vendredi 21 décembre 2018

Les beaux naufrages - La mort

Je retravaillais fréquemment mes textes. Voici un exemple pour Les beaux naufrages.

Extrait de Les beaux naufrages Version 1 (2003):

«Madame Joly me tire par la main. Claudine nous précède dans l’escalier qui mène à l’appartement grand comme un mouchoir de poche, mais propre. Une forte odeur de fond de pot de tapioca flotte dans l’air. Sur le bahut, de petites pierres de toutes les couleurs ont été collées sur des bouteilles de vin et des plantes sèches comme des allumettes mises dedans. Claudine prend sa mère par la taille et appuie sa tête sur son omoplate, se fixe à celle qui, elle l’espère, ne la laissera pas tomber. Louise a mis une petite robe semblable à celle de sa fille, aux couleurs vives et aux motifs audacieux, comme des cris de désespoir. Elle n’a pas lié ses longs cheveux noirs, ne porte aucun bijoux. Une contestation au bien-fondé du malheur, un dépouillement étudié, une absence d’éclats trompeurs. Même ses yeux ne brillent plus. Elle se prépare à aller voir son fils Patrice, au salon funéraire. Elle ne pleure plus. Il est plus effrayant de penser à la mort à venir que de voir son résultat, de toucher son accomplissement, c’est-à-dire l’immobilité dans tout ce qu’elle a de figé. Un coup de vent s’engouffre par la porte laissée entrouverte. Quatre feuilles s’envolent d’un bahut et tombent en cascade sur le tapis, presque à mes pieds. Je ramasse les feuillets de musique, des portées vides, comme si toutes les notes avaient été balayées sous le tapis.»

«Nous nous rendons au salon funéraire avant l’heure officielle d’ouverture. Au poignet du jeune homme étendu dans le cercueil, une montre flasque sur un poignet de laine. Arrêtée à 10 h 10. Les bras ouverts. L’accueil. Où 2 h 50, l’heure exacte d’une mort subie. L’heure de se prendre en main et de s’étendre droit debout avec les pendus de Villon, là où on ne sera plus jamais seul pour assister au combat ultime entre la pureté et la mort. Une journée de perdue est une journée où rien de précieux ne nous prépare à la mort d’un être cher. Un morceau de bonheur, un regard plein de tendresse, une main tendue, un « J’t’aime bien, tu sais », le vent sur les herbes hautes, un chat qui dort, un rire d’enfant, même une chanson grivoise.»


Extrait de Les beaux naufrages Version 5 (2004):

«Madame Joly prend ma main et Claudine nous précède dans l’escalier menant à appartement grand comme un mouchoir de poche, mais tout propre, où elle loge avec sa mère. Une forte odeur de fond de pot de tapioca flotte dans l’air. Sur le bahut, de petites pierres de toutes les couleurs ont été collées sur des bouteilles de vin et des plantes sèches comme des allumettes mises dedans. Un bricolage d’enfant. Claudine prend sa mère par la taille et appuie sa tête sur son omoplate, se fixe à celle qui, elle l’espère, ne la laissera jamais tomber. Louise tient sa main posée sur le combiné du téléphone. Ses épaules tressautent. Elle pleure. J’allais toucher délicatement son épaule, comme je ferais à une sourde pour attirer son attention, lorsqu’elle se retourne brusquement. Elle est effondrée. Ses yeux sont cernés, sa peau crayeuse. Elle me serre contre elle. S’écartant un peu, elle me regarde avec des yeux enflammés d’angoisse : « Mon fils, je ne sais pas comment vous dire… » Elle émet une plainte qu’elle étouffe en enfouissant sa tête dans le creux de mon épaule. Elle a un haut-le-cœur et va vomir dans la salle de bain. Claudine me regarde d’une bien étrange façon. Elle me sourit timidement, cherche peut-être en moi un réconfort que je suis bien en peine de lui donner. Revenue dans la pièce, Louise touche mon bras. Elle ne pleure plus, mais son visage est aussi blanc que l’essuie-mains avec lequel elle éponge ses lèvres. Elle se prépare à aller voir son fils, Patrice, au salon funéraire. Pour la circonstance, elle a mis une petite robe semblable à celle de sa fille, aux couleurs vives et aux motifs audacieux. Des cris de désespoir. Elle n’a pas lié ses longs cheveux noirs, ne porte aucun bijou. Une contestation au bien-fondé du malheur, un dépouillement étudié, une absence d’éclats trompeurs. Même ses yeux ne brillent plus. Il est plus effrayant de penser à la mort à venir que de voir son résultat, de toucher son accomplissement, c’est-à-dire l’immobilité dans tout ce qu’elle a de plus figé. Je voudrais apaiser sa douleur, donner verbe aux encouragements qui bouillonnent dans ma tête, mais je m’embarrasse encore de contraintes. « Quelle tristesse ! » dit madame Joly, en passant sa main sur la tête de Claudine. Louise éponge son visage de plus en plus couleur de terre grasse, avant d’aller vomir de nouveau. Un coup de vent s’engouffre par la porte laissée entrouverte. Quatre feuilles de musique s’envolent du bahut et tombent en cascade, à mes pieds. Je ramasse les feuillets, des portées vides, comme si toutes les notes avaient été balayées sous le tapis.»

