Diderot
Traité du beau
suivi de
Essai sur la peinture et Pensées détachées sur la peinture, la sculpture, l'architecture et la poésie, pour servir de suite aux salons
Présentation de Robert Ganzo
Marabout université 238.
Éditions Gérard, Verviers, 1973.
Cette œuvre a été écrite en (1747).
Notes et soulignements de lecture
Pensées détachées sur la peinture, la sculpture, l'architecture et la poésie, pour servir de suite aux Salons.
Du goût
Il ne suffit pas d'avoir du talent, il faut y joindre le goût. Je reconnais le talent dans presque tous les tableaux flamands ; pour le goût, je l'y cherche inutilement. 135
Le talent imite la nature. le goût en inspire le choix; cependant j'aime mieux la rusticité que la mignardise, et je donnerais dix Watteau pour un Téniers. J'aime mieux Virgile que Fontenelle, et je préférerais volontiers Théocrite à tous les deux ; s'il n'a pas l'élégance de l'un, il est plus vrai et bien loin de l'afféterie de l'autre. 135
Question qui n'est pas aussi ridicule qu'elle le paraîtra : Peut-on avoir le goût pur, quand on a le cœur corrompu?
N'y a-t-il aucune différence entre le goût que l'on tient de l'éducation ou de l'habitude du grand monde, et celui qui naît du sentiment de l'honnête? Le premier n'a-t-il pas ses caprices? N'a-t-il pas eu un législateur? Et ce législateur quel est-il ? 135
Le sentiment du beau est le résultat d'une longue suite d'observations ; et ces observations quand les a-t-on faites? En tout temps, à tout instant. Ce sont ces observations qui dispensent de l'analyse. Le goût a prononcé longtemps avant que de connaître le motif de son jugement; il le cherche quelquefois sans le trouver, et cependant il persiste. 135
Les règles ont fait de l'art une routine, et je ne sais si elles n'ont pas été plus nuisibles qu'utiles. Entendons-nous : elles ont servi à l'homme ordinaire, elles ont nui à l'homme de génie. 136
Les pygmées de Longin, vains de leur petitesse, arrêtaient leur croissance par des ligatures. De te fabula narratur, homme pusillanime qui crains de penser. 136 Dans la marge: ?
Je crois que nous avons plus d'idées que de mots. Combien de choses senties et qui ne sont pas nommées! Ces choses, il y en a sans nombre dans la morale, sans nombre dans la poésie, sans nombre dans les beaux-arts. 137
C'est peut-être la raison pour laquelle ces ouvrages me sont toujours nouveaux. On ne retient presque rien sans le secours des mots, et les mots ne suffisent presque jamais pour rendre précisément ce que l'on sent. 137
Rien n'est si aisé que de reconnaître l'homme qui sent et qui parle mal, de l'homme qui parle bien et qui ne sent pas. Le premier est quelquefois dans les rues, le second est souvent à la cour. 137
Le sentiment est difficile sur l'expression, mais il la cherche et cependant, ou il balbutie, ou il produit d'impatience un éclair de génie. Cependant cet éclair n'est pas la chose qu'il sent; mais on l'aperçoit à sa lueur. 137
Un mauvais mot, une expression bizarre m'en a quelquefois plus appris que dix belles phrases. 137
Rien n'est plus ridicule et plus ordinaire dans la société qu'un sot qui veut tirer d'embarras un homme de génie. Pauvre idiot, laisse-le se tourmenter ; le mot lui viendra, et quand il l'aura dit, tu ne l'entendras pas. 137
Minerve, d'âge en âge, jette sa flûte, et il est toujours un Marsyas qui la ramasse. Le premier de ce nom fut écorché. 138 Dans la marge: ?
