vendredi 19 juin 2020

Simulacres - Chapitre 23 - Compte-rendu du policier

Voici le vingt-troisième chapitre de Simulacres (Pierre Rousseau, 1995; ancien titre Dague)

23 Compte-rendu du policier

Fichier LAB - 028 - par Jaouen Olier

Je suis parvenu à reconstituer une bonne partie de la vie d'Amaël Daumal, surtout en ce qui regarde la période qui précéda le parricide.

Amaël était bien d'origine nord-africaine, par sa mère. Alors que son père, Hilaire Daumal - Québécois pure laine et importateur d'objets exotiques - était en voyage d'affaires au Moyen-Orient, et plus précisément à An-Akhro-Nîs, il rencontra Jirréel d'Akhro qu'il maria deux mois plus tard, avec l'appui inconditionnel de la famille. Il y resta un an, puis il revint au Québec, amenant quelques meubles, dont la petite table en ébène.

Amaël naquit là-bas. Sa petite soeur - Sidonie - deux ans plus tard à Montréal. Les années passèrent. Alors qu'Amaël avait sept ans, toute la famille séjourna un an au Moyen-Orient. C'est à cette époque qu'Amaël connut pour la première fois le couteau entrant dans la chair, sans bruit, là où il faut, pour tuer, en même temps que le corps, le cri dans la sombre ruelle sous les rires et les lanternes.

Puis le mariage d'Hilaire Daumal alla à la dérive, bien aidé en cela par les parents de sa femme qu'il avait fait venir au Québec.

Amaël fut un témoin passif du suicide de sa petite soeur de dix ans. Étendue dans son lit, elle s'est ouvert le poignet droit avec un couteau de cuisine. Ce suicide marqua Amaël psychologiquement. Et aussi physiquement. À mesure que le coeur de sa soeur ralentissait, le sang cessa de battre dans son bras gauche, provocant, pour l'avenir, une claudication de ce membre. Il s'avéra impossible de revasculariser le membre: il hérita ainsi d'une incapacité partielle permanente. Il boita cependant sans raison apparente. En fait, c'était comme si tout son côté gauche - celui qui «voyait» l'agonie de l'enfant - resta figé. Il eut aussi toute sa vie des douleurs ischémiques.

Témoin deux ans plus tard du meurtre de sa mère - il avait 14 ans - il ne dévoilera rien à la police, par peur d'être lui-même tué par son père. Hilaire Daumal, aidé de son fils, fit disparaître le corps d'une habile façon: ils le momifièrent. Le corps était dans l'appartement jusqu'à tout récemment, debout derrière un faux mur au fond du garde-robe. La famille de la femme fit des plaintes, hurla, menaça. Hilaire Daumal signala lui-même la disparition de sa femme à la police. Mais cette dernière ne retrouva jamais le corps. Pas de corps, pas de meurtre. Les parents de la victime retournèrent finalement au Moyen-Orient. Puis tout entra dans l'ordre.

Amaël suivit son père dans la consommation de drogues. Il devint un habile fraudeur pour arnaquer les gens et leur d'extirper l'argent nécessaire à l'achat de sa drogue. Puis il se sépara de son père, apportant la petite table d'ébène comme souvenir de la mort de sa mère. Il ne pouvait plus vivre en imaginant sa mère «vieillissant» près de lui sans qu'il puisse la voir et la toucher. Mais il lui parlait. Ou plutôt, il lui écrivait en introduisant, par un minuscule trou dans le mur sous le tableau de Hunt, de petits messages écrits sur du papier à cigarettes. C'est parce que sa mère ne vieillissait pas en beauté qu'il haïssait les personnes âgées.

Mais chaque jour, il voyait le «V», ce «V» inversé que la bague portée par sa mère avait fait après que la pauvre femme eut été poignardée. Elle n'avait pas crié: Hilaire Daumal avait appris l'art de manier le couteau. La première ligne vers le haut fut faite lorsque la victime tomba face contre la surface du meuble; la deuxième ligne formant le «V» fut tracée lorsqu'elle glissa vers le sol. Le grenat se détacha. Amaël le ramassa et le vendit pour de la drogue.

Cependant, ce «V» sur la petite table incrustait dans sa tête la première lettre du mot «vengeance», vengeance aussi pour sa petite soeur dont il tenait le père responsable. Mais on ne saura probablement jamais ce qui s'est passé lors du dernier voyage au Moyen-Orient.

Avec le temps, la maison d'appartements se changea en maison de chambre pour les personnes âgées.

