Diderot
Traité du beau
suivi de
Essai sur la peinture et Pensées détachées sur la peinture, la sculpture, l'architecture et la poésie, pour servir de suite aux salons
Présentation de Robert Ganzo
Marabout université 238
Éditions Gérard, Verviers, 1973
Cette œuvre a été écrite en 1770.
Notes et soulignements de lecture
TRAITÉ DU BEAU
Remarquez en passant qu'un être bien malheureux ce serait celui qui aurait le sens interne du beau, et qui ne reconnaîtrait jamais le beau que dans les objets qui lui seraient nuisibles; la Providence y a pourvu par rapport à nous ; et une chose vraiment belle est assez ordinairement une chose bonne. 23
J'appelle donc beau hors de moi, tout ce qui contient en soi de quoi réveiller dans mon entendement l'idée de rapports; et beau par rapport à moi, tout ce qui réveille cette idée. 38
Selon la nature d'un être, selon qu'il excite en nous la perception d'un plus grand nombre de rapports, et selon la nature des rapports qu'il excite, il est joli, beau, plus beau, très beau ou laid; bas, petit, grand, élevé, sublime, outré, burlesque ou plaisant; et ce serait faire un très grand ouvrage, et non pas un article de dictionnaire, que d'entrer dans tous ces détails : il nous suffit d'avoir montré les principes; nous abandonnons au lecteur le soin des conséquences et des applications. Mais nous pouvons lui assurer que, soit qu'il prenne ses exemples dans la nature, ou qu'il les emprunte de la peinture, de la morale, de l'architecture, de la musique, il trouvera toujours qu'il donne le nom de beau réel à tout ce qui contient en soi de quoi réveiller l'idée de rapport; et le nom de beau relatif, à tout ce qui réveille des rapports convenables avec les choses auxquelles il en faut faire la comparaison. 42
Tous les objets, ajoutera-t-on, sont susceptibles de rapports entre eux, entre leurs parties, et avec d'autres êtres; il n'y en a point qui ne puissent être arrangés, ordonnés, symétrisés. La perfection est une qualité qui peut convenir à tous; mais il n'en est pas de même de la beauté-, elle est d'un petit nombre d'objets. 44
Quand je dis donc qu'un être est beau par les rapports qu'on y remarque, je ne parle point des rapports intellectuels ou fictifs que notre imagination y transporte, mais des rapports réels qui y sont, et que notre entendement y remarque par le secours de nos sens. 45
L'âme a le pouvoir d'unir ensemble les idées qu'elle a reçues séparément, de comparer les objets par le moyen des idées qu'elle en a, d'observer les rapports qu'elles ont entre elles, d'étendre ou de resserrer ses idées à son gré, de considérer séparément chacune des idées simples qui peuvent s'être trouvées réunies dans la sensation qu'elle en a reçue. Cette dernière opération de l'âme s'appelle abstraction. Les idées des substances corporelles sont composées de diverses idées simples, qui ont fait ensemble leurs impressions lorsque les substances corporelles se sont présentées à nos sens : ce n'est qu'en spécifiant en détail ces idées sensibles qu'on peut définir les substances. Ces sortes de définitions peuvent exciter une idée assez claire d'une substance dans un homme qui ne l'a jamais immédiatement aperçue, pourvu qu'il ait autrefois reçu séparément, par le moyen des sens, toutes les idées simples qui entrent dans la composition de l'idée complexe de la substance définie: mais s'il lui manque la notion de quelqu'une des idées simples dont cette substance est composée, et s'il est privé du sens nécessaire pour les apercevoir, ou si ce sens est dépravé sans retour, il n'est aucune définition qui puisse exciter en lui l'idée dont il n'aurait pas eu précédemment une perception sensible. Sixième source de diversité dans les jugements que les hommes porteront de la beauté d'une description; car combien entre eux de notions fausses, combien de demi-notions du même objet! 53
Mais ils ne doivent pas s'accorder davantage sur les êtres intellectuels : ils sont tous représentés par des signes; et il n'y a presque aucun de ces signes qui soit assez exactement défini, pour que l'acception n'en soit pas plus étendue ou plus resserrée dans un homme que dans un autre. La logique et la métaphysique seraient bien voisines de la perfection, si le Dictionnaire de la langue était bien fait : mais c'est encore un ouvrage à désirer; et comme les mots sont les couleurs dont la poésie et l'éloquence se servent, quelle conformité peut-on attendre dans les jugements du tableau, tant qu'on ne saura seulement pas à quoi s'en tenir sur les couleurs et sur les nuances? Septième source de diversité dans les jugements. 54
Quel que soit l'être dont nous jugeons, les goûts et les dégoûts excités par l'instruction, par l'éducation, par le préjugé ou par un certain ordre factice dans nos idées, sont tous fondés sur l'opinion où nous sommes que ces objets ont quelque perfection ou quelque défaut dans des qualités, pour la perception desquelles nous avons des sens ou des facultés convenables. Huitième source de diversité. 54
Je ne vois sous ce vestibule que mon ami expirant; je ne sens plus sa beauté. Dixième source d'une diversité dans les jugements, occasionnée par ce cortège d'idées accidentelles, qu'il ne nous est pas libre d'écarter de l'idée principale. 55
Il n'y a peut-être pas deux hommes sur la terre qui aperçoivent exactement les mêmes rapports dans un même objet, et qui le jugent beau au même degré : mais s'il y en avait un seul qui ne fût affecté des rapports dans aucun genre, ce serait un stupide parfait; et s'il y était insensible seulement dans quelques genres, ce phénomène décèlerait en lui un défaut d'économie animale; et nous serions toujours éloignés du scepticisme, par la condition générale du reste du reste de l'espèce. 56
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