jeudi 14 janvier 2021

Philosophie - Essai sur la peinture (Diderot)

Diderot

Traité du beau

suivi de

Essai sur la peinture et Pensées détachées sur la peinture, la sculpture, l'architecture et la poésie, pour servir de suite aux salons

Présentation de Robert Ganzo

Marabout université 238

Éditions Gérard, Verviers, 1973



Cette œuvre contient l'essentiel des idées sur l'art acquises de 1759 et 1765.


Notes et soulignements de lecture


ESSAI SUR LA PEINTURE

Mes petites idées sur la couleur

C'est le dessin qui donne la forme aux êtres; c'est la couleur qui leur donne la vie. Voilà le souffle divin qui les anime.  69

Il n'y a que les maîtres dans l'art qui soient bons juges du dessin, tout le monde peut juger de la couleur. 69

Mais pourquoi y a-t-il si peu d'artistes qui sachent rendre la chose à laquelle tout le monde s'entend? Pourquoi cette variété de coloristes, tandis que la couleur est une en nature? La disposition de l'organe y fait sans doute. L'œil tendre et faible ne sera pas ami des couleurs vives et fortes. L'homme qui peint répugnera à introduire dans son tableau les effets qui le blessent dans la nature. (etc.) 70

Soyez sûr qu'un peintre se montre dans son ouvrage autant et plus qu'un littérateur dans le sien. Il lui arrivera une fois de sortir de son caractère, de vaincre la disposition et la pente de son organe. C'est comme l'homme taciturne et muet qui élève une fois la voix : l'explosion faite, il retombe dans son état naturel, le silence. L'artiste triste, ou né avec un organe faible, produira une fois un tableau vigoureux de couleur; mais il ne tardera pas à revenir à son coloris naturel. 71

En général donc, l'harmonie d'une composition sera d'autant plus durable que le peintre aura été plus sûr de l'effet de son pinceau, aura touché plus fièrement, plus librement; aura moins remanié, tourmenté sa couleur; l'aura employée plus simple et plus franche. 71

On voit des tableaux modernes perdre leur accord en très peu de temps; on en voit d'anciens qui se sont conservés frais, harmonieux et vigoureux, malgré le laps du temps. Cet avantage me semble être plutôt la récompense du faire, que l'effet de la qualité des couleurs. 71

On a dit que la plus belle couleur qu'il y eût au monde était cette rougeur aimable dont l'innocence, la jeunesse, la santé, la modestie et la pudeur coloraient les joues d'une fille; et l'on a dit une chose qui n'était pas seulement fine, touchante et délicate, mais vraie; car c'est la chair qu'il est difficile de rendre; c'est ce blanc onctueux, égal sans être pâle ni mat; c'est ce mélange de rouge et de bleu qui transpire imperceptiblement; c'est le sang, la vie qui font le désespoir du coloriste. Celui qui a acquis le sentiment de la chair a fait un grand pas; le reste n'est rien en comparaison. Mille peintres sont morts sans avoir senti la chair; mille autres mourront sans l'avoir sentie. 72

Faire blanc et faire lumineux sont deux choses fort diverses. Tout étant égal d'ailleurs entre deux compositions, la plus lumineuse vous plaira sûrement davantage; c'est la différence du jour et de la nuit. 73

[...] c'est que l'homme n'est pas Dieu; c'est que l'atelier de l'artiste n'est pas la nature. 74

Mais ce qui achève de rendre fou le grand coloriste, c'est la vicissitude de cette chair; c'est qu'elle s'anime et qu'elle se flétrit d'un clin d'œil à l'autre; c'est que, tandis que l'œil de l'artiste est attaché à la toile, et que son pinceau s'occupe à me rendre, je passe; et que, lorsqu'il retourne la tête, il ne me retrouve plus. 75

Tout ce que j'ai compris de ma vie du clair-obscur

Le clair-obscur est la juste distribution des ombres et de la lumière. Problème simple et facile, lorsqu'il n'y a qu'un objet régulier ou qu'un point lumineux; mais problème dont la difficulté s'accroît à mesure que les formes de l'objet sont variées; à mesure que la scène s'étend, que les êtres s'y multiplient, que la lumière y arrive de plusieurs endroits, et que les lumières sont diverses. Ah! mon ami, combien d'ombres et de lumière fausses dans une composition un peu compliquée! Combien de licences prises! En combien d'endroits la vérité sacrifiée à l'effet! 76