De la critique
Je voudrais bien savoir où est l'école où l'on apprend à sentir. 138
Il est peu, très peu d'hommes qui se réjouissent franchement du succès de celui qui court la même carrière ; c'est un des phénomènes les plus rares de la nature. 138
Il est une certaine subtilité d'esprit très pernicieuse ; elle sème le doute et l'incertitude. Ces amasseurs de nuages me plaisent spécialement ; ils ressemblent au vent qui remplit les yeux de poussière. 139
Il y a bien de la différence entre un raisonneur et un raisonnable. L'homme raisonnable se tait souvent ; le raisonneur ne déparle pas. 139
La sotte occupation que celle de nous empêcher sans cesse de prendre du plaisir ou de nous faire rougir de celui de nous avons pris! C'est celle du critique. 139
Un peintre ancien a dit qu'il était plus agréable de peindre que d'avoir peint. Il y a un fait moderne qui le prouve, c'est celui d'un artiste qui abandonne à un voleur un tableau fini pour une ébauche. 139
Quel que soit votre succès, attendez-vous à la critique. Si vous êtes un peu délicat, vous serez moins blessé de l'attaque de vos ennemis que de la défense de vos amis. 140
De la composition et du choix des sujets
L'unité du tout naît de la subordination des parties, et de cette subordination naît l'harmonie qui suppose la variété. 140
L'harmonie du plus beau tableau n'est qu'une bien faible imitation de l'harmonie de la nature. Le plus grand effort de l'art consiste souvent à sauver la difficulté. 141
La tête d'un homme sur le corps d'un cheval nous plaît; la tête d'un cheval sur le corps d'un homme nous déplaira. C'est au goût à créer des monstres. Je me précipiterai peut-être entre les bras d'une sirène, mais si la partie qui est femme était poisson, et celle qui est poisson était femme, je détournerais mes regards. 141
L'image dans mon imagination n'est qu'une ombre passagère. La toile fixe l'objet sous mes yeux et m'en inculque la difformité. Il y a entre ces deux imitations la différence d'il peut être à il est. 142
Soyez terrible, j'y consens ; mais que la terreur que vous m'inspirez soit tempérée par quelque grande idée morale. 142
Pourquoi est-ce que les ouvrages des Anciens ont un si grand caractère? C'est qu'ils avaient tous fréquenté les écoles des philosophes. 142
Dans toute imitation de la nature, il y a le technique et le moral. Le jugement du moral appartient à tous les hommes de goût ; celui du technique n'appartient qu'aux artistes. 143
Préférez, autant qu'il vous sera possible, les personnages réels aux êtres symboliques. 143
L'allégorie, rarement sublime, est presque toujours froide et obscure. 143
Il y a des licences accordées au dessin et peut-être au bas-relief, qu'on refuse à la peinture. La vigueur du coloris fait sortir la fausseté, ou le hideux, ou le dégoûtant de l'objet. 147
L'artiste moderne vous montrera le fils d'Achille adressant la parole à la malheureuse Polixène, et il sera froid. L'artiste antique vous le montrera saisissant la chevelure de sa victime et prêt à la frapper, et il sera chaud. L'instant où il lui enfoncerait son glaive dans la poitrine inspirerait de l'horreur. 143 (Dans la marge: 1 2 3)
Heureux celui qui, parcourant la vie des grands hommes, les approuve et ne les admire point, et dit : Son pittor anch'io ! 144
