lundi 21 décembre 2020

Petits textes à revoir - Laze

Extrait de Petits textes à revoir, (Pierre Rousseau, 2000).

Laze

X est blasé, de lui, des autres, de tout. Il se dit trop vieux pour aimer les alentours, les poitrines ardentes, les ventres ronds. Il voit tous les jours la mort, cette finalité sans motif valable. Il agonise dans l’ultime limite de l’existence. X a 92 ans. Il habite à « l’asile », comme il aime dire, parce ça veut dire ce qu’il pense : un abri où l’on trouve la sécurité et le calme. N’avait-on pas, dans les années 1880, en France, transformé les salles d’asile en écoles maternelles ? Le retour à l’enfance… Même Napoléon a demandé l’asile aux Britanniques. Terres d’asile… D’autres appellent cela « hospice » (quel mot laid !), d’autres «hôpital pour vieillards» (qui ne sont pas tous malades), et d’autres encore « mouroir », ce qui est plus près de la vérité. (asile de Vincennes = photo ? ? ?)

Je pense que X a trop ratissé son jardin secret, trop engraissé ses terribles secrets, à coup de petites appréhensions, de petites craintes enfantines. Depuis, l’ennui tapisse son intime pureté. Il est démuni d’idées, de mots, de gestes, trop vieux pour dire et toucher, pour oser palper la mouture des jours heureux, déboutonner la blouse bergère, incapable de faire juste ce qu’il faut pour être heureux, une autre fois, la dernière, promis.

X est envahi de torts, de remords, d’excuses. De vaines occasions se présentent à lui pour l’aider à avouer l’erreur fossilisée commise en place et lieu, il y a très longtemps, presque hors du temps. Il juge inutile de se promettre inutile effort par le bonheur à soi-même confronté depuis que croît en lui l’angoisse de mourir. « Je me confronterais même au bonheur », dit-il en regardant la jolie présentatrice de la météo à la télévision. « Elle me fait faire de la haute pression » ajoute-t-il en riant.

Et moi qui voudrais l’aider. Ce n’est quand même pas une vieille bagnole dont on peut changer le moteur ou la carrosserie. X est vieux, trop vieux, il lui reste très peu d’années à vivre, même pas dix ans, et dans quel état. Je le regarde, il me regarde, nous ne disons rien. C’est plutôt moi qui ne dit rien, lui, il n’a plus rien à dire depuis longtemps. Il décante lentement sa vie. Peut-être même n’est-il plus intéressé à avoir des nouvelles du monde, pour ce qu’il en ferait.

- Mais je vois encore, dit-il en regardant la présentatrice. Et je pense, pour ça, je pense, c’est bien la seule chose qui me reste de valide, et encore, au ralenti. Mais je pense ce que je veux. Je suis libre à ce niveau-là.

- Comment va-t-elle ? me demande-t-il.

- Bien. Assez bien.

- Toujours aussi folle.

- De plus en plus.

- Parce qu’elle est relativement jeune.

- Assez.

- Quand on lui aura fait suffisamment de mal, elle sera laide.

- Ça se répare.

- Si on veut.

- On voudra.

- Je ne serai pas là pour voir ça.

- Quand même…

- Mais je lui aurai été fidèle toute ma vie.

- 92 ans.

- C’est pas rien.

Il garde silence, j’en fais autant.

- Je veux qu’on m’enterre sur le Mont-Royal, dit-il enfin.

- Ça sera fait.

- Après l’avoir foulée dans tous les sens et avec tous mes sens, je l’aurai à mes pieds pour l’éternité.

- Et sur ta pierre ?

- T’écrira  : « Il a aimé la ville comme une femme. » Et mets les jambes du « V » qui suggèrent des jambes de femmes, ajouta-t-il en regardant la présentatrice, les larmes aux yeux.
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