On appelle un effet de lumière, en peinture, ce que vous avez vu dans le tableau de Cortsus, un mélange des ombres et de la lumière, vrai, fort et piquant : moment poétique, qui vous arrête et vous étonne. 77

Mon ami, les ombres ont aussi leurs couleurs. Regardez attentivement les limites et même la masse de l'ombre d'un corps blanc; et vous y discernerez une infinité de points noirs et blancs interposés. L'ombre d'un corps rouge se teint de rouge; il semble que la lumière, en frappant l'écarlate, en détache et emporte avec elle des molécules. L'ombre d'un corps avec la chair et le sang de la peau forme une faible teinte jaunâtre. L'ombre d'un corps bleu prend une nuance de bleu; et les ombres et les corps reflètent les uns sur les autres. Ce sont ces reflets infinis des ombres et des corps qui engendrent l'harmonie (...) 81

Il y a des objets que l'ombre fait valoir, d'autres qui deviennent plus piquants à la lumière. La tête des brunes s'embellit dans la demi-teinte, celle des blondes à la lumière. 83

Il y a encore une raison qui agit en nous, sans que nous nous en apercevions; c'est qu'un habit n'est neuf que pendant quelques jours, et qu'il est vieux pendant longtemps, et qu'il faut prendre les choses dans l'état qu'elles ont d'une manière la plus durable. 87

Examen de clair-obscur

« Vous n'avez rien fait qui vaille, ni vous, ni le peintre; je vous avais demandé mon père de tous les jours, et vous ne m'avez envoyé que mon père des dimanches... » 88

Ce que tout le monde sait de l'expression et quelque chose que tout le monde ne sait pas

L'homme entre en colère, il est attentif, il est curieux, il aime, il hait, il méprise, il dédaigne, il admire; et chacun des mouvements de son âme vient se peindre sur son visage en caractères clairs, évidents, auxquels nous ne nous méprenons jamais. 89

Nous aimons la santé; c'est la pierre angulaire du bonheur. 90

Chaque âge a ses goûts. Des lèvres vermeilles bien bordées, une bouche entr'ouverte et riante, de belles dents blanches, une démarche libre, le regard assuré, une gorge découverte, de belles grandes joues larges, un nez retroussé, me faisaient galoper à dix-huit ans.  Aujourd'hui que le vice ne m'est plus bon, et que je ne suis plus bon au vice, c'est une jeune fille qui a l'air décent et modeste, la démarche composée, le regard timide, et qui marche en silence à côté de sa mère, qui m'arrête et me charme. 90

C'est qu'à dix-huit ans, ce n'était pas l'image de la beauté, mais la physionomie du plaisir qui me faisait courir. 91

S'il parle, son geste est impérieux, son propos énergique et court. Il est sans lois et sans préjugés. Son âme est prompte à s'irriter. Il est dans un état de guerre perpétuel. Il est souple, il est agile; cependant il est fort. 92

Que votre tête soit d'abord d'un beau caractère. Les passions se peignent plus facilement sur un beau visage. Quand elles sont extrêmes, elles n'en deviennent que plus terribles. Les Euménides des Anciens sont belles, et n'en sont que plus effrayantes. C'est quand on est en même temps attiré et repoussé violemment qu'on éprouve le plus de malaise; et ce sera l'effet d'une Euménide à laquelle on aura conservé les grands traits de la beauté. 94

