vendredi 19 juin 2020

Simulacres - Chapitre 22 - Dans l'atelier

Voici le vingt-deuxième chapitre de Simulacres (Pierre Rousseau, 1995; ancien titre Dague)

22 Dans l’atelier

Dissimulé derrière un petit meuble sur la mezzanine, Tudi voyait distinctement, tout en bas, les mains d'Amaël Daumal descendre lentement les chaînes du palan, presque imperceptiblement, comme l'aiguille des heures d'un balancier. Il pensa au «Pendule» d'Edgar Allan Poe, et cela le remplit d'horreur, même si ce n'était pas un croissant d'acier étincelant qui se balançait au-dessus de ses amis. Sans sifflements, mais avec le léger cliquetis des chaînes glissant l'une sur l'autre, une énorme pierre descendait perpendiculairement aux victimes ligotées et bâillonnées sur une large pierre plate, et sur laquelle elles seraient effroyablement écrasées.

Tudi regarda les cheveux noirs ébouriffés d'Amaël, son avant-bras soutenu par un morceau de drap, et son sourire d'obsédé. Mais dans ses yeux, il ne voyait pas de la démence, seulement un calme figé, et la certitude d'avoir fait le bon choix pour d'obtenir le résultat attendu.

Les jambes de Pierrick gigotaient frénétiquement, telle une araignée écrasée. À hauteur du visage de Bérénice qui ne bougeait plus, un mince filet de sang coulait sur la pierre. «Inconsciente ou morte?» se demanda Tudi avec angoisse. Malgré tous les efforts qu'il faisait pour ne pas y penser, il imagina le visage de Bérénice se déformer sous la pression de la pierre, ses os éclater dans un craquement sinistre et son sang jaillir...

Pour exprimer ses souffrances, Bérénice avait voulu crier, mais le bâillon sur sa bouche l'en avait empêché. Immédiatement après, sa tête s'était immobilisée sous le poids de la pierre, comme dans un étau. Elle avait senti la pression sur son visage, puis la petite douleur sur l'os du nez. Elle avait senti la chaleur du sang près de son oeil, sur sa joue, dans son cou. Puis était venu le voile noir... Mais elle n'avait pas eu peur!

Amaël hurlait: «Tu seras content, Pierrick. Toi et elle, écrasés, devenus de la chair véritable sur la pierre, fondue en elle, comme tu le voulais. J'ai assez de raisons pour justifier mon geste. Mais j'ai assez écrit. Aujourd'hui, j'imprime le sceau de ma haine!»

Tudi constata qu'il était trop tard pour dévier la trajectoire du destin soumis à l'attraction terrestre, cette loi physique qui permettait à l'homme de garder les deux pieds sur terre.

«Au moins, sauver Pierrick», pensa Tudi, avec une détermination teintée de rage. «Et exterminer ce maniaque!» conclut-il avec une fermeté qui le surprit, lui qui, dans des moments intenses, perdait habituellement toute lucidité, articulant ses actes avec hésitation, ou préservant peureusement une immobilité totale.

Il était cependant ignorant du moyen à prendre pour empêcher la pierre de descendre. Il s'en voulait pour sa lenteur d'esprit à décider dans des situations urgentes.

Tout à coup, du coin de l’œil droit - l’œil qui guette, cherche et pense - il aperçut la petite arbalète posée sur un meuble. Tendre la main? La saisir? Tudi n'a pas hésité. Il l'arma. Mais le déclic alerta Amaël qui arrêta le mouvement des chaînes en levant les yeux vers la mezzanine. Il écouta pendant une éternité. Ne voyant rien bouger, rassuré, il reprit son geste de la main et du bras, mais à un rythme un peu plus rapide!

Tudi prit conscience que l'arme meurtrière était prête dans sa main, comme si quelqu'un la lui avait donnée. Il frissonna en sentant le contact froid du métal. Il pressentit que, dorénavant, la magie devra se substituer à la précision pour guider la pointe de la flèche jusqu'au coeur d'Amaël, et cela d'une façon si soudaine que la main tenant la chaîne devra s'ouvrir au lieu de se fermer. Car c'était le résultat de son action qui permettrait d'éviter le déroulement effréné de la chaîne entraînée par la chute d'Amaël sur le sol, projetant du même coup la lourde pierre sur les corps de Pierrick et Bérénice. Ce serait alors comme s'il tuait ses amis, se substituant au meurtrier, au lieu de le laisser accomplir son action jusqu'au bout.

