vendredi 19 juin 2020

Simulacres - Chapitre 20 - Les policiers chez Tudi

Voici le vingtième chapitre de Simulacres (Pierre Rousseau, 1995; ancien titre Dague)

20 Les policiers chez Tudi

Tudi marchait sur le trottoir, tête baissée, comme s'il luttait contre un vent violent et glacé. Il longeait les murs de très près, marmonnant des paroles, perturbé émotionnellement par ce qu'il vivait depuis plusieurs heures. Miné par une fatigue, autant physique et morale, il se parlait à voix haute pour se maintenir dans la réalité concrète de ses sens et de sa raison. Il se rendait compte qu'il n'était pas doué pour les champs de bataille, et que ses personnages s'y débrouilleraient beaucoup mieux que lui. 

Il croisa un groupe d'enfants qui décalquaient des surfaces rugueuses, faisant apparaître des dessins bizarres, sur de larges feuilles blanches. Ils levèrent leurs têtes pour le regarder passer, puis ils se remirent à leur jeu.

En tournant le coin de la rue, Tudi aperçut un attroupement de gens devant l'immeuble où il logeait. Il distinguait même des policiers dans cette masse mouvante. Craignant qu'il ne soit arrivé quelque chose à sa voisine et à son petit enfant, il courut comme un fou, murmurant entre ses dents: «S'il faut que le Nord-Africain ou le «BS» soit revenu se venger...». Un policier se dressa devant lui, comme un mur.

- On ne passe pas!

- J'habite là. Je veux parler à votre chef!

- Votre nom?

- Tudi Silver.

Le policier le saisit brutalement par le bras et l'entraîna sans ménagement vers deux officiers qui parlaient en gesticulant. Tudi, que le moindre contact brutal devait normalement mettre en colère - du moins il le pensait, n'ayant jamais vécu un tel événement! - se surprit à ne pas réagir, malgré qu'il fut intérieurement humilié du traitement qu'on lui faisait subir.

- Chef! J'ai ici notre suspect numéro un!

Les deux officiers, un homme et une femme, regardèrent Tudi avec un étonnement si prononcé qu'il se demanda s'il n'avait pas dans le visage quelque chose qui n'aurait pas dû y être.

- Amenons-le au patron! ordonna la femme tout en montrant à Tudi le revolver fixé à sa ceinture. Et toi, pas de faux pas! se sentit-elle obligé d'ajouter, comme si l'autorité de son costume et de sa voix ne suffisait pas à démontrer le sérieux de ses paroles.

- Chef, quelqu'un pour vous: Tudi Silver, dit fièrement le policier en pénétrant dans l'appartement.

Renversé dans un lazy-boy, le chef regarda Tudi comme s'il comprenait quelque chose tout d'un coup. Souriant, l'air affable, presque enjoué, il aurait pu passer pour un vendeur d'automobiles.

- Ainsi, c'est vous, dit-il en croisant ses mains derrière sa nuque. Avancez, asseyez-vous. Mon nom est Jaouen Olier.

- Je suis chez moi ici, Monsieur.

- C'est vrai. Excusez mon intrusion. Mais j'ai des preuves accablantes contre vous.

- Je sais.

- Vous savez? s'étonna-t-il en prenant une feuille posée sur la table de salon.

- Parfaitement, c'est écrit noir sur blanc.

Jaouen s'étonna encore plus:

- Comment savez-vous?

Devant la surprise non feinte de l'enquêteur, Tudi eut un doute qui lui inspira une plus grande prudence dans ses paroles. Il préféra éclaircir «ces preuves accablantes» avant de poursuivre:

- De quoi parlez-vous? demanda-t-il.

Jaouen se leva, s'approcha de la fenêtre, appliqua soigneusement la feuille sur une vitre, l'écriture vers l'extérieur. Puis, sans regarder Tudi, il déclara:

- J'ai reçu ce matin une lettre vous accusant des crimes de la rue Notre-Dame-du-Merci. Du moins un des crimes: celui du poignardé. Vous le connaissiez?

- J'imagine que je dois répondre: «Je ne parlerai qu'en présence de mon avocat?»

- Ça peut être ça! Vous savez, j'ai tout pour vous accuser. Mais quelque chose m'échappe! Voyez-vous, il y a un trou dans le labyrinthe. Je crois que vous êtes en mesure de fournir des informations utiles, ou du moins de nature à m'éclairer. Je crois que vous serez coopératif, et qu'il ne sera pas question d'un mandat d'arrestation. Et ce trou?

- Je ne vois pas de quel trou vous parlez? Ni de quel labyrinthe non plus!

- Oh, pas un gros trou, juste un petit trou, tout petit, un petit trou vide! Et qui m'empêche de trouver la sortie! Il me manque un trou. C'est étrange non? J'imagine mon assistant entrer dans mon bureau en me disant: «Patron, j'ai trouvé votre trou!» Et de le poser délicatement devant moi.

Tudi comprenait de moins en moins de quoi l'inspecteur parlait avec ses trous et ses labyrinthes, mais il décida d'entrer dans le jeu:

- Il y a un trou que je ne veux pas connaître, et vous savez lequel. Je suis innocent. Et je le démontrerai.

- Mais cette lettre? fit l'inspecteur en décollant la feuille de la vitre.

Il la montrant à Tudi en la tenant entre ses doigts, à bout de bras.

- Cette lettre est de qui? demanda Tudi.

- De la victime elle-même, Monsieur Hilaire Daumal. Tenez, lisez!