Vous académiserez, vous redresserez, vous guinderez toutes vos figures. 95

Si notre religion n'était pas une triste et plate métaphysique; si nos peintres et nos statuaires étaient des hommes à comparer aux peintres et aux statuaires anciens (j'entends les bons; car vraisemblablement ils en ont eu de mauvais, et plus que nous, comme l'Italie est le lieu où l'on fait le plus de bonne et de mauvaise musique); si nos prêtres n'étaient pas de stupides bigots; si cet abominable christianisme ne s'était pas établi par le meurtre et par le sang; si les joies de notre paradis ne se réduisaient pas à une impertinente vision béatifique de je ne sais quoi, qu'on ne comprend ni n'entend ; si notre enfer offrait autre chose que des gouffres de feux, des démons hideux et gothiques, des hurlements et des grincements de dents; si nos tableaux pouvaient être autre chose que des scènes d'atrocité, un écorché, un pendu, un rôti, un grillé, une dégoûtante boucherie; si tous nos saints et nos saintes n'étaient pas voilés jusqu'au bout du nez, si nos idées de pudeur et de modestie n'avaient proscrit la vue des bras, des cuisses, des tétons, des épaules, toute nudité; si l'esprit de mortification n'avait flétri ces tétons, amolli ces cuisses, décharné ces bras, déchiré ces épaules; si nos artistes n'étaient pas enchaîné et nos poète contenus par les mots effrayants de sacrilège et de profanation; si la vierge Marie avait été la mère du plaisir, ou bien mère de Dieu, si c'eût été ses beaux yeux, ses beaux tétons, ses belles fesses, qui eussent attiré l'Esprit-Saint sur elle, et que cela fût écrit dans le livre de son histoire; si l'ange Gabriel y était vanté par ses belles épaules ; si la Madeleine avait eu quelque aventure galante avec le Christ; si, aux noces de Cana, le Christ entre deux vins, un peu non-conformiste, eût parcouru la gorge d'une des filles de noce et les fesses de saint Jean, incertain s'il resterait fidèle ou non à l'apôtre au menton ombragé d'un duvet léger : vous verriez ce qu'il en serait de nos peintres, de nos poètes et de nos statuaires; de quel ton nous parlerions de ces charmes, qui joueraient un si grand et si merveilleux rôle dans l'histoire de notre religion et de notre Dieu; et de quel œil nous regarderions la beauté à laquelle nous devrions la naissance, l'incarnation du Sauveur, et la grâce de notre rédemption. 98

Les cheveux noirs ajoutent de l'éclat à la blancheur, et de la vivacité aux regards. Les cheveux blonds s'accorderont mieux avec la langueur, la paresse, la nonchalance, les peaux transparentes et fines, les yeux humides, tendres et bleus. 101

L'expression se fortifie merveilleusement par ces accessoires légers, qui facilitent encore l'harmonie. Si vous me peignez une chaumière, et que vous placiez un arbre à l'entrée, je veux que cet arbre soit vieux, rompu, gercé, caduc; qu'il y ait une conformité d'accidents, de malheurs et de misère entre lui et l'infortuné auquel il prête son ombre les jours de fête. 101

Mais je vais vous développer, par un ou deux exemples, le fil secret et délié qui les a conduits dans le choix délicat de leurs accessoires. Presque tous les peintres de ruines vous montreront, autour de leurs fabriques solitaires, palais, villes, obélisques, ou autres édifices renversés, un vent violent qui souffle: un voyageur qui porte son petit bagage sur son dos, et qui passe; une femme courbée sous le poids de son enfant enveloppé dans des guenilles, et qui passe; des hommes à cheval, qui conversent, le nez sous leur manteau, et qui passent. Qui est-ce qui a suggéré ces accessoires? L'affinité des idées. Tout passe; l'homme et la demeure de l'homme. Changez l'espèce de l'édifice ruiné; supposez à la place des ruines d'une ville quelque grand tombeau, vous verrez l'affinité des idées opérer pareillement sur l'artiste, et attirer des accessoires tout contraires aux premiers. Alors le voyageur fatigué aura déposé son fardeau à ses pieds, et lui et son chien seront assis et se reposeront sur les degrés du tombeau; la femme, arrêtée et assise, allaitera son enfant; les hommes seront descendus de cheval, et, laissant paître en liberté leurs animaux étendus sur la terre, ils continueront l'entretien, ou ils s'amuseront à lire l'inscription de la tombe. 101

C'est que les ruines sont un lieu de péril, et que les tombeaux sont des sortes d'asiles; c'est que la vie est un voyage, et le tombeau le séjour du repos; c'est que l'homme s'assied où la cendre de l'homme repose. 102

Je me suis quelquefois demandé pourquoi les temples ouverts et isolés des Anciens sont si beaux, et font un si grand effet. C'est qu'on en décorait les quatre faces, sans nuire à la simplicité; c'est qu'ils étaient accessibles de toutes parts: image de la sécurité : les rois même ferment leurs palais par des portes; leur caractère auguste ne suffit pas pour les garantir de la méchanceté des hommes. (...) C'est que la Divinité ne parle pas dans le tumulte des villes; elle aime le silence et la solitude. 102

Paragraphe sur la composition où j'espère que j'en parlerai

Le peintre n'a qu'un instant; et il ne lui est pas plus permis d'embrasser deux instants que deux actions. 104

