samedi 12 janvier 2019

Précis de décomposition - Lettre à Elsa Marie

Extrait de Précis de décomposition, (Pierre Rousseau, 2000). «Lettre à Elsa-Marie»

«Rangez vos larmes, il n’y aura pas de pardon pour les faibles, dit le prêcheur. Dieu, qui est toute-puissance, méprise ceux qui se mettent à genoux et se rendent sans combattre. Comment alors pourrait-il prouver sa force ?» 

La mystification est l’enjeu de bien des charlatans. Mais ce qui me désole, c’est la foi que les pauvres y mettent. Sauvé quelqu'un, c’est le ramener à une autre vie : celle-là même du sauveteur. La prédestination est la trouvaille la plus absurde qu’il n’ait été donné à l’homme d’imaginer. Le destin arrive quoi qu’on y fasse, sinon il n’existerait pas. Seuls le temps présent et le passé existent pour l'humain, car espérer est une action statique et le désespoir, un recul dynamique. Le futur, c’est pour les morts seulement. Mme Jeanne-Marie Bouvier de La Motte souffrait d’un pur amour quelque peu inquiétant (1); Chaunu savait avec son futur sans avenir(2); tout comme Croce, l’antifasciste (3); Kant, à la vie parfaitement réglée, croyait à l’immortalité de l’âme(4) et Averroès à son éternité de la matière (5); Saint-Augustin, adepte des plaisirs charnels — avant la naissance de sa foi — écrit que le temps «n’est qu’une distension, probablement de l’âme elle-même»(6).

L’éternité seule appartient à Dieu : il a le monopole du temps, mais ne se préoccupe pas trop du passé, semble-t-il. L’immuable mérite-t-il plus le respect que le passager ? En ce cas, l’homme est vil quand il admire ce qui dure longtemps. En créant la vie, la Nature cherche à lutter contre les forces de destruction. Dans certains cas, l’humain devrait comprendre que ce n’est pas l’individu qui prime, mais la multitude, la lignée, le temps... Dieu a-t-il, à un certain moment, eu peur de mourir ? (Silence) Si en plus d’être, il faut que je fusse ! disais-je à mes détracteurs. Si je pouvais suspendre le temps, ce serait au bout d’une corde de pendu ; ou j’ouvrirais une boutique qui vend des temps morts et je la nommerais L’ombre. En fait, le principal n’était pas ce que je faisais, mais ce que je m’apprêtais à faire après quelques veillées d’armes, pour que les lendemains soient des épreuves à rebours, des regrets posthumes, des colères sans âges. (Silence) Dans la vie d’un humain, tous les dix ans marque une fin de décadence. Tout repart à zéro ou tout s’accumule sur les anciennes ruines.

Pour créer l’avenir, il faut trahir le passé. On ne fabrique pas une statue sans briser de pierre. Ainsi en est-il de toute vie sans histoire. Jamais de ma vie — et c’était peut-être ça le plus terrible — je ne pouvais dire comme Dick Powell : «C’est arrivé demain»(7). À l’inverse, plusieurs humains vivent de la procrastination. L’avenir est loin quand aucune action ne débute. Telle cette Mimi Pinson qui ponctue le temps, de jour en jour, de petits rires désuets(8). Denys le Petit — dont on ignore ironiquement  la date de naissance — commença à compter les années à partir de la naissance de Jésus-Christ(9). Idée discutable. Mais il se trompa de quatre ans, tu t'en rends compte. Et moi qui payais nos comptes avec quatre mois de retard, et tu m’appelais le brouillon... Quatre ans sur deux milles ans, là, tu vois. «Notre science vient de la mort (Égypte), J.C. noue tous les fils au temps zéro» m’a dit Serres(10). (Silence) Elsa-Marie, dis-moi que je suis toujours aussi beau. Je répondrai «Je sais !», moi qui sais ne rien savoir. Tout à l’opposé de la connaissance acquise par personne interposée, le savoir demeure une bonne cuvée pour celui qui se saoule de vanité. Seuls les sots et les faibles recherchent les éloges. La  personne ne se grandit que dans son oeuvre. « Celui qui aime la gloire met son propre bonheur dans les émotions des autres» m’a dit Marc‑Aurèle. Remarque que les événements passent plus vite que l’homme, de telle sorte que sa gloire devient facilement le bonheur des autres.
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Wikipédia, Larousse, etc. :

(1) Jeanne-Marie Bouvier de La Motte - appelée couramment Madame Guyon, — (Montargis, 1648 - Blois, 1717), mystique française. Elle professa le quiétisme, doctrine condamnée par Rome. Fénelon chercha à la défendre dans ses Maximes des saints (1697).

(2) Pierre Chaunu, né le 17 août 1923 à Belleville-sur-Meuse et mort à Caen le 22 octobre 20091, est un historien français. Spécialiste de l'Amérique espagnole et de l’histoire sociale et religieuse de la France de l'Ancien Régime (XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles), grande figure française de l'histoire quantitative et sérielle, cet agrégé d'histoire et docteur ès lettres a été professeur émérite à Paris IV-Sorbonne, membre de l'Institut et commandeur de la Légion d'honneur. Écrivit Un futur sans avenir (1979)

(3) Croce (Benedetto) (Pescasseroli, Abruzzes, 1866 - ­ Naples, 1952), critique littéraire, historien et philosophe italien. Influencé principalement par G. Vico et Hegel, il a montré, dans le développement progressif de la liberté, le moteur du passé et l’idéal spirituel du futur : Philosophie de la pratique (1908), Bréviaire d’esthétique (1913), l’Histoire comme pensée et action (1938), etc.

(4) Kant — (jusque dans ses horaires), fut consacrée à la connaissance et à l’enseignement. Kant ne se propose pas de créer une science, une morale ou une métaphysique nouvelle : sa révolution critique est une interrogation sur la légitimité du savoir

(5) Averroès (Cordoue, 1126 ­ Marrakech, 1198), philosophe et médecin arabe ; commentateur d’Aristote. Sa doctrine, l’averroïsme, caractérisé par la théorie de l’éternité de la matière et celle de «l’intellect actif», intermédiaire entre Dieu et les hommes, fut condamné par l’Université de Paris, par l’Église en 1240, par le Ve concile de Latran en 1513 (Léon X) et par l’orthodoxie musulmane.

(6) Saint-Augustin - Les Confessions (en latin Confessiones) est une œuvre autobiographique d'Augustin d'Hippone, écrite entre 397 et 401, où il raconte sa quête de Dieu. Il a donc un double but : avouer ses péchés et ses fautes directement à Dieu (confession au sens chrétien) mais aussi proclamer la gloire de Dieu. 

(7) C’est arrivé demain, film américain de René Clair (1943), comédie fantastique dont le héros peut chaque jour, de façon surnaturelle, lire le journal du lendemain; avec Dick Powell (1904 ­- 1963).

(8) Mimi Pinson - nouvelle de Musset (1845) : un étudiant en médecine très sérieux, Eugène Aubert, rencontre une grisette du Quartier latin, Mimi Pinson, dont il ne comprend pas qu’elle vive au jour le jour, sans souci du lendemain.

(9) Denys le Petit (en latin Dionysius Exiguus), né vers 470 dans la province romaine de Scythie mineure sur les bords du Pont-Euxin (actuelle Dobrogée, en Roumanie) et mort entre 537 et 555 à Rome, est un religieux chrétien érudit, installé à Rome de l'an 497 environ à sa mort, qui fut l'un des principaux « passeurs », à son époque, entre les chrétientés orientale et occidentale.

(10) Statues, p328.
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