Sans faire de complications, l'inspecteur tendit la lettre manuscrite à Tudi qui la lut et la relut. Il l'examina avec perplexité, se demandant ce qui faisait résonner une petite cloche dans sa tête. Et cela l'amena à découvrir, dans cette écriture tremblante, quelque chose de singulier. Puis imitant le fait d'écrire lui-même cette lettre, il constata que l'auteur devait avoir le hoquet. Car, sauf pour la première ligne, chacune des lignes suivantes présentait des lettres déformées par un mouvement brusque. Ces sursauts, de ligne en ligne, s'écartaient graduellement du centre vers les bords extérieurs, formant ainsi une sorte d'angle, la pointe étant vers le haut. Et il pensa malgré lui aux enfants qu'ils venaient de croiser sur le trottoir, à ce qu'ils faisaient, s'étonnant même des rapprochements que son esprit faisait. 

Et après la surprise et l'emballement que provoqua l'évidence de la découverte qu'il venait de faire, et avec une joie sereine, il déclara:

- J'ai la preuve que cette lettre a été écrite chez le Nord-Africain, ou le «BS», ou Alamud! Je ne sais plus! Mais c'est la même personne.

- Quelle personne? demanda Jaouen.

- Écoutez inspecteur, je sais beaucoup de choses que vous ignorez.

- Ça, je m'en doute.

Jaouen sortit un petit cube de Rubik de sa poche et le manipula avec beaucoup d'adresse. C'était le signe qu'il était «toute écoute».

Tudi sortit le livre de sa poche et le lui tendit:

- Lisez ces pages, à partir de la page 20. Tout de suite. Ça vaut la peine.

À la surprise de Tudi, Jaouen prit le livre le plus sérieusement du monde, et après s'être assis dans le fauteuil, il entreprit la lecture en manipulant toujours le cube, ne le délaissant à peine une seconde pour tourner les pages. Après quelques minutes seulement, il leva la tête et lança:

- Exceptionnel. Excentrique! C'est à dire éloigné du centre de la normalité.

Puis prenant un air d'autorité paternel que Tudi craignait à tout moment à voir apparaître, il ajouta: 

- Mais vous auriez dû contacter la police au début.

- Vous m'auriez cru?

- Pas tout de suite, peut-être, répondit l'inspecteur avec franchise. Mais j'aurais été très ouvert, je puis vous l'assurer.

«Ouvert comme un trou vide» pensa Tudi malgré lui.

- Dans cette ouverture d'esprit, je vous propose de nous rendre chez le «BS», dit Tudi. Je veux vous faire une petite démonstration.

- D'accord, allons-y, accepta Jaouen en se levant. Si cela peut faire avancer l'enquête, je suis d'accord.

- Pas seulement la faire avancer, mais la dénouer, répondit Tudi.


Alertés par les voisins, des policiers se trouvaient déjà dans l'appartement d'Alamud. Sans plus attendre, Tudi s'approcha de la petite table d'ébène. Il posa la feuille sur le «V» inversé afin que les «sursauts» de la lettre manuscrite se superposent exactement sur toute la longueur des deux lignes.

- Vous voyez, Monsieur Olier, cette lettre a été écrite sur ce pupitre: les deux lignes se confondent avec les deux lignes imaginaires sur la feuille.

- Mais elle a été postée avant le meurtre? s'étonna Jaouen, convaincu de la justesse de la démonstration de Tudi, mais ne laissant aucune question sans réponse.

- Ce Nord-Africain, je devrais dire Amaël Daumal - si ma mémoire est bonne - est un faussaire expérimenté. Je m'en souviens maintenant. Je l'ai rencontré une seule fois, en prison, il y a de cela bien des années. Il a été facile pour lui de fabriquer cette fausse estampe de la poste, et de la dater d'avant hier. D'ailleurs, son père, qu'il a tué, ne pouvait écrire cette lettre, puisqu'il était analphabète!

Après avoir donné des ordres aux policiers, Jaouen fit rebondir sa balle cinq fois sur le mur via le plancher, puis il se planta littéralement devant Tudi qui se sentit impressionné par l'assurance corporelle et morale de cet inspecteur de la plus haute originalité.

Le manque de contacts humains rendait Tudi vulnérable à toutes ces rencontres improvisées avec des gens qu'il ne connaissait pas. Ces rencontres débutaient donc invariablement par une attitude de confrontation, comme s'il devait comparer les divers éléments de sa personnalité, tant physiquement qu'intellectuellement, avec un adversaire. Mais il était lent à percevoir nettement les particularités des individus qui lui apparaissaient comme des masses confuses. Il ne se fiait donc pas à ces apparences, mais préférait plutôt appuyer son jugement sur son instinct, c'est-à-dire sur ces petites pulsions de l'inconscient qui, en grande partie, déterminent le comportement. Mais en ce moment, son intuition lui disait qu'il pouvait faire confiance en cet homme, en regard de sa liberté et de son intégrité physique.

- Quant à vous, allons au poste écrire noir sur blanc tout ce que vous savez, dit l'inspecteur en s'adressant à Tudi.

Mais il garda un air songeur, et chaque clignement de ses yeux correspondait à une question qu'il se posait, et qui restait sans réponse. Plongé au coeur du labyrinthe, il ne trouvait toujours pas la sortie, même s'il la sentait toute proche, comme un souffle froid s'engouffrant dans les couloirs.

- Écoutez! dit Tudi. Je vais aller au 14 de la rue Ann, chez un peintre et son amie, qui sont impliqués volontairement dans cette aventure, et les prévenir...

- Parfait, trancha soudainement Jaouen, comme si cette proposition déclenchait chez lui une prise de décision. Amenez vos amis au poste, dans une heure. Moi, j'ai quelque chose à vérifier. À tantôt.

Il sortit sans attendre, ne voyant plus d'excuses de rester en ce lieu.
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