Le tableau n'est plus une rue, une place publique, un temple; c'est un théâtre. 106

Il faut aux arts d'imitation quelque chose de sauvage, de brut, de frappant et d'énorme.  107

Mais revenons à l'ordonnance, à l'ensemble des personnages. On peut, on doit en sacrifier un peu au technique. Jusqu'où? je n'en sais rien. Mais je ne veux pas qu'il en coûte la moindre chose à l'expression, à l'effet du sujet. Touche-moi, étonne-moi, déchire-moi; fais-moi tressaillir, pleurer, frémir, m'indigner d'abord; tu récréeras mes yeux après si tu peux. 107

Chaque action a plusieurs instants; mais je l'ai dit, et je le répète, l'artiste n'en a qu'un, dont la durée est celle d'un coup d'œil. 107

[...] et un des plus beaux principes de l'art imitatif, c'est celui-ci: Sunt lacrymae rerum, et mentem mortalia tangunt. Virg. Aeneid. lib. I, v. 466  Il faudrait l'écrire sur la porte de son atelier : Ici les malheureux trouvent des yeux qui les pleurent. 110

Tes personnages sont muets, si tu veux; mais ils font que je me parle, et que je m'entretiens avec moi-même. 111

[...] et je félicite l'artiste de n'avoir pas immolé le sens commun au plaisir de l'organe. 112

II y a sans doute des sujets ingrats; mais c'est pour l'artiste ordinaire qu'ils sont communs. Tout est ingrat pour une tête stérile. 112

On a prétendu que l'ordonnance était inséparable de l'expression. Il me semble qu'il peut y avoir de l'ordonnance sans expression, et que rien même n'est si commun. 112

Il y a dans presque tous nos tableaux une faiblesse de concept, une pauvreté d'idée, dont il est impossible de recevoir une secousse violente, une sensation profonde. On regarde; on tourne la tête, et l'on ne se rappelle rien de ce qu'on a vu. Nul fantôme qui vous obsède et qui vous suive. 113

Parcourez les ouvrages des grands maîtres, et vous y remarquerez en cent endroits l'indigence de l'artiste à côté de son talent; parmi quelques vérités de nature, une infinité de choses exécutées de routine. Celles-ci blessent d'autant plus qu'elles sont à côté des autres; c'est le mensonge rendu plus choquant par la présence de la vérité. 113

[...] et qu'en faisant nu, on éloigne la scène, on rappelle un âge plus innocent et plus simple, des mœurs plus sauvages, plus analogues aux arts d'imitation; c'est qu'on est mécontent du temps présent, et que ce retour vers les temps antiques ne nous déplaît pas: c'est que si les nations sauvages se civilisent imperceptiblement, il n'en est pas tout à fait de même des individus, qu'on voit bien des hommes se dépouiller et se faire sauvages, mais rarement des sauvages prendre des habits et se civiliser; c'est que les figures à demi nues, dans une composition, sont comme les forêts et la campagne transportées autour de nos maisons. 115

Cependant, s'il est vrai qu'un art ne se soutienne que par le premier principe qui lui donna naissance, la médecine par l'empirisme, la peinture par le portrait, la sculpture par le buste; le mépris du portrait et du buste annonce la décadence des deux arts. Point de grands peintres qui n'aient su faire le portrait : témoin Raphaël, Rubens, Le Sueur, Van Dyck. Point de grands sculpteurs qui n'aient su faire le buste. Tout élève commence comme l'art a commencé. 116

Mails il faudrait savoir animer les choses mortes; et le nombre de ceux qui savent conserver la vie aux choses qui l'ont reçue est facile à compter. 119

Le ris est passager. On rit par occasion; mais on n'est pas rieur par état. 119

Toute scène a un aspect, un point de vue plus intéressant qu'aucun autre ; c'est de là qu'il faut la voir. Sacrifiez à cet aspect, ce point de vue, tous les aspects, ou points de vue subordonnés ; c'est le mieux. 120

Mon mot sur l'architecture

Rien

Un petit corollaire de ce qui précède

Apage, Sophista !Tu ne persuaderas jamais à mon cœur qu'il a tort de frémir ; à mes entrailles, qu'elles ont tort de s'émouvoir. 129