Il pouvait encore se sortir de la scène, et n'être qu'un figurant comme il l'avait toujours été. Mais n'ayant plus rien d'autre à faire ou à espérer, Tudi n'avait plus le choix: il devait tirer. Il mira soigneusement, et pressa la détente. Comme dans un long ralenti, la flèche traversa l'espace jusqu'au poignet de la main qui tenait la chaîne, perça la chair et les tendons - et même l'os lui-même - et alla se ficher dans un tableau. La grimace de douleur et de haine sur le visage d'Amaël effraya Tudi plus que la malchance d'avoir raté son coup, même si la main avait lâché la chaîne.

Devant la fatalité d'avoir joué sa dernière chance, Tudi sortit de sa cachette et se dressa sur le bord du vide, comme un Goliath vaincu, mais encore debout. Amaël le regarda, et dans un sourire figé de douleur, il cria:

- Bienvenue, Monsieur Silver. Après m'avoir lapidé, les humains veulent me transpercer maintenant. Mais il est trop tard pour ces deux-là. Ils auront droit à la grande lapidation. «Alors le peuple de cette ville lapidera le fils rebelle et insolent», «et ils lapideront la fille, parce qu'étant dans la ville, elle n'a pas crié», «Qu'ils périssent accablés de pierres». Moi-même, qui ait touché la montagne, je serai lapidé de nouveau. Les chaînes et les persécutions m'attendent. Je déteste tout ce qui exsude du corps: la sueur, les larmes, le pus, le vomi, et encore plus les crachats, car ils sont volontaires. Mais j'aime le sang, et je vais presser tes amis comme des éponges. La chair est sacrifice, et je vais détacher la chair en lambeaux, car la convoitise vient de ceux-là qui courent après les voluptés de la chair. Et je suis corruptible de corps et d'esprit.

Il leva sa main très haut, et malgré la blessure douloureuse d'où giclait un sang clair, il saisit la chaîne dans le but évident de lui donner une longue et vive impulsion. Ses muscles se tendirent, comme se tendit le regard de Tudi voulant annihiler le meurtrier qui allait abaisser la pierre d'un coup brusque. Mais Amaël hurla:

- Et ses seins sont deux grappes d'où dégorgera le lait sur le rocher nu. Nul ne méprisera ma mère, car je suis le premier-né. Et je suis comme une colombe sur les genoux de ma mère...

Soudain, le bruit assourdissant d'une explosion retentit près de l'oreille de Tudi qui vit la tête d'Amaël exploser en éclaboussant de sang et de cervelle la pierre monstrueuse. Puis le corps s'écroula comme une masse de muscles et d'os disloqués.

Jaouen Olier sortit de l'ombre, tenant un revolver dans sa main à peine tremblante.

- À temps, juste à temps pour sortir du labyrinthe! dit-il.

Mais sans attendre une quelconque explication, l'esprit résonnant encore du bruit et de la peur, Tudi dégringola l'escalier, empoigna les chaînes, puis se figea dans une hésitation fébrile. Jaouen, qui l'avait suivi de près, le regarda, étonné:

- Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-il, crispé dans l'attente d'un danger dont il ne soupçonnait peut-être pas l'existence.

- Je ne sais pas quelle chaîne tirer, avoua Tudi. Il ne suffirait de presque rien pour les écraser!

- Donne, lança Jaouen en saisissant les chaînes.

Il manœuvra habilement, et la pierre se souleva et s'éloigna des deux corps qu'Amaël avait pris bien soin de dénuder intégralement pour ne pas que les tissus souillent la chair. Tudi aperçut les yeux remplis d'horreur de Pierrick, et les yeux de Bérénice, fermés sur la mort. Car c'était dans le regard plus que dans les battements du cœur ou les soulèvements d'une poitrine qu'il voyait le mieux la vie, alors que les yeux disent les émotions.

Un véritable branle-bas de combat se fit entendre sur la mezzanine. Pendant que Tudi dénouait les bâillons et les liens, policiers et ambulanciers martelèrent le plancher de bois, puis l'escalier.

Jaouen regarda le corps d'Amaël Daumal étendu à ses pieds. Malgré lui, mais volontairement, il avait atteint, par la balistique, le plus merveilleux labyrinthe qui puisse exister, le cerveau, lequel formait maintenant un chaos...
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