«Nous nous rendons au salon funéraire avant l’heure officielle d’ouverture. Une montre enserre le poignet du jeune homme étendu dans le cercueil. Arrêtée à 10 h 10. Les bras ouverts. L’accueil. Où 2 h 50, l’heure exacte d’une mort subie, le moment de se prendre en main et de s’étendre droit debout avec les pendus de Villon, là où on ne sera plus jamais seul pour assister au combat ultime entre la pureté et la mort. Une journée où rien de précieux ne nous prépare à la mort d’un être cher – un regard de tendresse, une main tendue, un « J’t’aime, tu sais », le vent dans les cheveux, un chat sur des genoux, un rire d’enfant, même une chanson grivoise – est une journée de perdue.»


De grands ajouts ont été faits au premier paragraphe de la version 5 (en jaune):

«Madame Joly prend ma main et Claudine nous précède dans l’escalier menant à appartement grand comme un mouchoir de poche, mais tout propre, où elle loge avec sa mère. Une forte odeur de fond de pot de tapioca flotte dans l’air. Sur le bahut, de petites pierres de toutes les couleurs ont été collées sur des bouteilles de vin et des plantes sèches comme des allumettes mises dedans. Un bricolage d’enfant. Claudine prend sa mère par la taille et appuie sa tête sur son omoplate, se fixe à celle qui, elle l’espère, ne la laissera jamais tomber. Louise tient sa main posée sur le combiné du téléphone. Ses épaules tressautent. Elle pleure. J’allais toucher délicatement son épaule, comme je ferais à une sourde pour attirer son attention, lorsqu’elle se retourne brusquement. Elle est effondrée. Ses yeux sont cernés, sa peau crayeuse. Elle me serre contre elle. S’écartant un peu, elle me regarde avec des yeux enflammés d’angoisse : « Mon fils, je ne sais pas comment vous dire… » Elle émet une plainte qu’elle étouffe en enfouissant sa tête dans le creux de mon épaule. Elle a un haut-le-cœur et va vomir dans la salle de bain. Claudine me regarde d’une bien étrange façon. Elle me sourit timidement, cherche peut-être en moi un réconfort que je suis bien en peine de lui donner. Revenue dans la pièce, Louise touche mon bras. Elle ne pleure plus, mais son visage est aussi blanc que l’essuie-mains avec lequel elle éponge ses lèvres. Elle se prépare à aller voir son fils, Patrice, au salon funéraire. Pour la circonstance, elle a mis une petite robe semblable à celle de sa fille, aux couleurs vives et aux motifs audacieux. Des cris de désespoir. Elle n’a pas lié ses longs cheveux noirs, ne porte aucun bijou. Une contestation au bien-fondé du malheur, un dépouillement étudié, une absence d’éclats trompeurs. Même ses yeux ne brillent plus. Il est plus effrayant de penser à la mort à venir que de voir son résultat, de toucher son accomplissement, c’est-à-dire l’immobilité dans tout ce qu’elle a de plus figé. Je voudrais apaiser sa douleur, donner verbe aux encouragements qui bouillonnent dans ma tête, mais je m’embarrasse encore de contraintes. « Quelle tristesse ! » dit madame Joly, en passant sa main sur la tête de Claudine. Louise éponge son visage de plus en plus couleur de terre grasse, avant d’aller vomir de nouveau. Un coup de vent s’engouffre par la porte laissée entrouverte. Quatre feuilles de musique s’envolent du bahut et tombent en cascade, à mes pieds. Je ramasse les feuillets, des portées vides, comme si toutes les notes avaient été balayées sous le tapis.»

À peu de chose près, le deuxième paragraphe est resté tel quel.

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