Si la solution du problème des trois corps n'est que le mouvement de trois points donnés sur un chiffon de papier, ce n'est rien, c'est une vérité purement spéculative. Mais si l'un de ces trois corps est l'astre qui nous éclaire pendant le jour; l'autre, l'astre qui nous luit pendant la nuit; et le troisième, le globe que nous habitons : tout à coup la vérité devient grande et belle. Un poète disait d'un autre poète: Il n'ira pas loin ; il n'a pas le secret. Quel secret ? Celui de présenter des objets. 129

Mais ces saules, cette chaumière, ces animaux qui paissent aux environs; tout ce spectacle d'utilité n'ajoute-t-il rien à mon plaisir? Et quelle différence encore de la sensation de l'homme ordinaire à celle du philosophe? C'est lui qui réfléchit et qui voit, dans l'arbre de la forêt le mât qui doit un jour opposer sa tête altière à la tempête et aux vents ; dans les entrailles de la montagne, le métal brut qui bouillonnera un jour au fond des fourneaux ardents, et prendra la forme, et des machines qui fécondent la terre, et de celles qui en détruisent les habitants ; dans le rocher, les masses de pierre dont on élèvera des palais aux rois et des temples aux dieux ; dans les eaux du torrent, tantôt la fertilité, tantôt le ravage de la campagne, la formation des rivières, des fleuves, le commerce, les habitants de l'univers liés, leurs trésors portés de rivage en rivage, et de là dispersés dans toute la profondeur des continents; et son âme mobile passera subitement de la douce et voluptueuse émotion du plaisir au sentiment de l’erreur, si son imagination vient à soulever les flots de l'océan. 130

C'est ainsi que le plaisir s'accroitra à proportion de l'imagination, de la sensibilité et des connaissances. La nature, ni l'art qui la copie, ne disent rien à l'homme stupide ou froid, peu de choses à l'homme ignorant. 131

Qu'est-ce donc que le goût? Une facilité acquise par des expériences réitérées, à saisir le vrai ou le bon, avec la circonstance qui le rend beau, et d'en être promptement et vivement touché. 131

Si les expériences qui déterminent le Jugement sont présentes à la mémoire, on aura  le goût éclairé; si la mémoire en est passée, et qu'il n'en reste que l'impression, on aura le tact, l'instinct. 131

Michel-Ange donne au dôme de Saint-Pierre de Rome la plus belle forme possible. Le géomètre de La Hire, frappé de cette forme, en trace l'épure, et trouve que cette épure est la courbe de la plus grande résistance. Qui est-ce qui inspira cette courbe à Michel-Ange, entre une infinité d'autres qu'il pouvait choisir ? L'expérience journalière de la vie. C'est elle qui suggère au maître charpentier, aussi sûrement qu'au sublime Euler, l'angle de l'étai avec le mur qui menace ruine; c'est elle qui lui a appris a donner à l'aile du moulin l'inclinaison la plus favorable au mouvement de rotation ; c'est elle qui fait souvent entrer, dans son calcul subtil, des éléments que la géométrie que l'Académie ne saurait saisir. 131

De l'expérience et de l'étude, voilà les préliminaires, et de celui qui fait, et de celui qui juge. J'exige ensuite de la sensibilité. Mais comme on voit des hommes qui pratiquent la Justice, la bienfaisance, la vertu, par le seul intérêt bien entendu, par l'esprit et le goût de l'ordre, sans en éprouver le délice et la volupté, il peut y avoir aussi du goût sans sensibilité, de même que de la sensibilité sans goût. La sensibilité, quand elle est extrême, ne discerne plus ; tout l'émeut indistinctement. L'un vous dira froidement: « Cela est beau ! » L'autre sera ému, transporté, ivre. (Citation en latin) Il balbutiera ; il ne trouvera point d'expressions qui rendent l'état de son âme. 132

La raison rectifie quelquefois le jugement rapide de sensibilité; elle en appelle. De là tant de productions presque aussitôt oubliées qu'applaudies ; tant d'autres, ou inaperçues, ou dédaignées, qui reçoivent du temps, du progrès de l'esprit et de l`art, d'une attention plus rassise, le tribut qu'elles méritaient.

De là l'incertitude du succès de tout ouvrage de génie est seul. On ne l'apprécie qu'en le rapportant immédiatement à la nature. Et qui est-ce qui sait remonter jusque-là? Un autre homme de génie. 132

Numérisation: Pierre Rousseau - © 2019
Archives Pierre Rousseau
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