Amaël avait déjà lu qu'il était impossible qu'un lecteur, à son insu, soit l'auteur des crimes décrits dans un livre. Cette affirmation l'obséda plusieurs années, soit jusqu'au jour où il lut la nouvelle «Ne vous retournez pas» de Frederic Brown, et qu'il adapta à sa façon. Il décida donc de tuer son père, puis de faire accuser une autre personne, accomplissant ainsi sa vengeance en toute sécurité. 

Son plan était à la fois simple et compliqué, car il amenait son père à s'intéresser au projet, et même à l'impliquer en lui proposant un jeu inoffensif: jouer un tour à un inconnu en lui faire accroire qu'il avait commis trois meurtres. Il laissa à son père le choix de la «victime»: ce fut Tudi Silver qu'il avait souvent vu passer sur le trottoir sous sa fenêtre. Il l'épia donc, suivant ses itinéraires et notant ses heures de sortie. Pendant ce temps, Amaël fabriqua le livre, rédigea le texte avec les données recueillies par son père, et relia l'ouvrage.

Hilaire Daumal croyait que la «victime» accourrait à l'appartement - sur le lieu du «drame» - pour être accueillie par les deux hommes en délire. Mais Amaël mit réellement du poison dans les médicaments et poignarda son père. Il avait modifié le texte en conséquence, à l'insu de ce dernier qui était analphabète.

Bien sûr, Amaël ne voulait pas que Tudi revienne à l'appartement. De toute façon, il aurait déjà quitté cet endroit pour regagner son logement qu'il ne quitterait plus pendant trois jours. Ce qu'il voulait, c'est que Tudi aille tuer le «BS», c'est-à-dire lui-même.

Mais Tudi Silver n'apprit les meurtres que le lendemain.

C'était un piège diabolique: Tudi tuait toutes ces personnes. En fait, il a fait les gestes criminels en donnant lui-même le poison à deux personnes âgées.

Au début, Amaël ne voulait pas tuer Tudi. Il lui suffisait de le dénoncer à la police. Puis des doutes sont venus. Il décida alors de le tuer en légitime défense, lorsqu'il viendrait rendre visite au «BS». En fait, Amaël haïssait réellement Tudi. Il semble qu'en prison - où ils se trouvaient en même temps - il se soit passé quelque chose de tragique pour Amaël, et que Tudi en fut la cause directe. Le journal intime n'est pas explicite sur ce fait.

Les doutes d'Amaël:

1. Tudi n'a pas lu le livre dans le parc comme il s'y attendait, n'apprenant les meurtres que le lendemain, par les journaux;

2. Il n'était plus certain que Tudi irait tuer le BS; et si Tudi allait directement à la police?

3. Il s'imagina que des indices dans le texte pouvaient le trahir (---> voir Traquenard). Et il avait raison, tel que Tudi me l'a expliqué: «Vous aurez tué trois personnes», «Vous venez de commettre vos deux meurtres». Le troisième meurtre? Tudi le commit, mais il n'était pas sur le lieu du crime. Bien sûr, en retenant la thèse du suicide, tout cela devenait plausible. Et le «Enfin si peu», qui aurait pu aussi le trahir.

Amaël décida donc de récupérer le livre à l'appartement de Tudi. Il simula un cambriolage, mais ne trouva pas le livre tombé derrière la table de chevet. Dans l'escalier, il bouscula Tudi, qui n'eut pas le temps de l'identifier. 

Devant cet échec, Amaël décida de poursuivre le plan initial et ne reprit pas le coupon de la consigne laissé la veille dans la boîte aux lettres. Il espérait ainsi que Tudi aille à son appartement pour le tuer. Mais ayant aperçu Pierrick Richelet avec Tudi, il se sentit perdu. Et dans un ultime effort pour tout annuler, et craignant que Tudi et Pierrick Richelet décident de venir lui rendre visite ensemble, il décida de récupérer le paquet à la consigne, c'est-à-dire le costume de livreur et la lettre empoisonnée. Mais lorsqu'il les vit, il changea de nouveau d'idée et s'enfuit par le passage de la rue Lagauchetière. 

Il décida alors de tuer Tudi et Pierrick. Et probablement Bérénice si elle se trouvait sur son chemin.

En touchant la dague, Tudi Silver laissait ses empreintes. Et cela devenait, aux yeux de la police, une tentative de meurtre dont Hilaire se serait miraculeusement sauvé dans la fuite. Une raison de plus pour que la police demande à Tudi où il avait caché le corps. Si, malgré tout, la police retrouvait Hilaire Daumal, ce dernier n'avait qu'à dire qu'il avait eu peur et qu'il s'était sauvé. De plus, c'était l'arme dont Hilaire Daumal s'était servi pour tuer sa femme: la police mettrait-elle ce meurtre sur le dos de Tudi Silver qui avait dix-huit ans à cette époque, et commettait alors des fraudes?

