé la présence de ses amis à un éventuel observateur.

Puis mû par un ressort qui se déclencha en lui, il gravit l'escalier d'une allure légère dont il ne serait pas cru capable dans un moment d'une telle intensité dramatique. Il frappa à la porte qui, malgré les faibles coups, tourna d'elle-même sur ses gonds. «On t'attend, Tudi» pensa-t-il. Comme dans les films policiers, il regarda par la fente du côté des gonds pour voir si quelqu'un ne se cachait pas derrière la porte.

- Un message pour vous, Monsieur! cria-t-il, espérant ainsi signaler sa présence aux voisins qui pourraient, éventuellement - mais ça, il en doutait! - lui venir en aide en cas de coup dur.

Lentement, en regardant à gauche et à droite, il avança dans ce qui semblait être un immense vestibule. Au bout d'un sombre couloir, il aperçut, droit devant lui, une silhouette disparaître dans une pièce adjacente.

- Il y a quelqu'un? demanda-t-il, comme s'il n'avait rien remarqué.

Son coeur pulsait dans ses articulations et dans son cou, et la peur ramollissait ses jambes comme du chiffon. Il avait l'impression d'être une marionnette dont quelqu'un tirait les ficelles. Car dans la connaissance qu'il avait de lui-même, il ne pouvait pas avoir décidé de faire cette démarche, de monter cet escalier, de frapper à cette porte, d'avancer dans l'inconnu, d'affronter cette situation physiquement dangereuse, lui qui n'avait jamais donné de coups de poings à quiconque, et qui n'en avait d'ailleurs jamais reçus lui-même.

Mais avec un courage qu'il fabriquait au fur et à mesure, comme une araignée tissant sa toile, il avança et pénétra dans la cuisine qui s'illumina brusquement d'une lumière aveuglante. Il sentit aussitôt le canon d'une arme frapper une de ses vertèbres en lui causant une vive douleur.

- Pas un geste, Monsieur Tudi Silver, dit une voix forte. Gardez silence. Avancez. Retournez-vous.

Tudi obéit comme jamais il n'avait obéi à quelqu'un. Il ne cherchait pas en lui d'excuse ou de révolte, se contentant de réagir aux paroles prononcées.

Le plus difficile fut de faire face à cet homme - qui ne lui était pas tout à fait étranger, comme une impression de déjà vu - très grand, de nationalité étrangère peut-être, et qui, surtout, tenait dans sa main droite un fusil de fort calibre.

- Je vais vous tuer, Monsieur Silver, dit-il comme un médecin annonçant à son patient qu'il était atteint d'une maladie incurable.

Il arma le chien du pistolet. Ce déclic prit une telle réalité matérielle pour Tudi qu'il le reçut dans tout son corps comme une onde de choc. Il concentra toute son attention devant l'ouverture toute ronde du canon, se disant, dans le délire de sa peur intérieure, que la balle tuerait d'abord sa conscience en sortant, et qu'ainsi il serait inconscient de sa mort.

- Pourquoi donc portez-vous ce déguisement? ironisa l'homme.  Et que tenez-vous à la main? Une lettre empoisonnée? Vous vouliez me tuer, tel qu'il est écrit dans le livre? Je peux donc plaider la légitime défense.

Soudain, dans un affreux cri de douleur, il lâcha son arme: Pierrick lui avait asséné un violent coup de bâton sur le bras. Mais dans un accès de fureur, il bouscula brutalement Pierrick et parvint à s'enfuir. Ils l'entendirent descendre l'escalier comme si elle n'avait que quatre marches.

- Il court vite, constata Pierrick. Inutile de le poursuivre. Je pense que je viens de lui casser le bras, à Alamud.

- Ton nord-africain? s'étonna Tudi, avec encore dans le ventre et dans les yeux des papillons tourbillonnants.

- Oui, celui du Parc Lafontaine.

- Que vient-il faire là-dedans celui-là?

- Je l'ignore. Mais nous allons l'apprendre un jour, j'espère.

Tudi tendit sa main vers l'épaule de Pierrick, mais à mi-chemin, il déploya son geste pour se masser le dos qui lui faisait un peu mal, refusant ainsi d'accorder une marque d'estime à celui qui venait de lui sauver la vie.

- Je ne sais pas s'il allait vraiment me tuer, dit-il. Mais, merci quand même de m'avoir sauvé la vie.

- Ne flânons pas ici, avisa Pierrick. Les voisins vont sûrement alerter la police.

Espérant y trouver des indices, Tudi jeta un coup d'oeil dans les pièces adjacentes. Ayant exercé le métier d'ébéniste pendant des années, il remarqua un petit secrétaire en bois d'ébène d'une grande beauté. Il constata cependant que deux éraflures formant un «V» inversé en marquait la surface.

Ils rejoignirent Bérénice au restaurant, tout en constatant qu'ils ne possédaient pas de nouveaux éléments propres à dénouer l'intrigue.

- J'ai essayé de le dissuader de monter, mais il n'a rien voulu savoir, dit Bérénice, comme pour justifier un échec.

- Si je n'étais pas monté, Tudi serait mort à l'heure qu'il est! précisa Pierrick.

Tudi aurait pu le contredire, ou du moins affirmer que l'homme  ne l'aurait peut-être pas tué. Mais il se tut. Pendant quelques secondes, il resta figé, se demandant pourquoi il faisait cette méchanceté à Bérénice, et pourquoi il la laissait avec cette désagréable sensation qu'elle aurait été responsable de sa mort si Pierrick l'avait écouté. Il se détesta alors, jusqu'à ne plus s'aimer.

Mais Pierrick, involontairement, le sortit de ces réflexions nuisibles.

- Tu sais à quoi j'ai pensé? demanda-t-il à Tudi. Le livre devient finalement très compromettant pour toi. Par lui, tu connaissais l'adresse du «BS»! Il faut s'en débarrasser.

- Et s'il existait deux exemplaires? fit remarquer Bérénice.

Mais Tudi songeait à autre chose:

- Je me demande si c'est bien l'adresse du «BS» ici. Et si c'était l'adresse de ton Alamud?

- Alamud? s'étonna Bérénice.

- Bien oui! fit Pierrick. Imagines-toi que c'est Alamud, cet énergumène, que tu as vu sortir en courant. Au fait, dans quelle direction il a fui?

Ayant eu une envie irrésistible d'aller au petit coin, Bérénice ne l'avait pas vu sortir. Heureusement, Tudi la sauva in extremis:

- Bérénice, peux-tu analyser la lettre, afin de voir s'il y a effectivement un poison?

- Je peux, concéda Bérénice. Mais ce sera difficile. Je n'ai pas la permission d'entrer dans les laboratoires en dehors des heures de travail.

- Mais tu as les clefs? insista Tudi.

- Oui, mais...

- Cette nuit, tu peux?

- Oui! Mais le gardien?

- Racontes-lui une histoire! Moi, je passe à l'appartement récupérer quelque chose. Rendez-vous à l'atelier.
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