Quelque talent qu'il y ait dans un ouvrage malhonnête, il est destiné à périr ou par la main de l'homme sévère, ou par la main de l'homme superstitieux ou dévot. - Quoi ! vous seriez assez barbare pour briser la Vénus aux belles fesses? - Si je surprenais mon fils se polluant aux pieds de cette statue, je n'y manquerais pas. J 'ai vu une fois une clef de montre imprimée sur les cuisses d'un plâtre voluptueux. 144
Un tableau, une statue licencieuse est peut-être plus dangereuse qu'un mauvais livre ; la première de ces imitations est plus voisine de la chose. 145
Ce sont les limites étroites de l'art, sa pauvreté, qui a distingué les couleurs en couleurs amies et en couleurs ennemies. Il y a des coloristes hardis qui ont négligé cette distinction. Il est dangereux de les imiter, et de braver le jugement du goût fondé sur la nature de l'œil. 146
La peinture de genre n'est pas sans enthousiasme ; c'est qu'il y a deux sortes d'enthousiasme, l'enthousiasme d'âme et celui du métier. Sans l'un, le concept est froid; sans l'autre, l'exécution est faible; c'est leur union qui rend l'ouvrage sublime. 147
Si le peintre de ruines ne me ramène pas aux vicissitudes de la vie et à la vanité des travaux de l'homme, il n'a fait qu'un amas informe de pierres. Entendez-vous, monsieur Machy ? 147
Toute composition digne d'éloge est en tout et partout d'accord avec la nature; il faut que je puisse dire: « Je n'ai pas vu ce phénomène, mais il est. » 147
Mais je me suis tus par pitié, je m'accusai même de dureté: car pourquoi montrer à l'artiste les défauts de son ouvrage quand il n'y a plus de remède? C'est le contrister bien en pure perte, surtout quand il n'est plus d'âge à se corriger... 154
L'artiste évitera les lignes parallèles, les triangles, les carrés, et tout ce qui approche des figures géométriques, parce qu'entre mille cas où le hasard dispose des objets, il n'y en a qu'un seul où il rencontre ces figures. Pour les angles aigus, c'est l'ingratitude et la pauvreté de leurs formes qui les proscrit. 156
Il y a une loi pour la peinture de genre et pour les groupes d'objets pêle-mêle entassés. Il faudrait leur supposer de la vie, et les distribuer comme s'ils s`étaient arrangés d'eux-mêmes, c'est-à-dire, avec le moins de gêne et le plus d'avantage pour chacun d'eux. 156
Il ne faut pas croire que les êtres inanimés soient sans caractères. Les métaux et les pierres ont les leurs. Entre les arbres, qui n'a pas observé la flexibilité du saule, l'originalité du peuplier, la raideur du sapin, la majesté du chêne? Entre les fleurs, la coquetterie de la rose, la pudeur du bouton, l'orgueil du lys, l'humilité de la violette, la nonchalance du pavot, lentove papavera collo ? 157
La ligne ondoyante est le symbole du mouvement et de la vie ; la ligne droite est le symbole de l'inertie ou de l'immobilité. C'est le serpent qui vit, ou le serpent glacé. 157
Il faut bien de l'art pour faire couper avec grâce une figure par la bordure. Cette figure ne sort jamais, elle rentre toujours dans le lieu de la scène. 158
La nature ne fait point d'arbres en boule, c'est le ciseau du jardinier, commandé par le goût gothique de son maître ; et les arbres en boule vous plaisent-ils beaucoup ? L'arbre des forêts le plus régulier a toujours quelques branches extravagantes ; gardez-vous de les supprimer, vous en feriez un arbre de jardin. 163
Toutes les parties du corps ont leur expression. Je recommande aux artistes celle des mains. 163
L'expression, comme le sang et les fibres nerveuses, serpente et se manifeste dans toute une figure. 164
Du coloris, de l'intelligence des lumières, et du clair-obscur.