Un cadavre dormait debout près de Tudi! Il y avait aussi Amaël caché dans la cuisine, attendant de commettre son crime. Hilaire Daumal, sachant son fils tout près, ne s'attendait absolument pas à ce qui allait lui arriver.

Amaël a donc connu trois décès tragiques par une arme blanche: sa sœur, sa mère et son père. Aux deux premiers, il est resté passif; au dernier, il est passé à l'action. Une question demeure cependant: pourquoi a-t-il regardé mourir sa sœur? Amaël, enfant de douze ans, avait peut-être un sentiment ambigu vis-à-vis elle. Il avait peut-être une attirance sexuelle! Il en parle peu dans ses «écrits», ne mentionnant que deux fois cet aspect incestueux, dont cette phrase étrange «Sodinoa ne pes da saxa ja la seos», phrase énigmatique que son ordinateur réussit facilement à traduire : «Sidonie n'a pas de sexe, je le sais!». Seul un psychologue pourrait peut-être y voir clair.

Mais je suis certain qu'au moment du suicide, il n'y avait nulle gêne dans ses yeux, seulement ce constat de la mort telle qu'il l'avait vu au Moyen-Orient: brutale et inévitable. Il n'a pas fui la scène, même s'il se doutait que cela le ferait irréversiblement souffrir le reste de ses jours.

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Quand Tudi eut terminé de bien résumer les faits à ses amis, Pierrick s'exclama:

- C'est pas croyable, cet Amaël était un monstre!

- Je comprends cependant qu'il ait été perturbé! commenta Bérénice. Avec tout ce qu'il a vécu!

- Les gens ne sont jamais aussi méchants qu'ils le paraissent, dit Tudi. Mais Amaël haïssait particulièrement les personnes âgées.

- Il haïssait les personnes âgées? s'étonna Bérénice.

- Qui ne hait pas les vieux? s'enquit Pierrick à la stupéfaction de tous. Enfin, je veux dire: la vieillesse, qui est une caricature de tout ce que nous avons été: nos tics, notre démarche, nos accidents. Tous ces abus que la vie vieillissante ne cesse de compenser en déformant le corps.

Et Pierrick, qui n'avait pas peur des exemples ajouta: 

- Comme le bonhomme qui se masturbe toujours avec sa main droite: le pénis prend de plus en plus une courbure vers la gauche! Et je ne parle pas ici des sévices intérieurs du corps, mais de tout ce qui se voit et se touche. Et ne parlons pas du mental. L'humain change irrémédiablement en vieillissant!

- Depuis notre naissance, moralement et physiquement, on ne change pas, on se transforme! commenta Tudi. C'est pour cela qu'il est impossible de changer quelqu'un. Ou il faut alors le casser.

Mais Pierrick, heureux de reprendre les discussions à bâtons rompus avec Tudi, ironisa:

- Je ne m'entends pas dire à quelqu'un: «Cela fait vingt ans! Comme tu t'es bien transformé!»

- Ne dit-on pas aussi: il ne changera pas avec l'âge! répliqua Tudi.

- La vieillesse nous rapproche de la mort! lança Pierrick, comme un triomphe assuré du mauvais sort sur la vieillesse. Je ne veux pas entendre parler de moi en terme de cholestérol, de glycémie, de calcium, de potassium, de sodium, de tension artérielle, d'ostéoporose, d'angine, et de fardeau pour la société.

- La naissance nous rapproche déjà de notre mort! renchérit Tudi, pour tenter de court-circuiter cette discussion.

- C'est vrai dans le fond! avoua Pierrick, songeur.

Puis, se reprenant:

- Mais je ne peins jamais la chair des vieux. Ils sont trop près de la pierre grise. Moi, je veux une chair fraîche!

Il regarda Bérénice qui lui rendit son sourire.

- Bérénice est de la chair fraîche? s'indigna Tudi.

- Mets-en! lança Pierrick, provocateur.

- C'est comme si tu parlais de viande! s'indigna encore plus Tudi.

- Voyons Tudi, tu sais bien ce que Pierrick veut dire, le rassura Bérénice.

Puis elle ajouta, pour l'agacer:  

- Tu es jaloux qu'il me voie nue?

- Oui, je suis jaloux, avoua Tudi. Ou plutôt, j'envie sa chance de te voir si souvent ainsi!

