jeudi 20 août 2020

Petits textes à revoir - Chien de fusil

Extrait de Petits textes à revoir, (Pierre Rousseau, 2000).


Chien de fusil


F. et moi sommes assis au parc Lafontaine. Il veut me dire quelque chose. Il lance des miettes de pain aux canards, sans regarder, c’est toujours le même qui attrape. Quand il n’a plus de pain, il est tout surpris.

– T’en as ?, qu’il me dit.

– Quoi ? je fais pour l’agacer.

– De la peine ?

Je ne sais quoi répondre. Ce n’est pas la question que j’attendais. On est un peu déboussolé quand on n’entend pas les mots attendus, surtout si ceux qui les remplacent nous embêtent, je dis embête dans le sens d’« indiscrets ».

– On a toujours de la peine sans le savoir, je dis.

– Quand je veux la serrer tendrement dans mes bras, m’avoue F, elle me dit laisse, laisse.

Elle, c’est K., sa femme. Je la connais bien. Ni belle ni laide. Elle travaille comme réceptionniste dans une grande boîte sur le boulevard René-Lévesque. Je connais F. aussi. Et je la comprends. Mais je ne juge pas. Si K. ne croit plus en l’amour de F., elle le tiendra en laisse quelque temps encore, pour le faire souffrir à sa manière qui est laide d’égoïsme. Un jour, quand elle le voudra, elle laissera aller le père biologique, morcelé ou même mort. Elle ne se séparera pas de l’enfant pour autant. L’amarre est longue, plus longue que le large. Elle porte en elle un fœtus en sursis d’émancipation. Peut-être  un enfant mal-aimé, un de plus, un de trop. S’il est le portrait vivant de son père, la décision de K. sera vite prise, elle coupera le cordon, laissera filer le filet de glaire ou de fiel. Moi, je vois déjà l’enfant à naître qui, en chien de fusil dans le ventre, tire sur sa laisse près du cœur maternel qui ne voit rien venir, pas même les lendemains qui déchantent.

– C’est pas drôle pour elle non plus, je dis machinalement.

F. me regarde. Il ne comprend pas. Les canards sont partis de l’autre côté de l’étang. On les voit à peine. Mais on les entend, ils sont heureux. On est toujours heureux quand on mange à sa faim. N’importe quelle faim.

– Quoi ? fait F, impatient.

– Laisse faire, je dis.

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