vendredi 21 août 2020

Petits textes à revoir - Vampirisme

Extrait de Petits textes à revoir, (Pierre Rousseau, 2000).

Vampirisme

J’ai vu Cécile hier, au marché Atwater où elle n’allait plus depuis (???). Cécile est une femme masquée, opaque, insondable, un jade chauffé, toute en ivoire et en crocs. Parce qu’un homme l’a aimé plus qu’il ne faut, elle est devenue louve caressante, humaine au-delà des gestes amoureux, juste là où il faut, insistante dans le prolongement de sa mémoire désir. Cécile est une femme à bouche ventouse. En ce moment, elle me regarde par dessus les melons et les courges, elle voit plus loin en moi, ouvre grand mon âme et mon corps, le déchire en deux, constate le vide, voit ma poitrine sans cœur, sans organes, mutant par le dépeuplement des êtres amours engoncés dans les recoins de mon masque funéraire.

– Tu es triste, me dit-elle.

Oui, je suis triste comme le ciment fendu sur les trottoirs, comme les fleurs fanées dans les dessins d’enfants. Triste de tout ce qui lui est arrivé, dans son exil forcé en Californie.

– C’est loin, la Californie, je dis.

– Ce n’est pas à portée de main, qu’elle répond.

Encore moins à portée des yeux, je pense en la regardant soupeser un melon de miel. Même s’il y a les lettres à la poste ou internet ou le téléphone portable, ce n’est pas à moi qu’elle écrivait, ou envoyait un courriel, ou téléphonait tous les soirs, c’est à son mari. Comme il était ouvert à tous, qu’il n’avait pas de jardin secret, il me disait tout, me montrait tout. Et puis voilà, il est parti à son tour. À force de tout dire, on perd sa vie, forcément. Il n’est pas mort, ce qui aurait peut-être été moins douloureux, il est parti avec une autre femme qui le côtoyait de plus près de lui, une inconnue dont personne ne savait ni le nom ni le lieu de naissance, rien.

Alors, C. est libre. Et moi j’espère. Mais elle a tellement changé que je me demande si je ferais une bonne affaire… Je suis resté comme avant. C. a mordu dans la vie, et la vie, c’est forcément le sang, ou la sève, ou quelque liquide organique qui huile les engrenages là où il faut et fait s’animer l’inanimé. C. s’est noyé dans la sève. 

C. m’a aimé, dans le temps, pendant un mois. Puis l’autre – je dis l’autre, mais c’est sans méchanceté – est venu. Je ne lui en veux pas de m’avoir enlevé la femme que j’aime, mais pour l’avoir abandonnée après l’avoir vidée de son sang. Si elle revient terminer son œuvre avec moi, entre nous s’éteindra le présent a priori et mon existence ressemblera à celle de l’ange secourable. Nous aurons alors vanité et néant en partage pour, heureux d’être, se nourrir à même le sang. En ce moment de mon existence, j’ai autant besoin d’aimer que d’être aimé.

C. me regarde en souriant, une cerise entre les dents. Peut-être a-t-elle compris.

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