- Ce n'est pas de la chance, expliqua Bérénice. Il fait ce qu'il a à faire. Et il lui arrive ce qui doit lui arriver. Il ne m'a pas gagnée aux cartes. Je ne suis pas une prostituée.

Tudi sut alors qu'il avait gaffé.

- Excusez-moi! Excusez-moi vous deux! Il m'arrive souvent de dire des imbécillités.

- Ça arrive à tout le monde, le consola Bérénice.

Tudi regarda la bague sertie d'un vulgaire morceau de verre grossièrement façonné et incrusté, et que la police avait généreusement laissé à Pierrick:

- Montre-moi la bague, dit-il.

Tout en tournant le bijou entre ses doigts, il murmura:

- Partir d'une nouvelle policière, et arriver à ce bijou! Bizarre!

- Tu te souviens de cette nouvelle policière au CÉGEP? demanda Pierrick à Bérénice. Tu avais tripé dessus.

- Vous êtes allé au CÉGEP ensemble? s'étonna Tudi.

- Bien sûr. Nous nous connaissons depuis toujours: nous sommes cousin et cousine.

Pierrick s'appuya sur le dossier de sa chaise, cherchant l'équilibre sur les deux pattes arrière. Puis il croisa ses mains sur sa nuque en disant:

- En tout cas, Tudi, tu as vécu, et nous aussi, une fichue d'aventure. Brève, mais passionnante.

- Dans le fond, on passe notre vie à régler des problèmes, philosopha Tudi. Celui-ci était un peu plus difficile, c'est tout. Mais se faire casser le nez par une roche de 3000 livres, et s'en sortir vivante, ce n'est pas donné à tout le monde.

Il regarda avec tendresse Bérénice qui arborait encore un pansement sur son nez. Elle lui fit une petite moue avant de lui prendre la main. Et Tudi ne put s'empêcher de conter un fait historique:

- Tu ressembles ainsi à la jeune fille de Chios - je veux dire sa statue bien sûr - trouvée dans l'Acropole d'Athènes, et à son nez cassé. Elle était quand même belle avec son sourire qui symbolisait la joie de vivre, et que dire de son beau visage, beau et calme comme le tien.

Fier que Bérénice le regarde maintenant avec admiration, Tudi espérait que la jeune femme se donnerait à lui corps et âme.

En apercevant Desrosiers arriver avec sa tasse, sa machine à cigarettes, ses livres et ses cahiers, il dit:

- J'ai une idée pour un nouveau roman.

- Est-ce que je vais avoir mon nom dans ton livre? demanda Desrosiers.

Tous éclatèrent de rire.

- C'est quoi, ton roman? demanda Pierrick, toujours curieux.

- C'est un peintre et un écrivain qui se rencontrent à une terrasse. Le peintre est assis avec une belle jeune femme. Les deux hommes s'engueulent au début, mais ils deviendront les meilleurs amis du monde.

Tout à coup, Tudi sortit un petit objet de sa poche et le posa sur la table.

- Qu'est-ce que c'est? s'étonna Pierrick.

- C'est une planche d'imprimerie servant à insérer les lettres formant un paragraphe, expliqua Tudi.

- Où l'as-tu trouvée?

- Hier, à mon appartement, dans le fond d'un tiroir. Amaël l'avait cachée lors de son cambriolage. Regarde, il y a encore quelques lettres dessus.

- Mais c'était une preuve flagrante de culpabilité! s'exclama Pierrick.

- En effet. Mais ce n'est pas tout.

Il sortit un petit tube de sa poche et annonça:

- Le poison des crimes!

- Merde! fit Pierrick en ramenant sa chaise sur quatre pattes.

- Tu ne l'as pas ouvert j'espère? s'inquiéta Bérénice.

- Non!

- Tu vas les rendre à la police? demanda Pierrick avec une perplexité non feinte.

- Non. Au cas où! répondit Tudi en les enfilant dans sa poche, faisant rire tout le monde par sa mimique assurée. Au fait, Amaël avait acheté des billets pour le Pérou. Déguisement, fausse identité, faux passeport.

Après un moment d'hésitation, il ajouta:

- Détail intéressant: sa date de naissance est la même que la mienne: le 9 avril 1959!

- Et de la mienne aussi par le fait même, s'étonna Pierrick, complètement ahuri.

Un homme s'approcha d'eux.

- Tudi, je te présente Jojakin, fit Pierrick, surpris. Le propriétaire du chalet. T'inquiète pas, il ne portera pas plainte!
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