Il y a plus de logiciens que d'hommes éloquents, j'entends vraiment éloquents. L'éloquence n'est que l'art d'embellir la logique. 164
Il y a plus de gens de sens que d'hommes d'esprit, j'entends le vraiment bel esprit. L'esprit n'est que l'art d'habiller la raison. 165
Tacite est le Rembrandt de la littérature: des ombres fortes et des clairs éblouissants. 165
Ah! si le Titien eût dessiné et composé comme Raphaël! Ah! si Raphaël eût colorié comme le Titien !... C'est ainsi qu'on rabaisse deux grands hommes. 165
Je sais ce que cela deviendra, est un mot qui n'est que d'un musicien, d'un littérateur, ou d'un artiste consommé. 166
C'est la couleur qui attire, c'est l'action qui attache; 167
[...] et l'on peint faux pour l'œil, comme l'on chante faux pour l'oreille. 168
Les reflets d'un corps obscur sont moins sensibles que les reflets d'un corps éclairé ; et le corps éclairé est moins sensible aux reflets que le corps obscur. 170
L'air et la lumière circulent et jouent entre les poils hérissés de la hure d'un sanglier, entre les flocons touffus de la toison de la brebis, entre les inégalités de l'étoffe velue, entre les grains d'une terrasse sablonneuse. C'est l'absence de ce jeu qui donne le mat aux clairs du satin, une sorte de crudité à ses ombres et à celles de toutes les étoffes glacées. 171
Les nuances diversement sensibles résultantes de la palette complète d'un artiste se comptent, elles ne vont pas au-delà de huit cent dix-neuf. 171 Dans la marge: ?
Le Giorgion, grand coloriste, selon le témoignage de De Piles, tirait toutes ses carnations, quelle que fût la différence d'âge et de sexe, de quatre couleurs principales. 171
Néron fit dorer et gâter la statue d'Alexandre. Cela ne me déplaît pas ; j'aime qu'un monstre soit sans goût. La richesse est toujours gothique. 171
Sans l'harmonie, ou, ce qui est la même chose, sans la subordination, il n'est pas possible de voir l'ensemble; l'œil est forcé de sautiller sur la toile. 173
De l'antique
L'étude profonde de l'anatomie a plus gâté d'artistes qu'elle n'en a perfectionné. En peinture comme en morale, il est bien dangereux de voir sous la peau. 174
D'où vient cela, si ce n'est que les coups qu'on imagine, blessent moins que ceux qu'on voit ? 175
Le point important de l'artiste, c'est de me montrer la passion dominante si fortement rendue, que je n'aie pas la tentation d'y en démêler d'autres qui y sont pourtant. Les yeux disent une chose, la bouche en dit une autre, et l'ensemble de la physionomie une troisième. 176
De la grâce, de la négligence et de la simplicité
Il y a la grâce de la personne et la grâce de l'action. Ce Dupré qui dansait avec tant de grâce, n'en avait plus en marchant. 178
Tout ce qui est commun est simple; mais tout ce qui est simple n'est pas commun. La simplicité est un des principaux caractères de la beauté ; elle est essentielle au sublime. 178
Boileau compose, Horace écrit; Virgile compose, Homère écrit. 178
Les raccourcis sont savants ; ils sont rarement agréables. 178
La nonchalance embellit une petite chose, et en gâte toujours une grande. 178
Les beaux paysages nous apprennent à connaître la nature, comme un portraitiste habile nous apprend à connaître le visage de notre ami. 178
Pourquoi la nature n'est-elle jamais négligée? C'est que quel que soit l'objet qu'elle présente à nos yeux, à quelque distance qu'il soit placé, sous quelque aspect qu'il soit aperçu, il est comme il doit être, le résultat des causes dont il a éprouvé les actions. 179
Du naïf et de la flatterie
[...]; le naïf se retrouvera dans tout ce qui sera très beau, dans une attitude, dans un mouvement, dans une draperie, dans une expression. C'est la chose, mais la chose pure sans la moindre altération. L'art n'y est plus. 180
Sans naïveté, point de vraie beauté. 180
En quelque genre que ce soit, il vaut encore mieux être extravagant que froid. 181
Est-ce que la distribution intérieure de nos appartements n'a pas fait tomber de nos jours la grande peinture ? La sculpture se soutient, parce que son ciseau ne coupe guère le marbre que pour des temples et des palais. 181
De la beauté
Rien
Des formes bizarres
Rien
Du costume
Rien
Différents caractères des peintres
Rien
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